Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 31

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Chez Ant. Aug. Renouard (tome IIp. 142-172).


LETTRE XXXI.


DU MÊME AU MÊME.


Continuation de la précédente.


Paris, Ier octobre 1910.


Voici, mon cher Wam-po, la suite de la conversation dont je vous ai rendu compte dans ma derniere lettre.

Pasdutout, s’apercevant que madame de Chaville commençoit à être ébranlée par les raisons de son adversaire, chercha à la mettre de son parti en lui parlant de la réclusion des femmes. Les Chinois, dit-il, en élevant la voix, ne se contentent pas, comme les autres Orientaux, d’enfermer leurs femmes, et de les priver de la liberté, de ce bien précieux dont le droit s’acquiert avec la vie, ils poussent la barbarie jusqu’à les estropier. D’étroites bandelettes leur serrent les pieds dès la plus tendre enfance, et en empêchent tellement la croissance, qu’ils ont rarement plus de quatre pouces de long, comme on peut le vérifier sur les souliers qui existent dans les cabinets des curieux. — Scrutant, remarquant que ce reproche, qui m’embarrassoit moi-même, faisoit une forte impression sur l’esprit de madame de Chaville, éluda la difficulté. Cette coutume, s’écria-t-il, est horrible, et je la trouve encore plus affreuse que celle des Arabes, des Turcs, des Juifs, des Egyptiens, et sur-tout des Hottentots qui mutilent leurs enfants mâles. Toutes les amputations, ligatures, opérations que l’on fait, soit pour recruter les gardiens des harems turcs et des zenanas indiens, soit par des motifs religieux, outragent la nature. Je suis également révolté de voir certains peuples negres s’arracher plusieurs dents, d’autres se les aiguiser pour ressembler à des tigres, tandis que les habitants des isles de la mer du sud s’alongent les oreilles et y passent des couteaux ou des touffes de plantes, et que ceux des terres australes se percent le haut du nez, et y introduisent des os de poisson d’un demi-pied de long. Enfin, dans le voisinage des pôles comme dans la zone torride, tous les sauvages se déchiquetent la peau, y gravent, quelquefois même y brodent d’ineffaçables figures ; mais toutes ces opérations ne sont que douloureuses, au lieu que celle de déformer la tête des enfants soit en l’aplatissant, soit en la rendant pointue, affoiblit l’intelligence et peut même abrutir. Etoit-on beaucoup plus sage en France lorsque l’on serroit les enfants dans des maillots jusqu’à les étouffer, et que les jeunes femmes se faisoient lacer à outrance dans d’étroits corsets, pour se donner la forme d’une guêpe ; dans cet état elles paroissoient charmantes aux jeunes gens, qui de leur côté étoient à la gêne dans leur chaussure, et étranglés par leurs cravattes[1]. Je désapprouve hautement tout ce qui tend à faire perdre à l’homme sa figure naturelle, persuadé que, s’il y avoit quelque chose à réformer, ce seroit plutôt l’esprit que le corps. Cependant on auroit une idée bien fausse sur les femmes chinoises, si l’on se persuadoit qu’elles ont toutes le pied cassé. Il n’y en a peut-être pas une sur cent, et celles qui l’ont ainsi s’en trouvent honorées comme delà marque d’une naissance illustre et d’une condition supérieure. L’indolence commune à tous les Orientaux les empêche de sentir la privation du plaisir de la promenade ; et comme elles ne sauroient sortir à pied, ce que les deux sexes trouvent au-dessous de leur dignité, depuis Constantinople jusqu’au Japon, il s’ensuit que de tous les membres les pieds sont ceux dont elles peuvent le plus aisément se passer. Je sais que l’on croit communément en Europe que l’on estropie les femmes en Chine pour les empêcher de sortir ; mais la vérité est que cette coutume vient de la mode, et n’est pas une institution raisonnée. Les historiens rapportent qu’une des premieres impératrices avoit les pieds fort petits, et qu’elle en tiroit vanité, ainsi que le font les européennes ; que les femmes des mandarins, désirant lui ressembler, se servirent de souliers extraordinairement étroits, mais que, ne pouvant atteindre à cette perfection, elles voulurent au moins la donner à leurs filles. La vanité a conservé cet usage ridicule ; et dans ce pays, où il n’y a pas de noblesse héréditaire, l’on n’en est que plus jaloux de constater d’une maniere ineffaçable que l’on tient à une famille distinguée par son rang et ses richesses, et où par conséquent on