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Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Cinquième Ciel/Chapitre VI

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CHAPITRE VI.

Le génie nous conduit dans la ville des philosophes.


Monime, peu accoutumée à l’exercice, se sentant extrêmement fatiguée d’une marche presque continuelle, pria le génie de nous faire reposer à l’entrée d’un vallon que forment deux côteaux couronnés d’arbres verds ; un doux zéphir modéroit par son haleine la chaleur de ce lieu, d’où par une échappée de vue, on découvroit une des portes de la ville des philosophes.

Ce fut dans ce lieu charmant que le génie, afin de réparer nos forces, nous fit prendre quelques gouttes d’un baume admirable qui, les augmenta, & en même-tems le desir de nous instruire. Zachiel s’appercevant qu’il étoit nécessaire de continuer nos observations sans interruption, engagea Monime à suivre la route qui conduit a la ville des philosophes, où nous arrivâmes en très-peu de tems.

Au milieu de cette ville est élevée un édifice très-spacieux ; les fondemens de cet édifice sont de pierres philosophales ; de grandes galeries en distribuent les appartemens que les graces ont embellis elles-mêmes de plusieurs peintures, où elles semblent se représenter par-tout ; une frise ornée de festons couronne ce superbe édifice que le génie nous dit être le palais des philosophes.

La plus grande partie de ces grands hommes demeurent ensemble, & vivent dans une liaison tendre & une union parfaite. Ils ne reconnoissent point cette basse jalousie qui, dans les autres mondes dégrade si fort les gens de lettres, & qui néanmoins n’est que trop ordinaire parmi eux.

Plus d’un exemple a dû vous apprendre, charmante Monime, dit Zachiel, que l’envie est une espèce de maladie épidémique qui se communique dans presque tous les cœurs. Cette maladie passe aisément des grands chez le peuple, quoiqu’il semble qu’il ne devroit y avoir aucune jalousie entre des personnes qui paroissent si éloignées les unes des autres par la naissance, la condition, les postes éminens ou les grandes dignités qui illustrent les premiers, on peut encore ajouter le caractère, que l’éducation devroit avoir perfectionné. N’êtes-vous pas étonnés que, malgré la différence des sphères habitées par des hommes, dont l’air plus pur, plus fluide ou plus grossier, devroit influer sur l’humeur, vous n’ayez cependant remarqué dans tous ces mondes que le même amour propre qui semble être gravé dans tous les cœurs. C’est cet amour propre qui a toujours suscité des envieux aux hommes illustres en tout genre ; il n’est presque point de mondes où on ne souffre avec regret qu’un homme encore vivant veuille exiger par ses vertus, par son mérite & ses grands talens, une espèce de vénération & de respect qui, en l’élevant au-dessus des autres, semble en même-tems abaisser ceux qui sont forcés d’honorer ses vertus ; c’est ce qui a fait dire à quelques savans que la gloire d’un héros vivant blesse les yeux de ceux qui en sont les témoins, parce qu’elle fait un parallèle trop humiliant de son élévation à leur petitesse.

Lorsque nous fûmes entrés dans le palais, nous remarquâmes un grand concours de gens de l’un & de l’autre sexe qui se rassembloient dans un salon très-spacieux : Monime, curieuse d’en apprendre le sujet, pria Zachiel de nous en instruire. Ne soyez point surprise, dit le génie, de l’empressement de tous ces savans, apprenez que chacun d’eux se fait gloire d’assister à la réception de Fontenelle qui vient d’arriver dans la sphère du soleil. Ce savant a fourni une carrière assez longue dans le globe de la terre ; c’est un des plus agréables génies que la France ait produits ; ses ouvrages vous sont connus, vous les avez plus d’une fois admirés, & je puis vous assurer qu’un des génies de la première classe a souvent présidé à son travail : suivons-le dans la salle de l’académie.

Ce fut dans cette salle où nous entendîmes ces orateurs célèbres, ces foudres d’éloquence, à qui rien ne résiste ; Ciceron, chargé de prononcer le discours qui se devoit faire à la louange de Fontenelle, prononça sa harangue avec cette onction qui touche cette véhémence qui entraîne, & emporta par son éloquence rapide le cœur de tous les grands hommes ; philosophes, jurisconsultes, poëtes, tout applaudit à un discours qu’Apollon lui-même n’auroit pas désavoué.

Je ne m’amuserai point à nommer ici tous les grands personnages, tant anciens que modernes, qui ornoient cette admirable assemblée. Le génie nous fit remarquer le cardinal de Richelieu qui tient une des premières places dans cette académie ; sa physionomie annonce la grandeur de son ame, & la vaste étendue de ses lumières : Zachiel nous assura qu’il avoit toujours été plus grand par son esprit & par ses talens, que par les dignités dont il a été revêtu.

