Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Cinquième Ciel/Chapitre VIII

La bibliothèque libre.

CHAPITRE VIII.

Suite d’Observations.


Suetone, s’avançant vers le génie, se plaignit amèrement d’avoir été confondu sur la terre avec une foule d’historiens qu’on accusoit d’être menteurs, c’est-à-dire, de ces partisans flatteurs ou aveugles qui disent la vérité par caprice, & la médisance & le mensonge par inclination. Il est vrai, ajouta Suetone, qu’un pauvre historien se trouve souvent fort embarrassé par la contrainte où il est de flatter le souverain, sur-tout lorsqu’il est chargé d’écrire les évènemens qui se sont passés sous son règne. Cependant il est de l’intérêt de la nation qu’on permette à un savant de dire la vérité sans flatterie & sans crainte, afin que la postérité puisse, en lisant l’histoire de ses ancêtres, apprendre à imiter les bons exemples, à s’éloigner & à avoir même de l’horreur pour la conduite des méchans. Il est certain qu’un homme qui entreprend de décrire l’histoire, doit commencer par se dépouiller des sentimens naturels de l’amour ou de la haine ; il ne doit envisager ni patrie, ni parens, ni amis, puisqu’il devient juge & souverain des évènemens qu’il traite, & des princes dont il décrit les actions.

Cette conversation fut interrompue par Kepler, un des astronomes qui étoient venus au-devant de nous dans la plaine. Ce savant, me reconnoissant pour un de ses compatriotes, me dit qu’il étoit charmé de nous rencontrer, afin de nous procurer de nouvelles leçons : il nous conduisit dans une très-grande salle remplie de divers instrumens utiles à leur art.

Au milieu de cette salle étoit une table sur laquelle on voyoit arrangés des sphères, des globes, des compas, des quarts de cercle, des règles d’astrolabes, le compas de proportion de Justebrigne, la sphère armillaire d’Archimède, la boussole, dont le véritable inventeur est Flaviogicia, Napolitain, le télescope de Newton, le microscope, le baromètre & le thermomètre de Farinmith, l’aréomètre de Volq, la machine pneumatique de Bayle, le gnomon, le graphomètre, la machine électrique, & mille autres instrumens aussi utiles que curieux, avec plusieurs cartes pleines d’observations astronomiques. Vis-à-vis étoit un vénérable vieillard, attentif à examiner le cours des astres, qui, à l’aide d’une longue lunette que Galilée avoit composée avec beaucoup de soin & d’application, lui faisoit découvrir si lès planètes tournent sur leur centre, si les routes de l’air sont composées de petites étoiles, si les éclipses sont occasionnées lorsque la lune a toute sa moitié obscure tournée vers la terre, ou s’il faut qu’elle soit directement sous le soleil pour former une éclipse.

Ce savant, après une longue application, quitte sa lunette pour écrire une espèce de centurie, par laquelle il annonce que le ciel de Saturne & celui de trépidation n’ayant point achevé leur cours, il doit encore se passer plus de vingt-quatre mille ans avant que les globes célestes aient achevé leur tour.

Voilà, dit Monime en souriant, un philosophe qui ne m’est point inconnu, & je suis fort trompée si dans notre monde ce n’est pas son portrait qu’on voit à la tête de tous les almanachs : mon Dieu, qu’on a bien saisi sa figure ! Il est vrai, dit Zachiel, que c’est le fameux Nostradamus, un des plus grands astronomes qui ait jamais paru sur le globe de la terre ; c'est lui qui a prédit plusieurs choses qui sont arrivées, & qui a laissé de si belles centuries que tout le monde s’efforce de faire cadrer aux événemens extraordinaires.

Je ne dois pas vous laisser ignorer, poursuivit le génie, que dans les Indes orientales de votre monde, leurs astronomes sont très-persuadés que lorsque le soleil & la lune s’éclipsent, ils y sont poussés par un certain démon qui a les griffes très-noires, & qui, pour leur faire de la peine, se plaît de les étendre sur ces deux astres, dont il cherche à se saisir, afin de les priver de la lumière ; & les pauvres Indiens, persuadés de cette folie, se jettent dans les rivières, s’y enfoncent jusqu’au cou ; leur dévotion les y fait rester aussi long-tems que l’éclipse dure, pour obtenir du soleil & de la lune qu’ils emploient toute leur force & leur adresse à se défendre contre les ruses de ce malin démon. D’autres croient que ces deux astres sont brouillés ensemble lorsqu’ils s’éclipsent, & font mille extravagances pour tâcher de les raccommoder. Mais rien n’approche de la folie des Grecs, qui croyoient la lune ensorcelée par des magiciens qui la faisoient descendre du ciel pour répandre sur leurs herbes une certaine écume malfaisante, c'est pourquoi ils purifioient l’air avec des parfums aussi-tôt que l’éclipse étoit passée.