n’a pas besoin de marcher. Attribuer cette coutume à un excès de jalousie est une opinion tout-à-fait chimérique ; ce qui le prouve, c’est que les jeunes filles que l’on éleve dans plusieurs villes, et principalement à Song-tcheou-fou, pour les plaisirs des mandarins, ont les pieds de grandeur naturelle : d’ailleurs, si les Chinois sont jaloux, ils ne le sont pas à cet excès que l’on peut reprocher à d’autres peuples. Les Persans, par exemple, n’enterrent jamais leurs femmes sans couvrir la fosse d’une tente, et les anciens Egyptiens surveilloient en pareille occasion les embaumeurs. Mais, puisque je parle des anciens, je trouve dans les auteurs que les Scythes faisoient bien plus que de serrer les pieds des femmes ; ils entortilloient entièrement des enfants dans des bandelettes pour arrêter leur croissance et en faire des nains, qui pour ces peuples étoient un objet de curiosité et même de trafic. Au reste, tous les exemples ne justifient pas une mauvaise coutume, et je répete que je blâme hautement celle que M. Pasdutout reproche aux Chinois ; ce qui n’empêche pas que je ne les approuve fort de séparer les deux sexes : je pourrois appuyer mon opinion sur de bonnes raisons tirées de l’intérêt des femmes elles-mêmes. — Pasdutout. Cela ne serviroit qu’à impatienter madame de Chaville ; vous feriez mieux de chercher à justifier vos amis des imputations qu’on leur fait au sujet de leur langue et surtout de leur écriture ; mais cela ne seroit guere facile. Pour moi, je crois que l’ignorance de ces peuples tient en grande partie à cette cause : en effet, ils n’ont pas moins de 70,000 caracteres, et quelques écrivains prétendent que l’on ne connoît pas encore tout[2]. Cette étude prend nécessairement un temps immense ; il en résulte que l’on est décrépit avant de savoir lire, et qu’en Chine l’on sait mal, à soixante ans, ce que nos enfants savent bien à sept. Ajoutez à cela que la langue est dure et baroque, à cause des monosyllabes dont elle est uniquement composée. Cependant, dit madame de Chaville, mandarin est un mot assez harmonieux, et Confucius n’a rien de désagréable. — Il est fâcheux, lui répondis-je en riant, que vous ayez pris pour exemple deux mots qui ne sont pas chinois, et que personne ne comprendroit à la Chine. Mandarin est portugais, et quant à Confucius, c’est une étrange corruption du nom de ce grand homme, que nous appelons Kong-fu-tzée : le mot de Bonze nous est également inconnu, et ce sont encore les Portugais qui, l’ayant trouvé au Japon, ont ainsi nommé nos moines, que nous appelons chang, et bonzesses nos religieuses, que nous nommons ni-kou, Ici je fus interrompu par Scrutant, qui ne vouloit pas perdre une si belle occasion de faire briller son savoir. M. Kang-hi a raison, s’écria-t-il, mandarin vient de mandar, ordonner : les Chinois disent koung. Leur langue est bien loin d’être dure. La brièveté des mots n’empêche pas la douceur des sons, comme nous en avons un exemple dans le fameux vers monosyllabique de Racine. Ce qui rend un langage harmonieux, c’est la fréquence des voyelles, sur-tout à la fin des mots, ainsi qu’on peut le remarquer dans l’italien : l’espagnol le seroit également sans ses gutturales. Observez aussi que les Chinois ne connoissent pas cinq de nos plus dures consonnes, B, D, R, X, Z ; mais ils modifient le son de leur voix par des gradations si bien ménagées, que l’on peut y reconnoître jusqu’à quinze voyelles et trente-cinq consonnes. Aussi leur langue est-elle extrêmement propre à la poésie. Ce bel art est assujetti chez eux à des préceptes qui en rendent la pratique très difficile ; mais la sévérité des regles prouve également en faveur de la beauté du langage et du génie du peuple ; car on ne donne point de préceptes dont l’exécution est impossible. On connoît d’ailleurs en français des poèmes, des odes, des chansons de leur composition, qui ont encore conservé de la grâce en passant dans un idiome si différent. Mais il est absolument impossible de faire jouir un Européen qui ne sait pas le chinois, de l’avantage particulier à cette langue ; il est même assez difficile de le lui faire comprendre ; tandis que l’harmonie des caracteres-mots. leur composition qui rappelle à la fois la naissance et la suite des idées, sont des sources d’une jouissance intellectuelle inconnue aux nations qui se servent d’alphabets, et sentie par celles qui savent s’en passer.