En sortant de cette salle, nous passâmes dans une longue galerie qui distribue les appartemens des philosophes qui habitent ce palais, dont chacun ne consiste qu’en une chambre & un cabinet. Dans un de ces appartemens étoit Homère, qui nous parut fort occupé à corriger son Iliade ; nous crûmes d’abord qu’Aristote lui servoit de secrétaire : mais le génie s’appercevant de notre erreur, nous apprit qu’Aristote avoit porté la lumière dans les ténèbres de la nature & de l’art, il est le père de la critique ; le tems dont la justice est lente, mais sûre, a mis enfin la vérité à la place de l’erreur ; il a brisé les statues du philosophe, mais il a confirmé les décisions du critique ; destitué d’observations, il a donné des chimères pour des faits ; formé dans l’école de Platon, & dans les écrits d’Homère, de Sophocle, d’Euripide & de Thucidide, il a puisé ses règles dans la nature des choses, & dans la connoissance du cœur humain, il les a éclaircies par les exemples des plus grands modèles. Deux mille ans se sont écoulés depuis Aristote ; les critiques ont perfectionné leur art, cependant ils ne sont point encore d’accord sur l’objet de leurs travaux. Le vrai critique ne peut se dissimuler que sa tâche ne fait que commencer ; il pèse, il combine, il doute, il décide ; exact & impartial, il ne se rend qu’à la raison, ou à l’autorité qui est la raison des faits.

Le nom le plus respectable, continua le génie, le cède quelques fois aux témoignages d’écrivains auxquels les circonstances seules donnent un poids momentané ; prompt & fécond en ressources, mais sans fausses subtilités, il ose sacrifier l’hypothèse la plus brillante, la plus spécieuse, & ne fait point parler à ses maîtres le langage de ses conjectures ; ami de la vérité, il cherche le genre de preuve qui convient à son sujet, & ne porte point le faux de l’analyse sur ces beautés délicates qui s’effacent sous la touche la moins rude ; mais aussi peu content d’une adulation stérile, il fouille jusques dans les principes les plus cachés du cœur humain pour se rendre raison de ses plaisirs & de ses dégoûts ; modeste & sensé, il n’étale point ses conjectures comme des vérités, ses inductions comme des faits, ni ses vraisemblances comme des démonstrations. Mais c’est assez parler sur ce sujet : entrons dans ce cabinet.

Nous suivîmes le génie, & remarquâmes Virgile qui lisoit avec beaucoup d’emphase quelques endroits de son Enéide à l’empereur Auguste. Ce prince s’éloigna, & Virgile, par complaisance pour Zachiel, voulut bien nous expliquer les antiquités : la fuite d’une bande d’exilés, le combat de quelques villageois, l’établissement d’une bicoque, qui forment les travaux tant vantés du pieux Enée, que le poëte a ennoblis, & qui a su, en les ennoblissant, les rendre encore plus intéressans par une illusion trop fine pour ne pas se dérober au commun des lecteurs. Ce poëte embellit les mœurs héroïques, mais il les embellit sans les déguiser. Le pâtre Latinus, & le séditieux Turnus sont transformés en monarques puissans ; toute l’Italie craint pour sa liberté ; Enée triomphe des hommes & des dieux, & Virgile sait encore faire rejaillir sur les Troyens toute la gloire des Romains, & le fondateur de Rome fait disparoître celui de Lavinium. C’est un feu qui s’allume, bientôt il embrasera toute la terre. Enée, si l’on peut hasarder l’expression, contient le germe de tous ses descendans. Mais jamais Virgile n’emploie mieux son art que lorsque descendu aux enfers avec son héros, son imagination en paroît affranchie. Le génie nous fit voir les Géorgiques, que nous lûmes avec ce goût si vif qu’inspire le beau, & avec ce plaisir délicieux que l’aménité de leur objet inspire à toute ame honnête & sensible. On peut dire qu’Horace & Virgile fixèrent le goût des Romains.

Nous quittâmes Virgile pour suivre le génie, qui nous conduisit dans un autre appartement où s’étoient rassemblés Épicure, Pline, Lucien, & quelques autres, pour y discuter sur l’esprit : voici comme un de ces philosophes nous expliqua le sentiment qu’on en doit porter.

