Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Cinquième Ciel/Chapitre IX

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CHAPITRE IX

Rencontre de Sephis, & son Histoire.


Zachiel nous fit remarquer une jeune personne qui, par le secours d’un génie du premier ordre, venoit de franchir le vide immense qui sépare la planète de Mars d’avec celle du Soleil. Les deux génies s’abordèrent sans montrer aucune surprise. Nelapha en ces lieux ! dit Zachiel, je vous croyois arrivé dans Saturne. Il est vrai, reprit Nélapha, que la dernière fois que nous nous sommes rencontrés je me disposois à en prendre la route ; mais en traversant le monde de Mars, de tendres plaintes ont frappé mes oreilles ; surpris de les entendre je descends, perce les nues, & j’apperçois à la foible lueur des étoiles un vieillard respectable qui me parut être dans la plus grande désolation. J’ai écouté longtems ses plaintes sans me rendre visible : un confident qui l’accompagnoit lui représenta le danger où il s’exposoit s’il venoit à être découvert ; le vieillard ne lui répondit que par de profonds soupirs, puis se tournant vers la mer & s’appercevant par son murmure qu’elle commençoit à s’agiter : justes Dieux ! s’écria-t-il, serez-vous toujours insensibles à mes prières ? Et vous, vents impétueux, respectez le vaisseau fragile qui porte l’objet de mon amour ; doux zéphirs, écartez les orages, rangez-vous à la poupe, enflez doucement les voiles ; ondes, aplanissez-vous, & qu’un sillon léger, effleurant votre sein paisible, indique à peine la trace de sa course rapide ; rochers, écartez-vous de son passage ; nuages, formez un voile qui la dérobe aux yeux de ceux qui pourroient la trahir ; & vous lune au teint d’argent, que votre douteuse lumière favorise cette heureuse fuite, ralentissez votre course, gardez-vous d’atteindre l’horizon, attendez, pour disparoître, que l’aube du jour lui prête le secours de son flambeau.

Ainsi parla ce respectable vieillard qui se retira après avoir perdu de vue le vaisseau qui faisoit l’objet de sa crainte & celui de son espérance. Je le suivis dans son palais, où m’étant rendu visible, j’employai ce que je crus de plus consolant pour calmer sa douleur, en lui promettant de voler au secours de l’objet de sa tendresse. Après l’avoir quitté, fidelle à ma promesse & guidé par le desir de rendre à la vertu les secours dont elle n’est que trop souvent privée, je pars, & d’un vol rapide je traverse la mer ; ses mugissemens me font craindre que le vaisseau, après avoir été le jouet des vents & d’une affreuse tempête, ne se soit brisé contre quelque roche. Je descends en planant toujours sur les bords de la mer, où j’apperçois les débris d’un vaisseau sur les rives d’une isle déserte ; j’avance & trouve étendue sur le sable cette jeune personne, que l’aspect d’un affreux serpent prêt à la dévorer avoit rendue immobile : mon cœur en cet instant se sentit saisi d’horreur, une force majeure m’entraîne vers elle, j’écarte le monstre, & la saisissant dans mes bras je l’enveloppe d’un nuage ; je remonte, & d’un vol rapide je fends les airs pour venir la déposer dans le Soleil, où j’étois sûr de vous rencontrer ; c’est à vos soins que je la confie, elle est digne d’accompagner l’aimable Monime ; une cuillerée d’élixir élémentaire que je viens de lui faire prendre a entièrement ranimé ses esprits. Cette belle personne vous instruira de ses aventures. Vous n’ignorez pas que je sius obligé d’obéir à des ordres supérieurs, & ne puis differer plus long-tems a remplir ma mission.

Nelapha dit encore quelques mots à Zachiel dans une langue qui nous etoit inconnue, après quoi nous le vîmes reprendre son vol vers le palais d’Apollon. Cette rencontre me fit connoître que les génies entr’eux ne se font aucun compliment ; ils expliquent sans supplication leurs desirs & leur volonté ; comme ils n’exigent jamais que des choses justes, ils ne trouvent aussi nulle sorte d’opposition.