Je sais que l’on regarde la langue chinoise comme la plus difficile qui existe, mais la vérité est, qu’elles le sont toutes. Demandez aux autres Européens ce qu’ils pensent du français ; et comment peut-on croire qu’un langage qui contient si peu de mots simples, ne puisse être facilement appris ? Semedo dit expressément, chapitre 6 de son histoire, qu’il est bien plus aisé que le latin. Bayer, dans son Museum Sinicum, compte trois cent cinquante-trois mots chinois. Le savant Fourmont, dans sa Grammaire Mandarine, n’en admet que trois cent trente-huit ; Barrow, trois cent quarante-deux ; le pere Duhalde trois cent trente, et d’autres missionnaires trois cent soixante quatre. Au moyen des accents leur prononciation varie, comme celle de la lettre E en français ; mais ces changements ne donnent encore que mille quatre cent quarante-cinq, et suivant quelques auteurs, au plus mille cinq cent vingt-cinq mots, c’est-à-dire à-peu-près le nombre de ceux qui sont usuels dans toutes les langues. Celle-ci étant extrêmement riche et remplie de métaphores, il a fallu donner plusieurs sens aux mêmes termes, et pour éviter l’équivoque, leur assigner des caractères particuliers. Ceci nous conduit à parler de l’écriture.