L’esprit, nous dit-il, est une qualité de l’ame qui élève & anime des sentimens communs, & des expressions simples, en leur donnant cette tournure élégante & fine qui attire l’admiration, & cause en même-tems de la surprise ; il sert à animer nos pensées, à rendre nos expressions vives, agréables & nouvelles. L’esprit ne peut être que l’effet d’une imagination brillante, fertile, & enrichie d’une grande variété d’idées. On doit distinguer deux sortes d’esprits ; celui qui est rempli de feu s’élève avec plus de rapidité, il va plus loin, mais il se soutient rarement dans cette élévation ; au lieu qu’un esprit brillant, qui a de la vivacité, de l’agrément & de la justesse, s’écarte peu de son sujet ; ainsi l’un peut être comparé à un excellent cuisinier qui donne un goût exquis aux mets les plus simples ; & l’autre, à un admirable ouvrier qui embellit d’une riche broderie les étoffes les plus communes. Il y a de si belles productions d’esprit, que tout le monde les sent & les admire sans en savoir la raison. Il y en a d’autres qui sont si fines & si délicates, que peu de personnes sont capables d’en remarquer toutes les beautés. Nous en avons encore quelques-unes, qui, sans être parfaites, sont néanmoins dites avec tant d’art, soutenues & conduites avec tant de graces, qu’elles méritent d’être admirées.

La manière de former les idées, est ce qui donne un caractère à l’esprit humain. L’esprit qui ne forme ses idées que sur des rapports réels est un esprit solide ; celui qui se contente des rapports apparens est un esprit superficiel ; celui qui voit les rapports tels qu’ils sont, est un esprit juste ; celui qui les apprécie mal, est un esprit faux, & celui qui ne compare point, est un imbécille : ainsi l’aptitude, plus ou moins grande à comparer des idées, & à trouver des rapports, est ce qui fait dans les hommes le plus ou le moins d’esprit.

Le vrai génie est simple, il n’est ni intrigant, ni actif, il ne se compare à personne, toutes ses ressources sont en lui seul, il jouit de lui-même sans s’apprécier. On voit des gens qui par une sorte d’instinct, dont ils ignorent eux-mêmes la cause, décident ce qui se présente à leur esprit, & prennent toujours le bon parti ; ces personnes guidées simplement par le goût, ne jugent que sur leurs lumières naturelles ; leur raison n’est point offusquée par l’amour propre, tout agit de concert entr’eux, tout y est sur un même ton, & cet accord les fait juger sainement des objets, & leur en forme une idée véritable.

Cherchons maintenant, continua ce savant, la cause physique de l’esprit, que je crois qu’on peut attribuer à un tempéramment bien composé, dans lequel se trouve un assemblage de fibres extrêmement déliées, joint à une grande abondance d’esprits animaux très-subtils ; ces esprits doivent avoir un mouvement fort rapide, afin de mettre l’ame en état d’opérer avec beaucoup plus de vivacité ; ce ne peut être que par ce moyen que l’imagination parcourt aisément toute la nature, qu’elle contemple une infinité d’objets, & qu’en observant la ressemblance ou la différence de leurs qualités, elle assortit & réunit les idées qui lui conviennent mieux ; de-là naissent ces pensées frappantes, ces belles allusions, ces métaphores hardies, & ces sentimens qui excitent l’admiration en faisant paroître les pensées les plus communes sous une nouvelle forme qui ne manque jamais d’exciter en nous une sorte de plaisir qui se fait sentir à tout notre être.

Nous passâmes dans, le cabinet de Ciceron, le génie nous fit examiner plusieurs de ses ouvrages ; entr’autres, son traité de l’Amitié, sur lequel le génie nous fit faire ces réflexions : les ames humaines, nous dit-il, ont besoin d’être accouplées pour valoir tout leur prix, & la force unie des amis est incomparablement plus grande que la somme de leurs forces particulières. Rien n’a tant de poids sur le cœur humain que la voix de l’amitié reconnue, qui ne nous parle jamais que pour notre intérêt : on peut croire qu’un ami se trompe, mais non qu’il veuille nous tromper ; si quelquefois on résiste à ses conseils, jamais on ne les méprise.

Si l’on n’a besoin que de soi pour réprimer ses penchans, souvent un ami est nécessaire pour nous aider à discerner ceux qu’il est permis de suivre. L’amitié d’un homme sage regarde sous un autre point de vue les objets que nous avons intérêt de bien connoître. L’amitié est un sentiment vif & céleste, qui donne de la chaleur aux raisonnemens d’un ami ; les épanchemens de l’amitié se retiennent devant un témoin, quel qu’il soit ; on veut être recueilli pour ainsi dire l’un dans l’autre ; les moindres distractions sont désolantes, la moindre contrainte est insupportable ; lorsque le cœur porte un mot à la bouche, il est si doux de pouvoir le prononcer sans gêne, il semble que la présence d’un seul étranger retienne le sentiment, & comprime des ames qui s’entendroient si bien sans lui. Le charme de la société qui règne entre de vrais amis, consiste dans cette ouverture de cœur qui met en commun toutes les pensées, & qui fait que chacun se sentant tel qu’il doit être, se montre aussi tel qu’il est.