Monime, charmée d’avoir une compagne de voyage, s’approche de la belle étrangère, lui fait mille tendres caresses, auxquelles elle répondit avec beaucoup de grâce. Cependant l’inquiétude de son sort se fit remarquer dans ses yeux : rassurez-vous, charmante personne, dit Monime en lui prenant les mains qu’elle serroit tendrement dans les siennes ; si jusqu’à présent la fortune a paru vous être contraire, vous ne devez plus redouter ses coups ; le génie qui vous prend sous sa protection est au-dessus de toutes les puissances humaines, il ne permettra pas que vous succombiez sous le poids de vos persécuteurs.

À ce discours cette jeune personne poussa un profond soupir, ses yeux se remplirent de larmes qu’elle s’efforçoit en vain de retenir, ce qui engagea Zachiel à confirmer le discours de Monime par de nouvelles promesses de la protéger & de lui procurer tous les agrémens nécessaires à sa tranquillité. Cette belle personne, soulagée par ces assurances, commença à nous montrer un visage plus serein ; elle parcourut des yeux tout ce qui l’environnoit, cherchant sans doute à découvrir quelle étoit la contrée qu’elle alloit habiter, fort éloignée de penser qu’elle avoit quitté le globe qui l'a vu naître, n’étant point encore instruite de la pluralité des mondes. Mais Monime qui desiroit ardemment d’apprendre le sujet de ses disgraces ; la supplia, avec instance, de vouloir bien nous en faire le récit. Cette jeune personne, sans trop se faire prier, céda volontiers à l’empressement de Monime, & commença ainsi l’histoire de ses malheurs.

Je me nomme Sephise, & vous voyez en moi l’infortunée fille du roi Bolomine. Mon malheureux père, forcé de céder son royaume à celui que les brigues & les mauvaises manœuvres en avoient rendu le maître, abandonné de ses sujets, réduit à mener une vie laborieuse ; ce prince infortuné vécut long-tems dans un exil volontaire qu'il s’étoit choisi au milieu d’un désert, je fus la seule compagne de sa misère, ma mère perdit la vie en me donnant le jour ; un seul domestique avec ma nourrice formoient toute sa suite, & ce malheureux prince prit encore lui-même le soin de mon éducation ; mais beaucoup plus grand que ses malheurs, il m’instruisit des miens dès que ma raison commença à se développer.

Ma chère Sephise, me dit un jour mon Père en me serrant tendrement dans ses bras, toi seule fais ma joie & mes maux, tu fais ma félicité & ma peine, sans toi la vie me seroit à charge, & ce n’est que pour toi qu’elle me devient un supplice. Hélas ! toute ma philosophie m’abandonne, lorsque je réfléchis au déplorable sort qui nous accable. Pourquoi faut-il que le destin, toujours contraire à mes vœux, nous force de vivre sans cesse dans la plus cruelle humiliation, tandis qu’un usurpateur triomphe de nos maux !

Hélas ! s’écria Sephise en s’interrompant elle-même, peut-être qu’en ce moment j’offensois les dieux, en pensant qu’ils venoient d’ôter à mon père le bon-sens & la raison ; je le regardois avec des yeux où sans doute la douleur de le voir dans cet état étoit peinte : oh, mon père ! lui dis-je en me jetant à son col & baignant son visage de mes larmes, qui peut donc vous troubler à ce point ? Hélas ! trop contente de mon sort, je le préférerois toujours à toutes les couronnes de l’univers, & ne formerois jamais d’autres vœux que pour la conservation de vos jours. Je jouis tranquillement de toute votre tendresse, peut-il y avoir un bien comparable à celui de vous prouver chaque jour mon respect ? Cessez donc d’empoisonner un bien si cher & si précieux pour mon cœur, par d’inutiles & vains regrets. Mon père plus attendri encore par mes caresses, ne put retenir ses larmes qui se confondirent avec les miennes ; cet attendrissement dura quelques instans, après quoi mon père, revenu de son trouble, me fit un long détail de toutes ses infortunes ; il me laissa ensuite avec Fenix, ma nourrice.

Cependant mon père du fond de sa retraite s’étoit conservé des correspondances avec quelques-uns de ses sujets qui lui étoient restés fidelles : un de ses officiers vint un jour lui annoncer les conquêtes rapides d’un monarque à qui tout cédoit, & qui venoit de chasser l’usurpateur, après avoir défait toute son armée ; que le projet de ce prince étoit de se rendre maître de toute la Bolomie, & qu’il étoit tems de paroître pour réclamer les droits qu’il avoit sur ce royaume. Le roi mon père, charmé d’apprendre cette nouvelle, ne balança point à suivre cet officier, après qu’il l’eut assuré qu’il avoit rassemblé un grand nombre de ses sujets qui lui étoient restés fidelles.