Nous passâmes ensuite dans une autre salle très-spacieuse, où se rassemble indistinctement la plupart des habitans qui veulent assister aux instructions des philosophes. Ptolomée, Copernic, Architas & plusieurs autres y étoient. Il s’éleva une dispute entre les deux premiers, qui ont toujours été d’un sentiment différent sur le cours des astres. Ptolomée soutenait qu’il falloit que la terre fût toujours en repos au centre de son tourbillon, que tous les corps célestes devoient foire leurs révolutions autour d’elle afin de l’éclairer, ce qui devoit naturellement former différens cercles, suivant l’éloignement où ils se trouvent. Mais Copernic, saisi d’une noble fureur d’astronome, l’interrompit & lui soutint en allemand que la terre n’étoit pas digne d’occuper la première place parmi les astres, que cet honneur n’étoit dû qu’au soleil, & qu’il étoit certain que toutes les planètes doivent décrire leur cours autour de ce globe lumineux, que par conséquent il doit être le centre du cercle que décrit Mercure ; Vénus vient ensuite suivie de la Terre qui, plus éloignée, doit, par cette raison, décrire un plus grand cercle que les deux planètes qui la précèdent ; Mars, Jupiter & Saturne doivent suivre selon leur rang, mais ce dernier doit employer beaucoup plus de tems à faire sa révolution qu’aucune des autres planètes : ainsi, ajouta Copernic, il ne nous reste plus que la Lune à qui je permets de suivre la Terre en tournant toujours autour d’elle, & en la gratifiant de toutes ses variations.

Architas, philosophe pithagoricien, approuva le sentiment de Copernic ; & en examinant le tourbillon du soleil, il considéroit cet astre comme une étoile fixe qui brille de sa propre lumière. Ils cherchèrent ensemble quelle peut être la composition de ce globe, ainsi que des planètes qui tournent autour de lui, celle des satellites ou lunes qui en accompagnent une partie ; ensuite ils calculèrent exactement la distance des astres renfermés dans le tourbillon du soleil aussi-bien que celui de leurs mouvemens, soit sur eux-mêmes, soit autour de cet astre qui est leur centre commun. Ils expliquèrent les différens sentimens des plus grands astronomes, sur la nature des comètes connues, regardées comme des espèces de planètes errances. On fit aussi un examen de ces espaces ou nuages lumineux qui se découvrent parmi les étoiles. On finit enfin par un détail circonstancié de tout ce qui concerne les corps célestes. On examina l’atmosphère de la terre, connue dans ce monde sous le nom de région des vapeurs, considérée comme une planète particulière qui roule dans les airs ; on examina la composition de ce globe, ses inégalités qu’on nomme montagnes, ce qu’elle renferme dans son sein, la grande quantité de feu & de soufre dont elle est également pénétrée. On parla ensuite des foudres, des météores, des arc-en-ciels, des aurores boréales, du flux & reflux de la mer ; on fit voir ce qui peut occasionner les tempêtes & les autres météores ; on mesura les abîmes que renferment les mers, en observant la nature de cet élément, les qualités qui lui sont communes, celles que lui donnent la diversité des climats, l’inconstance des saisons & la différence des vents.

Nous quittâmes cette école pour entrer dans une autre où étoit Seneque, Zenon, Crisipe ; Confucius, Pline, Montagne, Erasme, & plusieurs autres pilosophes dont les noms doivent être fort indifférens à mes lecteurs. J’ai peine à concevoir, dit l’un d’eux, pourquoi, dans presque tous les mondes, la plupart des hommes sont toujours combattus par de folles passions & des réflexions sages, pourquoi ils emploient des vues si longues pour une si courte durée, tant de science pour des choses vaines & inutiles, & tant d’ignorance sur les plus importantes ; pourquoi cette ardeur pour la liberté & cette inclination à la servitude ; pourquoi enfin ils ont une si forte envie d’être heureux, & une si grande incapacité pour le devenir.