Sans doute que celle où l’on se sert des lettres est d’un usage fort commode ; mais il faut convenir que le système chinois a de grands avantages qu’on ne trouve point dans l’écriture alphabétique : par lui, le son du mot devient indifférent, chaque peuple peut le prononcer différemment, ou lui en substituer d’autres en y attachant toujours la même idée. C’est ainsi que les Coréens, les Cochinchinois, les Japonais, communiquent avec les Chinois par le moyen de l’écriture, sans que leurs diverses langues aient la moindre ressemblance. Les Européens peuvent juger par les chiffres arabes, seuls signes qui soient communs à tous les habitants de cette partie du monde, de la commodité de cette invention. Lorsqu’un Français, par exemple, trace le chiffre 4, les autres peuples savent de combien d’unités il s’agit, et cependant l’Anglais prononce four, l’Allemand vier, l’Italien quatre, le Hongrois nelly, le Russe tschetiré ; etc. etc. ; encore si les caracteres alphabétiques étoient les mêmes pour toutes les nations ; mais loin de cela il n’y a pas moins de quatre alphabets en France ; les Allemands en ont aussi plusieurs, ainsi que les Russes, les Grecs, et les Turcs. Ajoutez les accents, apostrophes, abréviations, vous trouverez que la mémoire est encore très chargée dans ce système, et qu’un homme sans savoir plus de trois langues est forcé de connoître plusieurs centaines de caracteres, c’est-à-dire plus qu’il n’y a de clefs ou de principaux signes en chinois. Ce que je trouve aussi très incommode en Europe, c’est que le son des lettres varie dans chaque contrée, et souvent même d’une province à l’autre. Ainsi le B se prononce V en Languedoc, et P en Alsace. La voyelle A se change en Angleterre en E ; I devient une diphthongue, et E devient I. Cependant, si vous ne prononcez pas exactement comme les gens du pays, vous n’êtes pas compris, et souvent même vous dites le contraire de ce que vous croyez dire. Il n’y a pas un homme dans toute la Grande-Bretagne qui, en entendant un Français lire le mot pléasure à sa manière, c’est-à-dire en prononçant toutes les lettres, ce qui lui donne quatre syllabes, devine que c’est celui qu’il dit d’une façon si brève pléjr. Mais de son côté un Anglais qui liroit le mot français face à l’anglaise, feroit rire tout le monde. Cependant ces usages différents peuvent s’apprendre ; il ne faut que de la mémoire et de l’attention ; mais elles ne peuvent donner la prononciation de certains mots auxquels les organes se refusent. Chaque nation a dans ce Genre des difficultés insurmontables pour les étrangers. L’Anglais a ses deux Th, l’Allemand son Ch, l’Espagnol son X et ses deux LL, l’Italien le C, le Portugais l’M final, les Hollandais leur R guttural. En sortant de l’Europe les difficultés augmentent encore. Les Arabes ont une espece d’aspiration qui ne ressemble à aucun autre son connu. Le claquement de langue des Hottentots n’a jamais été imité, et j’ai moi-même entendu des sauvages de la Nouvelle Hollande, dont le sifflement nasal n’avoit aucun rapport avec la voix humaine. Je n’examinerai point la cause de ces variétés ; ce qui est certain, c’est qu’elles s’opposeront toujours à l’établissement d’une langue universelle ! Qu’il seroit donc précieux le moyen de communication générale figurée, qui dispenseroit d’interpretes ineptes, infideles, et qui même ne se trouvent pas toujours au besoin ! les voyageurs seuls peuvent apprécier son inestimable avantage. La langue écrite, ou comme Fourmont l’appelle, la langue oculaire des Chinois, rempliroit ce but. Au reste, cette immensité de caractères, qui paroît effrayante, n’est pas un labyrinthe sans fil. Deux cent quatorze clefs ou signes principaux servent à composer tous les autres. Lorsqu’on les connoît bien, il est facile de voir dans les dictionnaires à quelle classe appartient le caractère que l’on cherche. Aussi il n’y a rien de si commun en Chine que des personnes qui lisent couramment huit ou dix mille caracteres, et ce nombre suffit pour la lecture de presque tous les livres. Les autres signes sont plutôt un objet de curiosité et d’érudition, et montent environ à soixante mille, contenus dans le grand dictionnaire, rédigé par ordre de l’empereur Kam-hi. Il ne faut pas croire non plus que cette étude soit sans attrait ; elle est au contraire satisfaisante, parceque ces caracteres, loin d’être le fruit d’une imagination déréglée, offrent d’ingénieuses combinaisons, et même malgré leur nombre, la preuve d’une sage économie qui soulage la mémoire et contente l’esprit. C’est ainsi que le signe de petit placé sur celui de grand exprime la forme pyramidale ; force joint à peu exprime foible ; métal et manquer veut dire papier-monnoie ; cœur entre les deux jambages d’une porte signifie