Nous partîmes à l’instant & arrivâmes en peu de jours au camp des vainqueurs. Nous fumes d’abord introduits dans la tente du roi, qui nous reçut avec toute l’affection qu’on peut attendre d’un prince aussi généreux que sensible aux malheurs d’un souverain qui méritoit par ses vertus un sort plus heureux. Ces deux princes eurent ensemble une longue conversation, qui se termina de la part du conquérant par les plus fortes assurances de ne point rentrer dans ses états qu’il n’eût rétabli mon père sur le trône de ses ancêtres.

L’effet suivit de près les promesses, & le roi de Bolomine rentra triomphant dans sa ville capitale aux acclamations d’un peuple toujours avide de nouveauté. Le roi se fit d’abord conduire au temple d’Hercule, où je l’accompagnai, pour rendre grâces aux dieux des faveurs qu’ils venaient de lui accorder. Mais sa douleur fut extrême ; lorsqu’il vit que ce temple avoit été pillé & qu’on en avoit enlevé toutes les richesses. Mon père regretta sur-tout deux colonnes d’une beauté admirable. Le roi fit offrir plusieurs sacrifices ; après avoir achevé nos prières, nous entrâmes dans le palais au son de mille instrumens.

Deux années se passèrent pendant lesquelles le roi fut sans cesse occupé à tâcher de pacifier les troubles qui régnoient encore dans ses états. L’usurpateur chassé honteusement, ne se crut pas abattu ; il renouvela ses intrigues & ses cabales qui suscitèrent de nouveaux troubles, malgré les soins du roi.

Privée souvent pendant des mois entiers de la douceur d’embrasser mon père, je regrettois ce tems heureux où je jouissois sans cesse de la satisfaction de l’entretenir, où son cœur rempli de tendresse n’étoit sensible qu’au plaisir de m’instruire, de perfectionner mon ame, de la former pour la vertu ; c’étoit alors les seuls biens qu’il envioit. Funestes grandeurs, vains honneurs, biens frivoles, hélas ! pourquoi êtes-vous venus me ravir la paix dont je jouissois ? Peu flattée de tout ce qui m’environne, non, ce n’est point au sein des grandeurs qu’on trouve la vraie félicité. Depuis que je suis à la cour qu’y ai-je remarqué ? Des courtisans adulateurs qui bornent toute leur étude à nous déguiser la vérité, à tâcher de pénétrer dans l’intérieur de notre ame pour tirer un plus sûr avantage de nos foiblesses.

Fenix, surprise de m’entendre regretter sans cesse mon désert, entreprenoit en vain d’en faire le parallèle avec tout ce que la Cour a de plus séduisant ; ces peintures ne faisoient que redoubler mes ennuis, un noir pressentiment sembloit m’annoncer de nouveaux malheurs, & je comparois mon séjour à la cour, à ces songes légers que l’aube, avant-courier du jour, apporte sur ses aîles dorées, & qu’on voit s’envoler avec les ombres dès que l’éclat du soleil vient frapper nos paupières.

Quoi, madame, me dit un jour Fenix, vous verrai-je toujours en proie à cette sombre tristesse ? Je n’en ai point été surprise lorsque vous aviez lieu de craindre pour les jours du roi votre père ; à présent qu’il est de retour, jouissez au moins tranquillement du plaisir de le revoir & des honneurs qui vous environnent de toutes parts. Que ces honneurs, chère Fenix, sont peu capables de toucher une ame comme la mienne ! Je ne puis être sensible qu’à la tendresse de mon père ; je sais que rien ne peut me la ravir. Hélas ! il vient encore de me dire que tous les soins qu’il prend pour s’affermir sur son trône & pour en chasser la division & les brigues, ne sont que dans la vue de se procurer la satisfaction de m’y voir placée ; cependant, ma Fenix, un affreux pressentiment que je ne puis vaincre, vient sans cesse empoisonner le repos de mes jours.

