Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 30

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Chez Ant. Aug. Renouard (tome IIp. 120-141).


LETTRE XXX.


KANG-HI À WAM-HO.


Paris, le 30 septembre 1910.


Je souffre beaucoup, mon ami, et j’ai peur que cet état ne dure longtemps ; pour me distraire, je veux vous écrire, et vous rendre compte d’une dispute qui eut lieu chez madame de Chaville la veille de mon accident ; j’espere que ce récit, quoiqu’un peu long, ne sera pas sans intérêt pour vous, puisque la Chine en est le sujet. J’étois donc chez madame de Chaville ; c’étoit son jour, mais il étoit de bonne heure, et il n’y avoit encore dans le salon que deux savants qui se disputoient pendant qu’elle écrivoit un billet. L’un se nomme M. Scrutant ; c’est un homme âgé, et qui a passé sa vie dans les bibliotheques, occupé de laborieuses recherches ; l’autre est M. Pasdutout. Celui-ci ne manque ni d’esprit ni d’instruction, mais il se laisse dominer par un malheureux penchant à la contradiction, qui souvent le rend insupportable à ses meilleurs amis.

Mon arrivée ayant suspendu la dispute, madame de Chaville me dit obligeamment qu’elle espéroit que je resterois encore quelque temps en France, quoiqu’elle sût bien que je devois regretter beaucoup de choses qui valoient mieux dans ma patrie. M. Pasdutout, choqué de cette assertion, prit la parole sans me donner le temps de répondre : — Le pays de monsieur Kang-hi est assurément fort beau, et sur-tout fort célebre ; mais quelque enthousiasme qu’il ait inspiré autrefois, on sait aujourd’hui à quoi s’en tenir sur les relations exagérées des premiers voyageurs. Par exemple, nous ne croyons plus à la perfection si vantée de l’agriculture chinoise, depuis que nous avons réfléchi qu’elle étoit incompatible avec les famines fréquentes qui désolent cet empire ; elles sont si terribles, que les pauvres sont souvent réduits à exposer leurs enfants, ou même à les noyer, pour ne pas les voir mourir de faim. — M. Scrutant. Monsieur, permettez-moi de vous dire que cette derniere proposition n’est point exacte. L’exposition des enfants se pratique en tous temps ; elle ne doit donc pas être attribuée au défaut de nourriture, puisque les denrées sont communément à très bas prix, mais bien à la dureté de cœur et à l’insouciance coupable des parents. Au reste, ils ne sont pas les seuls. Si en Europe, où il n’y a presque jamais de famine, l’on n’avoit pas établi une multitude d’hospices pour les enfants abandonnés, il en périroit peut-être encore plus qu’à la Chine. Je sais bien que l’exposition ne frappe guere ici que sur ceux qui sont le fruit du libertinage, mais les vices n’excusent pas les crimes qu’ils font commettre. Au reste, les anciens étoient encore plus cruels que nous. A Sparte, on jetoit dans un précipice tous les enfants nouveaux nés qui ne présentoient pas les signes d’une constitution robuste, tandis que dans la Syrie et à Carthage on sacrifioit aux dieux les enfants par centaines. Dans le nouveau monde, autres coutumes barbares ; sur deux enfants jumeaux les sauvages en étouffent un, et plusieurs peuplades abandonnent ou pendent aux arbres leurs peres lorsqu’ils sont infirmes. — Vous défendez, reprit aigrement Pasdutout, vos amis les Chinois avec tant de zele, que M. Kang-hi devroit demander pour vous des lettres de naturalisation, ou même le diplôme de mandarin lettré… Vous riez, et pourquoi non ? Cela seroit moins ridicule que les honneurs accordés journellement par l’empereur de la Chine aux ancêtres des personnes qu’il veut honorer. En effet, n’est-il pas absurde d’anoblir des morts, et de s’arroger ainsi sur le passé un droit qui n’appartient plus même à la puissance divine. — M. Scrutant. Cela n’est guere raisonnable ; mais trouvez-vous que les souverains du nord de l’Europe le soient beaucoup, lorsqu’ils donnent à des plébéiens le droit de se décorer du titre de bien et noblement né. À ce sujet je raconterai à madame de Chaville, qui aime les anecdotes, le trait de Falconet. Ce sculpteur célébré venoit d’achever à Pétersbourg la statue de Pierre-le-Grand. L’impératrice Catherine II, voulant le récompenser, lui conféra un titre en vertu duquel, lui dit-elle, vous pourrez désormais vous nommer bien et hautement né. Ce titre me convient à merveille, répondit l’artiste, car je suis en effet né dans un grenier. — M. Pasdutout. Toutes les nations ont des travers, et peut-être qu’en derniere analyse ils peuvent se compenser ; mais il n’en est pas de même des vices : or la nation chinoise est accusée de manquer généralement de probité. La friponnerie y est même si commune, qu’elle a cessé d’être honteuse. Ainsi, lorsque le marchand voit sa fourberie découverte, il se contente de dire en riant à l’acheteur, je ne croyois pas que vous fussiez si fin. Je conviens cependant que dans ce grand pays il y a des exceptions, et je ne doute pas que monsieur le mandarin ne soit du nombre ; mais il est certain que toutes les relations sont remplies des plaintes les plus graves contre les officiers publics, depuis les douaniers jusqu’aux ministres d’état. — Une inculpation aussi forte ne pouvoit rester sans réponse. Je rompis donc le silence. Le respect dont nous sommes pénétrés pour Confucius, ce grand homme dont l’univers admire la morale aussi pure que sublime, les hommages, le