Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 32

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Chez Ant. Aug. Renouard (tome IIp. 173-180).


LETTRE XXXII.


KANG-HI À WAM-HO.


Paris, le 10 octobre 1910.


Voila déjà vingt jours que je me suis cassé le bras, et je trouve que ma guérison avance bien lentement : la lecture est ma principale ressource ; cependant je reçois quelques visites. La personne qui me soigne le plus est M. de Lovelle, frere de madame de Fensac ; il a la bonté de m’apporter les lettres de sa charmante sœur, et, sans doute pour lui faire plaisir, il passe assez souvent la soirée avec moi. C’est un jeune homme d’une figure agréable ; il a même avec elle un peu d’air de famille ; aussi sa physionomie est-elle fine et spirituelle ; sa taille est élégante, ses manieres aisées ; il parle avec facilité, mieux pourtant des personnes que des choses, peint avec une grâce toute particulière les caractères et les portraits des gens de sa connoissance. Habile sur-tout à saisir les travers, mais plus malin que méchant, plus gai que satirique, son but est d’amuser, jamais de nuire ; il est au contraire obligeant et attentif ; c’est, ainsi que m’ayant entendu dire l’autre jour, que pendant mon séjour à Canton, j’avois appris d’un négociant indien à jouer aux échecs ; dès le lendemain il m’apporta un échiquier : nous faisons presque tous les jours une partie ou deux.

La maniere de jouer des Européens est absolument la même que celle des indiens qui l’ont inventée ; ils n’ont changé que quelques noms, et ils auroient mieux fait de les conserver ; la piece la plus forte et la plus active qui se nomme dans l’Inde le visir, est appelée ici la reine ou la dame. Cette galanterie est bien déplacée, et cela est presque aussi ridicule que d’avoir supprimé les éléphants qui portoient les tours pour les faire marcher seules contre toute vraisemblance. Quant aux fantassins, ils ont gardé le nom de pions, mais le plus souvent on les défigure en leur donnant la forme de bouteilles.

Les Arabes ont apporté en Espagne, et les croisés dans le reste de l’Europe, ce jeu qui semble peu convenir à la légèreté des Occidentaux, et qui cependant depuis tant de siecles compte toujours parmi eux un grand nombre d’amateurs ; mais c’est qu’il pique singulièrement la vanité, passion dominante de ces peuples. Leur amour-propre jouit avec délice d’un succès indépendant de l’adresse et de la fortune, et qui ne laisse au vaincu d’autre excuse de sa défaite que de la mettre sur le compte d’une distraction. Une chose pourtant devroit modérer l’orgueil de ces superbes vainqueurs ; il est reconnu que les plus grands génies n’ont pas été les meilleurs joueurs[1] ; peut-être qu’en dépit de la volonté, un esprit supérieur ne sauroit s’abaisser jusqu’à méditer sur d’aussi petits intérêts.

Cependant il faut, pour bien jouer aux échecs, posséder à un degré éminent plusieurs qualités de l’esprit, force d’attention, suite dans les idées, pouvoir de former des combinaisons et de prévoir de loin les conséquences : aussi les femmes ne peuvent-elles jamais y parvenir. Pour moi, je pense que ce jeu est un amusement raisonnable, mille fois préférable aux conversations ordinaires, dont la médisance veut inutilement aiguiser l’insipidité ; qu’il peut, en captivant l’attention, distraire des peines de l’ame, et même jusqu’à un certain point des souffrances physiques ; et c’est ainsi qu’il est utile dans l’oisiveté forcée d’une grande traversée, d’une détention incertaine, ou d’une longue infirmité ; enfin, si l’on peut lui reprocher de flatter la plus ridicule des passions, au moins ne sert-il pas la plus basse de toutes, la cupidité !

Lorsque notre partie est finie, on sert le thé, que M. de Lovelle aime beaucoup. J’ai exigé de Tai-na qu’elle en prit avec nous, pensant qu’un peu de société pourroit dissiper cette tristesse qui ne lui est pas naturelle, d’autant plus que la conversation de ce jeune homme est vraiment amusante. Personne n’est plus au fait que lui de ce qui se passe à la cour et dans le grand monde ; et comme le désir de faire valoir son pays est combattu par sa disposition à saisir les ridicules, il approche plus de la vérité que le reste de ses compatriotes. Hier il nous parloit de la mode, tourbillon continuel qui entraîne les jeunes et les vieux, les fous et les sages, et qui étend son irrésistible pouvoir sur les opinions comme sur les habits, sur la politique comme sur la médecine ; cependant, a-t-il ajouté, trois choses ne changent point ici. Le courage, la politesse, et la vanité y sont immuables comme le sol et le climat, et il n’est pas au pouvoir des hommes de les détruire. L’histoire en offre une preuve incontestable. Il y a précisément cent vingt ans qu’une révolution terrible bouleversa la France ; tout fut culbuté de fond en comble, lois, institutions, propriétés. L’Europe entière s’en alarma, mais la valeur des Français triompha de tous ses efforts ; et, chose remarquable, de tous leurs ennemis, les plus redoutables furent ceux de leurs compatriotes, qu’une opinion différente arma dans l’ouest pour la royauté. Si l’on vit un moment la plus grossiere rusticité régner chez ce peuple si poli, elle ne dura pas plus longtemps que la terreur ; après elle, le calme ramena l’urbanité, et bientôt aussi la vanité cessant de se cacher sous le manteau ridicule de l’égalité, il fallut, pour contenter ces austères républicains, rétablir bien vîte les titres et les cordons, la noblesse et les livrées[2].

  1. En effet Voltaire, Rousseau et plusieurs autres personnages d’un esprit supérieur ont fait d’inutiles efforts pour dépasser la médiocrité en ce genre.
  2. On trouvera des renseignements curieux sur les échecs indiens et chinois, et sur les jeux qui y ressemblent, dans une dissertation de Leibnitz, insérée dans les mémoires de l’académie de Berlin, année 1710. Voyez aussi Asiatik Researches, tom. 2. De Guignes fils, tom. 2, pag. 311, et les ouvrages du savant Hyde, intitulés Syntagma Dissertationum et Historia Nerdiludii.