Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 33

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Chez Ant. Aug. Renouard (tome IIp. 181-190).


LETTRE XXXIII.


DU MÊME AU MÊME.


Paris, le 18 octobre 1910.


Je me trouvois hier assez bien pour sortir, quoique j’aie encore le bras en écharpe, et je me faisois une véritable fête de revoir enfin madame de Fensac après une si longue séparation, lorsqu’en descendant mon maudit escalier tournant (détestable invention européenne), j’ai fait un faux pas ; n’ayant pu me retenir à la rampe qui étoit du côté de mon bras cassé, je suis tombé assez lourdement ; je me le serois probablement fracassé de nouveau si Tai-na n’avoit eu la précaution de l’entourer d’un épais coussinet, qui heureusement a amorti le coup. J’en suis quitte pour une forte entorse qui me fait boiter, et l’expérience m’ayant rendu prudent, je suis décidé à rester dans ma chambre jusqu’à ce que j’aie la libre disposition de tous mes membres. Vous le dirai-je, mon ami, depuis que j’ai pris cette résolution je pense bien plus souvent à vous, en songeant combien vous me seriez utile pour charmer l’ennui de cette retraite forcée ; mais je ne rougis pas de ce souvenir intéressé, parceque je suis sûr de mon dévouement pour vous. Des attachements semblables à l’amitié qui nous lie sont, je crois, bien rares chez un peuple aussi frivole que les Français ; mais il faut convenir que, sous les simples rapports de société, leurs mœurs ont de grands avantages sur les nôtres. Leurs manieres en même temps aisées et polies, dégagées de tout ce vain cérémonial, qui chez nous met tant d’entraves à l’amitié, leur permettent de se voir librement à toutes heures, sans perdre le temps en longs préliminaires de messages et de billets[1]. Leur salut est aussi bien moins compliqué que le nôtre. Une inclination de tête plus ou moins profonde remplace nos gestes et nos génuflexions ; mais ils savent, en s’aidant du mouvement des yeux, la graduer de maniere à exprimer très distinctement tous les sentiments qui les animent depuis l’humilité jusqu’à l’arrogance, et l’on m’assure que le plus bas des courtisans européens rend aussi bien sa pensée en s’inclinant devant un ministre ou un favori, que le mandarin qui se prosterne aux pieds d’un eunuque insolent.

Je reçois quelques visites, mais elles sont rares et courtes ; j’observe que les Français, extrêmement prévenants pour les étrangers au moment de leur arrivée, les négligent lorsqu’ils prolongent leur séjour. Il y a donc dans leur accueil plus de mode que d’hospitalité. La seule personne dont les soins assidus ne se démentent pas, est M. de Lovelle ; et le service qu’il a rendu l’autre jour à Tai-na, prouve qu’il m’est réellement attaché. Elle n’étoit pas sortie depuis mon accident ; je pensai que l’air lui feroit du bien, et je la décidai à prendre une chaise à porteur. Elle étoit au moment de rentrer, le pavé étoit glissant, un des porteurs se laisse tomber, la chaise verse : Tai-na, plus effrayée que blessée, s’efforce de sortir ; sa robe chinoise, qu’elle conserve toujours à moins qu’elle ne sorte à pied, étonne la foule qui s’amasse autour d’elle ; des enfants et des gens du peuple, au lieu de la secourir, l’accueillent par des huées. M. de Lovelle, qui venoit me voir, l’aperçoit dans cet embarras ; il s’élance vers elle en poussant rudement ceux qui l’entourent, la prend dans ses bras et l’emporte jusqu’à la maison ; puis revenant sur ses pas, indigné de l’insolence de cette populace, il saisit un des bâtons de la chaise, et d’un ton menaçant lui ordonne de se retirer. Il y avoit certainement dans le nombre plusieurs hommes vigoureux dont un seul eût suffi pour terrasser M. de Lovelle ; mais sa noble audace leur en impose, et ils s’éloignent en murmurant. L’ascendant prodigieux que l’air de supériorité et le courage donnent aux gens valeureux sur le reste du monde, est toujours pour moi un nouveau sujet d’étonnement.