culte même que l’on rend à sa mémoire, prouvent le cas que nous faisons de la vertu. En voulez-vous d’autres preuves ? Lisez les écrits de Mencius et d’une foule d’autres philosophes plus sages que ceux de la Grece ; lisez les instructions que les mandarins sont tenus de réciter souvent au peuple assemblé ; tous les préceptes, toutes les maximes sont irréprochables ; et s’il n’est que trop vrai que beaucoup d’hommes s’en écartent, au moins n’a-t-on jamais sanctionné en Chine, comme Lycurgue a osé le faire à Sparte, le vol et l’impudicité. Nos villes et nos grandes routes sont au contraire couvertes d’arcs de triomphe et de monuments érigés en l’honneur des actions vertueuses ; la piété filiale, le dévouement, la chasteté reçoivent une récompense digne de la noblesse de leurs motifs , et je ne crois pas qu’il existe dans le monde un autre pays où les honneurs réservés à la gloire des souverains soient rendus à la vertu privée. Mais est-il bien vrai, messieurs les Européens, que vous ayez le droit de reprocher à nos peuples d’avoir du penchant à la mauvaise foi ? Pendant mon séjour à Marseille, j’ai entendu parler de certains établissements connus sous le nom de galeres ou de bagnes destinés aux fripons. Ils y sont très nombreux, et cependant l’on m’a assuré que, pour contenir tous ceux qui sont répandus dans l’empire, la ville, toute grande qu’elle est, ne suffiroit pas ; mais que, suivant une coutume immémoriale, on n’arrêtoit guere que les maladroits, tandis que les autres avoient encore la hardiesse d’insulter à leurs dupes. Je ne suis pas depuis assez long-temps en Europe pour vérifier l’exactitude de ce récit, mais il m’a été confirmé par plusieurs personnes dignes de foi. — M. le mandarin a raison, reprit Scrutant, et ce qu’il dit n’est pas seulement vrai de la France, mais des autres contrées européennes. Nous avons, par exemple, un ouvrage authentique sur Londres, composé par un magistrat de police de cette immense cité ; il fait dans le plus grand détail l’énumération des différentes especes de fourberies qui s’y commettent, et prouve de la maniere la plus satisfaisante que le nombre de tous ceux qui vivent de rapines dans cette capitale, ne sauroit être au-dessous du vingtieme de sa population. Cette proportion n’est assurément pas si forte à la Chine, où l’agriculture et le transport des denrées emploient tant de bras, et laissent si peu de monde oisif ; mais sans entrer dans des discussions interminables sur le caractere et la probité des peuples, je crois pouvoir attribuer l’excellente police chinoise au mode très sommaire dont se jugent et se punissent les délits : une volée de coups de bâton a cela d’avantageux que l’on n’en appelle point, au lieu qu’en Europe, de la fraude naît la chicane, qui produit à son tour de nouvelles tromperies ; les plaideurs de mauvaise foi, les banqueroutiers frauduleux engendrent les procureurs avides, les huissiers fripons, les avocats intéressés, les gens d’affaires peu délicats : heureux le peuple chez qui la probité trouve un refuge dans le sanctuaire de la justice ! — Cette récrimination, dit Pasdutout d’un air mécontent, ne justifie pas la nation chinoise ; mais puisque vous avez parlé de sa sagesse, je vous dirai qu’elle m’est aussi suspecte que sa bonne foi. Que penser d’un peuple qui, après avoir pendant vingt siècles adoré l’Être suprême, envoie chercher tout-à-coup, à plus de mille lieues, les plus monstrueuses idoles ? On sait que ce fut environ soixante ans après le commencement de l’ere chrétienne, que le dieu Fo fut apporté pompeusement de l’Inde. Avec lui s’établirent d’immenses troupes de Bonzes, et l’on vit bientôt après des couvents de Bonzesses se former en opposition directe avec les mœurs et les coutumes de l’empire. Ce dieu indien a fini par envahir sous deux noms toute la Chine. Car La, le dieu des Tartares et des empereurs de la Chine, est encore Fo[1]. Mais les Chinois ne se contentèrent pas des symboles indiens ; ils en créèrent d’autres encore plus monstrueux. Leurs idoles favorites, qu’ils nomment Nimbo, Poussa et Josse, sont toutes des figures à gros ventre, et à oreilles pendantes, dont on apporte en Europe des milliers de simulacres assez connus sous le nom de magots. D’un autre côté, les Chinois alliant le mauvais goût dans les arts à la superstition, ont repoussé ce qu’il y avoit de plus gracieux dans la mythologie des Indous. On ne trouve nulle part chez eux la figure de l’amour indien. Ce dieu, fils de Vichenou et de Latchmé, est représenté dans l’Inde comme en occident, sous la figure d’un enfant. Il est aussi armé d’un arc et porte un carquois, mais ses fleches sont des tiges de fleurs, son arc est de canne à sucre, et la corde est une guirlande de roses : il monte une belle perruche à couleur changeante[2]. Cet emblème est fort joli, dit madame de Chaville qui commençoit à s’endormir, mais que le mot d’amour avoit réveillé : seulement je n’approuve pas la perruche : si l’indolence des orientaux leur persuade qu’il n’est pas convenable qu’un dieu aussi puissant aille à pied, pourquoi ne pas le représenter, comme on a fait en Grece, monté sur un lion. Le dessin en est agréable, et d’ailleurs on aime à voir la force soumise à l’amour ; cela explique nos foiblesses, et peut même les excuser. — Je suis flatté, madame, dit Pasdutout, d’avoir pu exciter