Mon père ne jouit pas long-tems de cette ombre de tranquillité ; la guerre se ralluma avec plus de fureur, & pour comble de maux, la famine vint encore se joindre à ce fléau. Alors tous les temples se remplirent ; chaque jour on offroit de nouveaux sacrifices pour tâcher d’appaiser la colère des dieux.

Pendant ces calamités, quelques ministres fanatiques riques & ennemis cachés du sang de Bolomine, inspirèrent au peuple le desir de consulter l’oracle d’Apollon, afin d’apprendre par quelle sorte de sacrifice on pourroit calmer le courroux des dieux, & se délivrer des fléaux qui désoloient l’état. Un de ces ministres fut chargé des présens qu’on devoit offrir, afin d’obtenir de l’oracle une réponse favorable.

Pendant le voyage de ce ministre, j’accompagnois tous les jours mon père au pied des autels. Ce prince me paroissoit tranquille ; une ame pure que le sort injuste poursuit, trouve sa consolation dans le témoignage de sa conscience ; elle espère que le tems, cet ami fidelle de la vérité & de la justice, fera un jour éclater son innocence. Cependant le ministre annonça son retour ; mais hélas ! ce ne fut que pour remplir tout le palais de trouble & d’horreur. Le perfide se fit une secrète joie de faire publier au peuple qu’à son approche vers le temple tout y avoit retenti d’un bruit semblable à celui du tonnerre, que des feux brillans s'étoient fait voir dans l’air, que l’antre de la prêtresse avoit tremblé, & qu’enfin agitée par le dieu qui l’animoit, elle avoit prononcé cet oracle :

La divinité, offensée par les crimes d’un peuple ingrat, ne peut s’appaiser que par le sang d’une vierge pure ; Bolomine tient seul ce trésor.

Cette réponse me fut d’abord cachée avec un soin extrême ; mais lorsque j’eus appris le retour de l’envoyé, je passai dans l’appartement du roi mon père, pour y apprendre de lui-même si les dieux s’étoient enfin expliqués ; je m’approche dans l’espoir de recevoir ses tendres embrassemens ; que vois-je ! mon père interdit recule à mon aspect, une pâleur mortelle couvre son front, ses yeux éteints par la douleur, se détournent de dessus moi, il les élève ensuite avec les bras vers le ciel : dieux injustes s’écrie-t-il, & il reste immobile ; un instant après il ordonne qu’on se retire & qu’on fasse venir la princesse sa fille. J’étois seule dans son cabinet ; saisie d’effroi, mes genoux tremblans pouvoient à peine me soutenir, & le cœur palpitant de crainte m’ôtoit presque la respiration : ô mon père ! m’écriai je d’une voix entrecoupée, en tombant à ses pieds, de grace soulagez votre douleur en m’apprenant de quels nouveaux malheurs nous sommes encore menacés ; hélas ! qui peut occasionner le trouble qui vous agite ? Que l’état où je vois mon père me fait regretter ces jours tranquilles que nous passions dans la retraite ! Au nom des dieux… levez-vous, ma fille, & cessez d’implorer des dieux dont la puissance supérieure ne sert qu’à les rendre plus injustes & plus insensés.

Surprise d’entendre de la bouche de mon père un discours si opposé aux sentimens de piété qu’il avoit toujours montrés envers les dieux, je n’osai y répliquer. Restés tous deux dans un morne silence, j’attendois, pour me retirer, les ordres de mon père, lorsque jetant sur moi des yeux où une douleur mêlée de tendresse étoit peinte : eh bien ! ma fille, je consens que vous retourniez dans notre ancien exil, ces dieux cruels l’exigent, il faut leur obéir ; hélas ! puissiez-vous n’en être jamais sortie ! Allez, ma fille, rentrez dans votre appartement, je me charge du soin de faire tout préparer pour votre départ.

Saisie de la plus violente douleur, j’obéis au roi sans oser lui répondre ni le faire expliquer sur les causes d’une résolution si extraordinaire. Fenix étonnée du trouble qui m’agitoit, s’empressa d’en apprendre le sujet ; seule confidente de mes peines, je ne fis nulle difficulté de lui raconter les motifs qui occasionnoient mon désespoir : tu connois, ajoutai-je, les sentimens dont mon ame est pénétrée, tu sais la tendresse & le respect que j’ai toujours eus pour mon père : ce n’est pas, ma Fenix, que je doute aujourd’hui de la sienne, il n’a jamais cessé de m’en donner chaque jour de nouvelles preuves : cependant, le croirois-tu ? Fenix, mon père m’ordonne m’éloigner, & dans ce moment même tout se prépare pour cette funeste séparation.