Je ne sais si, comme le prétendent quelques naturalistes, le genre humain est composé de plusieurs races ; mais sans décider la question, on peut établir deux divisions bien distinctes, l’une de ceux qui craignent le danger, et c’est la plus nombreuse, l’autre de ceux qui le méprisent. Ces derniers sembleroient devoir former une caste privilégiée, une noblesse naturelle faite pour commander ; mais la civilisation la prive souvent de ses droits. Elle établit une immense différence entre celui qui, né dans une condition obscure, n’a point d’autre qualité que le courage, et celui qui joint à une valeur brillante des talents supérieurs : l’un vit soldat, et meurt caporal ; l’autre, avec l’aide de la fortune, peut changer la face du monde, et laisser d’immortels souvenirs.

Il est cependant des nations généralement plus timides, et d’autres chez qui la valeur est commune. Tels sont dans notre Asie les Tartares, les Malais, et sur-tout les Japonais ; mais tous ces peuples énergiques ne sont pas exempts de rudesse, et même de férocité. Voilà ce que l’on observe aussi en Europe, où l’on ne trouve que chez les Français ce singulier alliage de bravoure et de politesse, d’audace et de galanterie : l’on a même remarqué que leurs plus fiers guerriers possédoient au plus haut degré ces qualités si différentes. Ainsi, François Ier et Henri IV, ces rois chevaliers, étoient aussi les plus galants militaires de leur temps. Ceux de l’âge présent n’ont point dégénéré. M. de Lovelle, en entrant chez moi, déposa toute sa colere, et prit l’air du plus tendre intérêt à l’aspect de Tai-na, que cette scene aussi désagréable qu’imprévue avoit extrêmement émue. Elle a été touchée, comme elle le devoit, de ses soins obligeants ; et depuis ce temps elle montre moins d’éloignement pour rester chez moi avec lui. Hier, il a même obtenu d’elle de continuer un air qu’elle me chantoit ; je suis aussi musicien, lui a-t-il dit, et je veux vous le montrer. Le soir il a fait apporter un piano : c’est un instrument plus grand que notre ché, mais qui lui ressemble un peu. Les cordes, au lieu d’être de soie et au nombre de vingt-six, sont de métal et plus nombreuses, ce qui le rend beaucoup plus sonore. M. de Lovelle en joue fort agréablement : à notre grand étonnement, il a répété l’air que Tai-na avoit chanté le matin ; il prétend que ce talent est fort aisé à acquérir, et que dans peu de temps ma femme pourroit en savoir assez pour s’accompagner et pour jouer de petites pièces : elle a, pour me faire plaisir, consenti à prendre de ses leçons. J’emporterai certainement un de ces pianos sur le vaisseau qui nous ramenera en Chine, et je compte qu’il nous sera fort utile pour charmer l’ennui d’une longue traversée.

Les femmes Européennes apprennent très facilement la musique ; et l’étude de ce bel art entre pour beaucoup dans leur éducation ; elles y font souvent de grands progrès ; mais, par une inconcevable insouciance, elles l’abandonnent presque toutes dès qu’elles sont mariées, et leur talent est perdu pour elles-mêmes et pour leurs maris. Cependant cet agrément est le seul auquel l’habitude semble donner plus de prix, tandis que tous les autres diminuent lorsqu’ils perdent l’attrait de la nouveauté. Peu d’hommes sont insensibles aux sons harmonieux d’un instrument touché par une main habile, et pour plusieurs une voix argentine est le plus puissant de tous les charmes. La musique est amie des nerfs ; elle chasse les idées sombres, délasse agréablement l’esprit, procure au corps fatigué le plus doux sommeil, embellit encore les belles nuits d’été, abrége les longues soirées d’automne ; enfin, par un effet, qui dans les âmes généreuses tient à la reconnoissance, et dans les autres à l’égoïsme, elle attache, sans que l’on s’en rende compte, à la personne qui nous fait goûter ces jouissances.

  1. Les visites sont toujours précédées en Chine de billets écrits sur du papier rouge plissé en forme d’éventail, dont il faut attendre la réponse avant de se mettre en chemin.