tristesse, et littéralement serrement de cœur ; vieux et parole, discours instructif ; soleil avec lune, lumière. D’autres caractères conservent l’histoire des mœurs. Les signes combinés de vin et de cachet signifient mariage, ces deux choses étant nécessaires pour la célébration des noces. Le caractère de concubine est composé des signes debout et de celui de femme, parce-que les concubines mangent debout pendant que leurs enfants sont assis à table avec le pere et la femme légitime. — Voilà que je me réconcilie avec l’écriture chinoise, dit madame de Chaville, qui avoit assez bien écouté toute cette explication ; il est fort bien fait de consacrer la distinction des rangs ; sans doute il vaudroit beaucoup mieux qu’il n’y eut pas de concubines ; mais, si l’on veut absolument avoir de ces créatures là, il faut les tenir à une distance respectueuse ; moi, je les ferois manger à l’office. — Cette vivacité nous fit rire : mais Scrutant, qui ne perdoit pas de vue son objet, continua en ces termes. Les Chinois ne sont parvenus à former cet admirable assemblage de signes qu’après avoir essayé toutes les inventions que l’on trouve éparses chez les différents peuples, et que ceux-ci ont conservées malgré leurs imperfections. Ces tentatives sont consignées dans leur histoire. Ils se servirent jusqu’au temps de Fo-hi, au lieu d’écriture, de cordelettes auxquelles on faisoit des nœuds, ce qui ressemble parfaitement aux quipos du Pérou ; ensuite, les vestiges que des oiseaux avoient laissés sur le sable donnerent au mandarin Kang-hié, 2698 ans avant Jésus-Christ, l’idée des premiers caracteres. Ils furent gravés d’abord sur le bambou, ainsi que le prouvent les écrits de Confucius déterrés dans les ruines de sa maison, quelques années après l’incendie général des livres ordonné par l’empereur Chi-hohang-ti. C’étoit ainsi que tous les peuples avoient commencé, comme l’atteste le nom même des livres ; car liber veut dire écorce. Buch chez les Allemands veut dire en même temps livre et hêtre. Ce qui prouve que cette conformité n’est pas un effet du hasard, c’est que buch-staben veut dire lettres ; or l’on sait que stab signifie bâton ; mais ce nom ne leur a pas été donné, comme le dit Martinius dans son Lexique Philologico Etymologique, parceque le livre s’appuie sur les lettres comme sur un bâton ; mais parcequ’en effet les Teutons et les Germains gravoient leurs caractères sur des baguettes de hêtre : les Anglais ont conservé pour les livres ce mot de book, qu’ils prononcent bouk comme les Allemands ; mais l’étymologie est perdue chez eux par la corruption du mot hêtre qu’ils nomment beach. Quant aux caractères og-hams des anciens Erses, dont on peut voir la figure dans l’encyclopédie de Petity, ils étaient de même gravés sur le bois, et ressembloient à des especes de hoches, comme celles que l’on emploie en France pour compter avec les boulangers, et qui ont donné lieu au mot fiscal de taille, et dont on se sert encore en Angleterre pour les comptes de l’échiquier. Le savant Rudbek explique de la même maniere la dénomination des fameux caractères runiques, dont se servoient les Scandinaves. Ce nom, dit-il, vient de roene-troe (sorbier), bois que l’on employoit de préférence à tout autre, parceque la végétation, au lieu d’effacer les caractères, les rendoit plus lisibles[3]. Pour moi, j’avoue que je ne conçois pas comment le sorbier peut végéter dans des climats si froids, et je serois porté à croire que le bois dont il s’agit est notre tro-êne. Passons aux bibles des Grecs dont nous avons fait bibliotheque… Ah ! M. Scrutant, ne passons point, s’écria Pasdutout : voyez à quelle distance nous sommes à présent de la Chine ; par égard pour monsieur, par pitié pour madame, contenez votre érudition dans de plus justes bornes. — L’érudition, répondit Scrutant piqué, déplaît toujours aux ignorants qu’elle humilie, et aux faiseurs de système, dont les sophismes sont souvent détruits par le seul exposé des faits ; dans le fond, la science n’est que l’érudition guidée par la critique. Mais je conviens que l’abondance des matieres et le plaisir d’instruire nos auditeurs nous entraînent quelquefois dans de trop longues digressions. — Je n’ai plus, dit Pasdutout, qu’un petit reproche à adresser aux Chinois, et je compte assez sur la bonne foi de M. Scrutant, pour croire qu’il n’essayera pas de les en justifier. Il s’agit du courage guerrier, que personne, je pense, n’a jamais songé à leur accorder. Leur pusillanimité est même telle, qu’ils ne rougissent pas de se mettre cent contre un, et encore ont-ils bien de la peine à réussir. Ainsi ils ont employé cent mille hommes pendant trois ans pour réduire le fort d’Albacin, bâti par les Russes près du fleuve Amur, et qui n’étoit défendu