À ce récit, Fenix plus instruite que moi du malheureux sort qui m’étoit destiné, ne fit que soupirer ; ses regards inquiets parcouroient tristement mon cabinet : tu trouves, repris-je, que je suis long-tems seule, cela t’afflige ; mais en effet, pourquoi cet abandon ? Ces lâches courtisans, dont il y a deux heures j’étois encore entourée, regarderoient-ils mon voyage comme un exil ? Par quel endroit l’aurois-je mérité ? Toujours soumise aux ordres du roi mon père, je n’ai jamais desiré d’autre gloire que celle de m’en faire aimer. Fenix, ma chère Fenix, parcours ce palais, informe-toi de tout ce qui s’y passe ; tâche sur toutes choses, ma Fenix, d’apprendre la réponse de l’oracle.

Mais que vois-je ! le roi s’avance ; que signifie cet air sombre ? Hélas ! que vient-il m’annoncer ? dieux ! veillez du moins sur des jours si chers, & s’il vous faut une victime, acceptez le sacrifice que je vous offre de ma vie, & ajoutez mes jours à ceux d’un roi qui vous a toujours respectés. Ah, mon père ! par pitié pour vous & pour moi, cessez d’accabler une malheureuse princesse tourmentée par des craintes mille fois plus cruelles que la mort. Par quelle affreuse fatalité faut-il que je m’éloigne de vous ? Qui peut vous avoir inspiré une résolution si contraire mon repos ? Comment ai-je pu tomber dans la disgrace de mon père & de mon roi ? Au nom des dieux, expliquez un mystère dans lequel toute ma raison s'abîme & se confond.

Ma fille, reprit mon père, en me serrant tendrement dans ses bras, calmez cette agitation qui met le comble à ma douleur ; toujours plus digne de ma tendresse & de mon amour, soyez certaine que rien ne pourra jamais affoiblir ces sentimens ; mais, ma fille, il faut céder pour un tems à notre malheureux destin, en montrant une ame encore plus grande que les maux dont il nous accable. Que ces Dieux que vous implorez avec tant de zèle, vous soient plus propices & vous conduisent dans un endroit où vous puissiez jouir du repos qu’ils m’ont toujours refusé. Hélas ! repris-je, quel repos puis-je goûter éloignée de vous ? Ma fille, j’ose me flatter que vous ne serez pas long-tems privée de ma présence. Dans ce moment Germinus, confident du roi, vint lui annoncer que le vaisseau étoit prêt ; mon père s’arrachant alors de mes bras, ordonna à son confident de ne rien négliger pour assurer ma fuite.

Restée seule avec Germinus : princesse, me dit-il, le roi vous a sans doute instruite de ses volontés ; tout est calme dans le palais, les vents nous favorisent, au nom des dieux, madame, ne différez pas de profiter de cet instant. J’obéirai sans doute, repris-je en poussant un profond soupir. Mais Fenix ne revient point, je ne puis m’éloigner sans elle. De quel soin, madame, vous occupez-vous ? dit Germinus. Fenix ne court aucun risque, les momens sont précieux, de grâce abandonnez ces lieux funestes, & soyez persuadée que de votre fuite dépend toute la tranquillité d’un monarque qui vous chérit plus que sa vie.

Fenix parut dans l’instant, son visage étoit baigné de larmes ; eh bien ! dis-je, ma Fenix, qu’as-tu appris ? Quel est donc ce fatal mystère si difficile à développer ? Hélas ! madame, ce n’est point ici le lieu de vous en instruire ; fuyez pour jamais un peuple injuste & ingrat qui vous demande à grands cris pour vous immoler à son indigne superstition. Qu’entends-je ! on en veut à ma vie ! Ah ! si ma mort peut assurer le repos de mon père, je ne balance point ; qu’on me conduise au temple, les dieux l’ont sans doute ordonné ; si je suis une victime digne de leur être offerte, de grâce ne me privez pas de la douceur d’en faire le sacrifice sans répugnance. Princesse, reprit Fenix, vous oubliez que la vie du roi votre père est attachée à la vôtre ; si vous vous obstinez à périr, vous vous rendrez coupable d’un parricide qui ne peut qu’irriter les dieux, puisque le roi a juré de ne point vous survivre un instant. Que ce serment est tendre, mais qu’il est cruel ! Hélas ! que me sert la vie si je dois la passer éloignée de mon père !