C’est, reprit un de ces philosophes, que leur prétendue sagesse n’est point un effet de leur raison, & qu’il n’appartient qu’à la raison de gouverner les hommes & de régler leur conduite. Le genre humain devroit gagner à s’instruire ; mais si les siècles éclairés sont aussi corrompus que les autres, c’est que la lumière ne peut encore s’y répandre également ; qu’elle est concentrée dans un trop petit nombre d’esprits, pour que les rayons qui s’en échappent aient assez de force pour pouvoir découvrir aux ames communes l’attrait & les avantages qu’on tire de la science & de la vertu comparées aux dangers du vice : la culture de l’esprit, l’exercice de la vertu, celui des talens, peuvent seuls nous distraire de nos maux, & nous consoler dans nos peines ; la nature a également partagé aux deux sexes les besoins & les passions ; la raison pourroit réprimer les desirs, mais le premier mouvement qui est celui de la nature, porte toujours les hommes à s’y livrer.

On cherche à s’élever dans les cieux pour y découvrir des points fixes ; on veut savoir si ce sont les loix de l’attraction ou celles de l’impulsion qui maintiennent l’ordre qui nous frappe dans la marche régulière des corps célestes ; on se perd dans des conjectures philosophiques ; on s’éloigne de la raison, & ce qu’on appelle un plan d’étude, ne devient qu’une combinaison de folie raisonnée qui ne leur laisse pas la faculté de réfléchir un seul instant sur eux-mêmes.

Je ne rapporterai point la suite de l’entretien que ces savans eurent ensemble ; il roula sur les avantages & les agrémens de l’union & de l’amitié, sur la bonté & l’humanité, sur l’ordre, sur les admirables opérations de la nature, sur les conditions & les bornes de la vertu, sur les avantages qu’elle procure, sur les règles inviolables de la raison, sur la véritable philosophie & sur l’histoire & la poésie.

Monime se trouvant un peu fatiguée, refusa d’entrer dans une autre salle où l’on enseigne la façon d’unir physiquement les vérités de chaque contradictoire ; par exemple, que le bleu est noir, qu’on peut être & n’être pas en même-tems, qu’il peut y avoir des montagnes sans vallées, que le néant est quelque chose, que tout ce qui est n’est point, qu’une & deux ne font qu’un, que la plus petite partie est aussi grande que le tout, qu’un atome peut paroître un éléphant, la manière de trouver la quadrature du cercle, le mouvement perpétuel, & mille autres connoissances aussi curieuses, dont je me dispense de faire le détail, attendu que plusieurs savans de notre monde se sont fort étendus sur ces matières.

Le génie s’apercevant que l’air de philosophie étoit trop pesant pour Monime, nous fit sortir de la ville ; nous gagnâmes une allée couverte, où nous nous reposâmes assez long-tems. Zachiel qui ne vouloit perdre aucun instant qui pût servir à notre instruction, nous dit que n’ayant pu nous conduire dans toutes les salles d’académie, par rapport à la délicatesse du tempéramment de Monime, il alloit y suppléer en nous rapportant les divers sentimens de la plupart de ces philosophes.

Quelques-uns, poursuivit le génie, enseignent que les ames, après la mort, viennent par un principe de ressemblance se rejoindre à cette masse de lumière qui est le soleil, & que leur sphère n’est formée d’autre chose que de l’esprit de tout ce qui a du mouvement dans tous les mondes qui les entourent, comme de Mercure, de Venus & de la Lune, de Mars de Jupiter, de ses satellites, de Saturne, de ses lunes & de son grand anneau ; ils croient que dès qu’un homme, un animal ou une plante expire, l’ame du premier & l’esprit des autres montent sans s’éteindre jusqu’à leur sphère, de même qu’on voit la lumière d’une bougie s’élever en pointe lorsqu’elle est à sa fin. Quand toutes ces ames se sont réunies à la source du jour, & qu’elles sont purgées de la grosse matière qui les enveloppe ; c’est alors qu’elles exercent des fonctions bien plus nobles que celles de croître, de sentir & de raisonner, puisqu’elles sont réunies au soleil pour en former les esprits vitaux ; & c’est par la chaleur de mille millions de ces ames rectifiées que le soleil forme une espèce d’élixir qu’il influe ensuite à la matière des autres mondes, afin de leur donner la puissance de croître & d’engendrer avec celle de rendre les corps capables de se sentir.

Ces philosophes ajoutent qu’il y a trois sortes d’esprits répandus dans les mondes, dont les plus grossiers viennent animer les bêtes & font végéter les plantes qui sont dans leur sphère ; que les plus subtils s’insinuent dans les rayons du soleil, mais que ceux des philosophes qui n’ont rien contracté d’impur dans leur première habitation, arrivent tout entiers dans la sphère du jour & y sont reçus comme citoyens, parce qu’on ne doit pas douter que la matière qui les a composés lors de leur génération, a dû se mêler si exactement, que rien ne l’a pu séparer ; semblable à celle qui forme les astres dont toutes les parties sont pour ainsi dire brouillées par une infinité d’enchaînemens que les plus forts dissolvans ne sauroient jamais relâcher.