que par quatre cents cosaques[4]. D’ailleurs, tout le monde sait que les Tartares, dont la population est si foible relativement à celle de la Chine, ont conquis deux fois ce vaste empire. — Je pourrois vous répondre, dit Scrutant, que les héros Grecs ont passé dix ans devant Troie, et que Henri IV, dont le témoignage n’est pas suspect, avoit coutume de dire que Dieu est pour les gros bataillons ; enfin je pourrois vous parler de la conquête de la Corée, de Formose, et de l’Archipel de Lieou-Kieou, faite par des armées chinoises ; mais j’aime mieux convenir qu’ils n’ont point cette bravoure militaire qui distingue plusieurs nations européennes. Après cet aveu, qu’il me soit permis d’examiner les effets de cette qualité brillante, tant sur la prospérité d’un peuple que sur ses relations de voisinage. Cette crainte de la douleur et de la mort qui vous semble si honteuse, prévient d’abord toutes les guerres offensives, et dans l’intérieur, en rendant les moyens de répression plus faciles, fait que les crimes sont plus rares. Aussi les soldats chinois, au lieu de sabres, de baïonnettes et de mousquets, prêts à fusiller en pleine paix un homme sourd ou ivre qui ne répond pas au qui vive, n’ont pour toutes armes que de longs fouets dont les méprises ne sont pas si dangereuses, et cependant on convient que la police est très bien faite à la Chine. — Je pris alors la parole : nous sommes si loin, ajoutai-je, de regretter que la nature ne nous ait pas donné ce courage guerrier dont vous paroissez si fier, que nos sages se plaignent tous les jours de voir augmenter le mépris de la douleur et de la mort. Autrefois, disent-ils, dans les commencements de l’empire, de simples avertissements suffisoient pour éloigner du vice : quelques siecles après on fut obligé de faire des figures que l’on habilloit comme les coupables, et que l’on accabloit de reproches ; cela suffit encore long-temps pour contenir les hommes. Ce ne fut que quand la honte devint insuffisante, que l’on eut recours aux châtiments. Chez les Japonais au contraire, dont on vante la bravoure, égale et peut-être supérieure à la vôtre, les supplices les plus affreux ont été de tous temps nécessaires pour contenir le peuple dans le devoir. — Prenez garde, s’écria Pasdutout, en vantant la docilité des Chinois, vous diminuez le mérite de leur gouvernement, et cette haute sagesse qui a été exaltée par tant d’auteurs Européens. Pour moi, je ne vois pas qu’il soit si difficile de gouverner un grand troupeau d’esclaves toujours prêts à baiser la main du maître qui les frappe ; je ne saurois donner un autre nom aux Chinois, malgré ce fameux tribunal de l’histoire qui, dit-on, tient avec une imperturbable impartialité, registre de toutes les actions des empereurs : il faut peu de courage pour consigner la vérité dans ses écrits, lorsqu’on est sûr qu’ils ne seront publiés qu’après la mort du prince, et même après l’extinction de sa race. Cette institution si foible est cependant le seul frein qu’ils aient imaginé pour tempérer l’excès du despotisme. Dans leur longue histoire, on ne trouve aucun effort généreux vers la liberté ; ils ne se doutent pas même de ces belles théories de gouvernement que l’on a inventées dans l’occident, de ces corps délibérants, de ces assemblées représentatives, enfin de ces distinctions savantes entre les pouvoirs exécutifs, administratifs, législatifs. — Voilà où je vous attendois, reprit Scrutant en se frottant les mains d’un air triomphant. Vous croyez donc de bonne foi que la science du gouvernement a produit en Europe… ? Dans ce moment la porte s’ouvre, et l’on annonce M***. Scrutant au lieu de continuer sa phrase, fronce le sourcil, se mord les levres, tourne sur le talon, et, se penchant vers Pasdutout, lui dit à voix basse, vous n’en êtes pas quitte ; je vous prouverai un autre jour que le gouvernement de la Chine l’emporte sur tous les autres. La colere concentrée de Scrutant fit sourire madame de Chaville, qui me dit en se levant : Cette conversation m’a prouvé qu’il en étoit des peuples comme des individus ; rien n’est si difficile que les justifications, mais rien n’est si aisé que les récriminations.

  1. Voyez, dans l’histoire de l’académie des sciences (année 1740), un mémoire curieux de Winslow sur les résultats funestes de ces différentes coutumes.
  2. Hager, dans sa Numismatique chinoise, soutient qu’ils sont au nombre de 110,000.
  3. M. l’abbé de Tersan possede dans sa belle collection plusieurs bâtons chargés de caracteres runiques.

    Le meilleur auteur à consulter sur ces caracteres est Olaus Wormius. Fasti Dœnici Hafniæ, 1643, in-fol.

  4. Cet événement eut lieu à la fin du regne de Pierre-le-Grand. Voyez le Voyage de J. Bell, et de Lange à Pékin, par terre.