votre attention, et je vous prie de me la continuer encore un moment. J’aurois pu ajouter que les Indiens peignent quelquefois aussi l’amour porté par un groupe élégant de jeunes filles, (symboles des sens), qui, au moyen des plus singulieres attitudes représentent un éléphant[3]. Mais revenons aux Chinois. Ce peuple de sages, ne se bornant pas au culte des plus ridicules idoles, est dupe de ses Bonzes et de leurs supercheries. Croiriez-vous qu’il leur achete fort cher des morceaux de papier doré qu’ils brûlent pour le repos des morts, et dont quelques uns sont des lettres de change de pains d’argent de la valeur de cinquante taels payables dans l’autre monde[4]. Mais ce n’est pas tout ; les astrologues et les devins ont autant de crédit que les moines. On ne sauroit rien faire d’important sans consulter le sort : tantôt ce sont de petits bâtons que l’on jette en l’air, et qui indiquent en retombant le parti qu’il faut prendre ; tantôt on examine des écailles de tortues. Les événements ordinaires se reglent suivant les conseils de l’almanach impérial. Ce livre précieux indique exactement les jours où il ne seroit pas prudent de se mettre en route, et marque jusqu’aux heures où il ne seroit pas sain de manger de petits chiens[5]. Enfin, cette nation si éclairée montre autant de crédulité que les plus ignorants des sauvages. — A l’égard de l’idolâtrie, je pense, répondit M. Scrutant, qu’il vaut encore mieux croire à plusieurs dieux, que de ne croire à aucun, comme font plusieurs Européens de ma connoissance. Mais, quelque pure que soit la religion chrétienne, elle n’en a pas moins été défigurée de tous temps par l’ignorance et la superstition, et c’est le seul point sur lequel les catholiques et leurs détracteurs soient d’accord. J’ajouterai à l’avantage des Chinois, que dans leur longue histoire on ne trouve aucune guerre étrangere ou civile, entreprise pour des opinions religieuses. Sectateurs de Laokium, de Confucius, de Fo, tous vivent dans la meilleure intelligence, et le gouvernement a pu chasser à son gré ou rappeler les Bonzes, sans que les peuples s’en mêlassent. Ce qui me paroît surprenant, c’est que l’on ose nous parler de l’astrologie et de la crédulité des Chinois, tandis que la cour de France étoit encore remplie d’astrologues il n’y a pas plus de trois siècles, et que même au dix-huitieme, des gens de la cour qui ne croyoient pas en Dieu, par la plus étrange des inconséquences, croyoient au diable et à la magie. Enfin, ce qui prouve, sans réplique, que les nations occidentales ont été toujours plus portées à la superstition que les Orientaux, c’est le nombre immense d’écrits de ce genre qu’elles ont produits, et dont les titres seuls formeroient une bibliothèque. Qui peut nombrer tous les livres hermétiques, magiques, cabalistiques, alchimiques, rabbiniques, qui ont été publiés depuis l’invention de l’imprimerie ? En Chine, les livres astronomiques renferment, il est vrai, des rêveries astrologiques ; mais il n’y a guere que la fameuse table des coua de Fo-hi, que l’on puisse appeler magique, et encore Leibnitz croyoit-il y avoir découvert les principes de l’arithmétique binaire. Les ignorants et les esprits foibles sont crédules en Chine comme ailleurs, mais ils ne le sont pas davantage. L’histoire nous a conservé la réponse qui se plaignoit des rigueurs du destin, et de l’influence funeste des astres. « Laissons au vulgaire, lui dit-il, ces vaines croyances : pour nous, croyons que le destin est dans notre volonté et dans notre énergie ». Toutes les parties, tous les coins de la terre n’ont-ils pas toujours été remplis de devins et de sorciers, d’oracles et d’aruspices ; sybilles, druidesses, fétiches, schamans, fées, génies, vampires, enfin toute la milice imaginaire a subjugué le pauvre globe, et cela est si vrai, qu’on trouve son pouvoir établi dans chaque nouvelle terre que l’art de la navigation acquiert à la géographie. Mais sans sortir de l’Europe, dans le nord de la Grande-Bretagne, on croit généralement aux visions prophétiques que l’on y nomme secondes vues, en anglais second sight, en erse taisch[6]. Au reste, il est sans doute absurde de consulter les sorciers, mais cela vaut mieux que de les brûler, comme on faisoit encore en France il n’y a pas deux siècles. Cependant, si nos superstitions sont moins cruelles que celles de nos peres, elles ne sont pas moins ridicules. N’évite-t-on pas avec un soin extrême de se trouver treize à table ? Le vendredi n’est-il pas un jour malheureux pour les voyages, et bien plus encore pour les mariages ? Je vous assure, dit madame de Chaville, que cela est exagéré, sur-tout pour le nombre treize, et que beaucoup de personnes n’y prennent plus garde. Quant à la saliere renversée, c’est une autre affaire , et moi-même j’ai beaucoup d’humeur lorsque je vois faire une semblable maladresse ; mais qu’avez-vous de plus à nous reprocher ? quelques diseuses de bonne aventure que l’on va consulter en secret, et dont toute la magie consiste à regarder les lignes de la main, ou à tirer un vieux jeu de cartes, ce que nous savons faire aussi bien qu’elles ; enfin, des patiences auxquelles on attache une idée ; convenez que ce sont là des enfantillages, plutôt que des sortiléges : et dans le fait, presque toujours le cœur est malade lorsque l’esprit se prête à cette foiblesse.