Une rumeur qui se fit entendre, obligea Germinus de m’enlever malgré ma résistance ; il gagna le vaisseau sans aucun obstacle. Fenix qui nous avoit suivis, employoit tout ce que la raison put lui dicter pour adoucir mes maux. Mais à peine deux jours s’étoient écoulés que le ciel se couvre d’affreux nuages, d’horribles météores se font voir, la mer se gonfle, & ses flots mugissans présagent la tempète, le matelot saisi d’horreur, annonce par ses cris une mort inévitable ; dans cet affreux désordre, tranquille au milieu des dangers : juste dieu ! m’écriai-je, tu poursuis ta victime, elle ne peut échapper à tes coups ; pardonne au moins à ce peuple innocent de ma fuite, prolonge les jours d’un père malheureux qui a toujours aimé & chéri la vertu, & reçois enfin le sacrifice de ma vie. En achevant ces mots je me précipite dans la mer ; mais Neptune refusant de me recevoir, me rejette dans une isle déserte, où je reste sans connoissance.

Un terrein pierreux & inégal, semble défendre l’approche de ce lieu à tout autre qu’aux animaux malfaisans, aux reptiles venimeux & aux monstres dont il doit être le repaire ; un torrent qui se précipite du haut d’une montagne aride vient se briser avec fracas contre des rochers énormes ; l’onde bouillonnante & couverte d’écume rejaillit au loin, & par sa course incertaine & fangeuse, met le comble aux horreurs de cette effroyable solitude.

Lorsque j’eus repris mes sens, je crus voir la nature expirante, rien de si effrayant ne s’étoit encore offert à mes yeux ; une vaste plaine dépouillée de verdure & entourée de précipices me retraçoit tous mes malheurs. Je descends en moi-même, je m’interroge, je me demande avec effroi si tout ce que je me rappelle est conforme à la vérité ; je cherche à me flatter, mais en vain ; comment pouvoir se refuser à la conviction qui m’accable ? Je me retrace confusément toute l’étendue de mes infortunes, l’incertitude de ma situation actuelle & l’assemblage des maux dont je suis encore menacée : toute la nature est déchaînée contre moi, m’écriai je, à l’approche d’un monstre affreux, tremblante & éperdue, je veux fuir, les forces me manquent & je tombe sans connoissance. Je ne puis vous dire de quel moyen s’est servi le jeune homme qui m’a conduite vers vous pour me soustraire à la fureur du monstre ; ni quelle route il a tenue pour m’amener en ces lieux ; j’ignore aussi quelles peuvent être les raisons qui l’obligent à m’abandonner si-tôt.

Ne craignez rien, belle Sephise, dit Zachiel, l’être suprême qui connoît la pureté de votre ame & qui sait qu’elle n’a jamais été souillée d’aucun crime, vous a conduite au séjour des heureux pour y jouir d’un bonheur qui ne périra jamais. Vous êtes ici dans la sphère du soleil, où vous devez vous purifier de toute matière terrestre, jusqu’à ce que, semblable à une perle, vous alliez ensuite orner le col de la Vierge, qui est un des signes du zodiaque.

Sephise surprise du discours du génie, lui en demanda l’explication. Le génie la satisfit en peu de mots, & nous la vîmes peu de tems après changer de forme & s’envoler vers le lieu qui lui étoit destiné. Mais avant de sortir de la planète, Zachiel nous fit voir, par le moyen d’un télescope, que cette aimable princesse étoit transformée en une étoile de la sixième grandeur qui paroît attachée au col de la Vierge. Je ne doute pas que nos astronomes n’en fassent bientôt la découverte, & que ceux qui naîtront sous des signes qui se trouveront en bon aspect avec cette étoile, ne soient doués de cet amour filial qui forme les premiers liens ente les êtres raisonnables.