Dans le tourbillon de ce monde les hommes ne finissent que de mort naturelle, c’est-à-dire, qu’ils ne sont sujets à aucune maladie, & vivent ordinairement huit à neuf mille ans ; mais lorsque par les continuels excès de travail & d’étude où leur tempéramment de feu les incline, l’ordre de la matière se brouille, & la nature qui sent qu’il faudroit plus de tems pour réparer les ruines de son être, que pour en composer un nouveau, aspire elle-même à se dissoudre ; de sorte qu’on voit de jour en jour tomber la personne en particules semblables à de la cendre rouge : cette mort est celle des gens d’un esprit médiocre, car pour les philosophes, ils prétendent qu’ils ne meurent point & qu’ils ne font que changer de forme pour aller revivre ailleurs, ce qui, loin d’être un mal, ne sert au contraire qu’à perfectionner leur raison, leurs talens & leur jugement, qui les conduit à un nombre infini de nouvelles connoissances. Cependant on a remarqué plus d’une fois qu’un philosophe, à force d’exercer son esprit, de fatiguer son imagination, & d’entasser images sur images, grossit tellement sa cervelle, que le crâne ne la pouvant plus contenir, est forcé de se fendre avec éclat ; cette façon de mourir est sans doute la plus distinguée, aussi est-elle celle des plus grands génies.

Presque tous les habitans de ce monde jouissent d’une tranquillité d’esprit & d’une paix inaltérable ; on ne les voit point exposés à l’inconstance ou à la trahison de faux amis, ni aux pièges invisibles d’ennemis cachés, parce que la fraude est regardée chez eux comme un crime aussi énorme que le vol & l’allusion : leurs Législateurs ont établi pour principe certain que les soins & la vigilance d’un esprit ordinaire peuvent garantir ses biens contre les attaques des bandits, mais que la probité n’a point de défense contre la fourberie & la mauvaise foi des hommes.

Ici les philosophes vivent dans une grande considération : également recherchés des grands & de tous les citoyens, on leur confie l’éducation des princes & princesses ; l’avantage qu’ils retirent de cette éducation est le privilège de leur annoncer la vérité en tout tems, & de la porter jusqu’au pied du trône, où l’on peut dire qu’elle paroît si rarement dans les autres mondes.

Chacun d’eux est chargé de traiter les matières qui l’affectent le plus. Monime nous dit qu’elle avoit trouvé fort singulier, dans la visite que nous avions faite de leurs écoles, que Platon & Socrate eussent choisi pour leur partie les matières qui concernent l’amour, & qu’ils se fussent chargés du soin d’en instruire singulièrement les femmes qui, comme je l’ai déjà fait remarquer, participent * à la même éducation ; aussi ne les voit-on point, comme dans les autres mondes, le jouet d’une illusion puérile, ni les esclaves des préjugés ; mais cet avidité qu’elles ont pour les sciences ne sert qu’à les mettre en état de réfléchir sur tous les événemens de la vie, & loin de chercher à s’en parer par un étalage pompeux, elles n’en paroissent que plus modestes.

Ces peuples n’ont ni temples, ni autels ; ils croient que ce seroit diminuer la majesté de la divinité qui est celle qui remplit tout par sa puissance & par ses bienfaits, en renfermant pour ainsi dire cette majesté dans les bornes étroites d’un temple : tout l’univers, disent-ils, annonce sa puissance, sa grandeur & ses biens ; tout l’univers par conséquent doit lui servir de temple & d’autel. Où peut-on mieux connoître & adorer la divinité qu’aux endroits où elle se peint avec plus d’avantage ? C’est pourquoi ils font ordinairement leurs prières dans les plaines les plus spacieuses ou sur des montagnes élevées, regardant les astres comme pénétrés de la divinité. Les êtres créés ne sont, disent-ils, que les parties d’un tout prodigieux, dont la nature est le corps, & la divinité l’ame ; c’est elle qui brille dans les étoiles, qui anime les hommes, qui fleurit dans les arbres, qui vit dans tout ce qui a vie, qui s’étend dans tout, se répand sans se diviser, agit sans s’épuiser, & donne la forme aux hommes ainsi qu’aux animaux ; enfin elle remplit, lie & anime également tout : telle est en substance une partie des instructions qu’on donne à ces peuples.