Le papier me manque , mon cher Wam-po, et la conversation n’est pas finie. Je vous en donnerai la suite un autre jour, persuadé que vous serez, comme moi, bien aise de connoître les reproches que nos détracteurs font ici à notre nation, et les moyens de justification ou d’excuses qu’emploient nos défenseurs.

  1. La, dieu du Thibet nommé aussi La-ssa, (pays de La) est le même que Fo. Ses prêtres sont les lamas : leur chef est le grand ou dalai-lama. Les Kutuchtus sont des patriarches qui résident en Tartarie et en Bukarie, mais qui reconnoissent le grand lama. Voyez J. Bell, t. 2, p. 303. Paw, rech. sur les Améri. t. 2, p. 241.
  2. Voyez dans Sonnerat, t. I, éd. in-4, la figure de manadin ou de l’amour indien.
  3. Collection du savant abbé de Tersan.
  4. Hager, numismatique chinoise, page 96. (Le tael vaut 7 liv. 10 s.)
  5. Voyez l’almanach impérial chinois pour l’année 1796 , publié par Murr, à Nuremberg. On sait que les Chinois, et presque tous les peuples de l’Asie orientale, mangent des chiens. Ils prétendent que cette viande rafraîchit le sang. Les Carthaginois avoient aussi cette coutume. Justin, liv. 19, chap. I.
  6. Voyage de Johnson aux Hébrides.