Un vulgaire attachement peut se passer de retour, mais jamais l’amitié ; elle peut être un échange ou un contrat comme les autres, mais elle est le plus saint de tous. Le mot d’ami n’a point d’autre expression que lui-même. Le progrès de l’amitié est naturel, il a sa raison dans la situation des amis, & dans leur caractère : à mesure qu’on avance en âge, tous les sentimens se concentrent, on perd tous les jours quelque chose de ce qui nous fut cher sans pouvoir le remplacer ; on meurt ainsi par degrés jusqu’à ce que n’aimant enfin que soi-même, on ait cessé de sentir & de vivre sans cesser d’exister ; mais un cœur sensible emploie toutes ses forces contre cette mort anticipée : lorsque le froid gagne les extrémités, il rassemble autour de lui toute sa chaleur naturelle ; plus il perd, plus il s’attache à ce qui lui reste, & il tient au dernier objet par les liens de tous les autres.

Après ce discours, le génie nous fit encore admirer dans les ouvrages de Ciceron son traité des Offices, celui des Loix, celui de la Vieillesse, ses Philippiques, & d’autres où ce prince de l’éloquence parle avec éloge du système des Platoniciens, de ceux des Peripatéticiens & des Stoïciens ; mais il montre beaucoup de mépris pour les autres sectes, qu’il attaque avec force & véhémence. Zachiel nous assura que l’éloquence de ce grand homme s’étoit acquis sur le cœur de ses concitoyens des droits d’autant plus certains, qu’ennemi de toute tyrannie & de toute contrainte, il n’employa jamais pour les gagner que la seule persuasion. Dès sa plus tendre jeunesse il étudia toutes les sciences avec une application infatigable ; il se remplit l’esprit de toutes les connoissances qui pouvoient l’orner & l’embellir, mais il ne commença de parler en public qu’à l’âge de vingt-sept ans ; ce fut pour une cause qui attira sur lui les yeux de toute la République.

Les plus prudens orateurs, craignant d’offenser Silla, avoient abandonné l’affaire de Roscius, accusé de parricide ; Ciceron seul eut la hardiesse d’entreprendre sa défense contre le favori du dictateur. Le succès qu’eut cette action sur le premier degré de sa gloire ; mais cet avantage fit trop d’éclat pour ne pas donner de la jalousie à Silla, & inspirer de l’animosité à Chrisogonus ; cet affranchi qui s’étoit rendu maître de celui qui l’étoit de toute la République, suscita à Ciceron, par ses mauvais offices, une persécution qui dura jusqu’à la mort de ce dictateur, de sorte que Ciceron fut obligé de sortir de Rome pour éviter l’orage prêt à tomber sur sa tête, en prenant néanmoins la précaution de faire courir le bruit qu’il n’en sortoit que par l’avis de son médecin, qui lui avoit conseillé, pour conserver sa santé, d’interrompre pendant quelque tems ses étude. Ciceron prit ce prétexte afin de ne pas diminuer la gloire de son action par une apparence de crainte ou de légèreté qui auroit pu être blâmée de ceux même dont il avoit eu les approbations. Ainsi il fixa pendant quelque tems sa demeure à Athènes, où se trouvant libre & débarrassé de tout autre soin, il étudia les diverses opinions des différentes sectes de philosophie qui étoient alors en vogue : cette soif ardente qui l’animoit à s’instruire de toutes les sciences, l’engagea de visiter toute l’Asie, pour entendre ceux qui avoient le plus de réputation ; c’est par ce moyen qu’il sut profiter de ses voyages, en se livrant à une étude beaucoup plus réglée & plus assidue qu’il n’eût pu faire à Rome dans son cabinet.

Pendant le cours de ses voyages, il rencontra dans Rhodes Apollonius Molon, qui avoit été son maître d’éloquence en Italie. Cet orateur l’entendant réciter quelques-unes de ses pièces en grec, ne put s’empêcher de dire : Ciceron va encore ravir aux Grecs la seule gloire qui leur restoit de surpasser les autres par l’éloquence, pour en faire honneur aux Romains qui ont déjà remporté celle de la valeur.

Ciceron apprit dans ses voyages l’astronomie, la géométrie, la philosophie ancienne & moderne, la théologie de sa religion, le droit athénien & toutes les loix de la Grece ; Diodotus lui enseigna le mystère des nombres de Pithagore & son harmonie, il étudia la morale des Stoïciens sous Philon & Clitomachus ; Zenon & Phedras lui montrèrent la doctrine d’Épicure qu’il a blâmé dans ses écrits : il revint enfin à Rome après la mort de Silla, avec un esprit enrichi de plusieurs belles connoissances, & une santé fortifiée par l’exercice qu’il avoit été obligé de faire pendant le cours de ses voyages.

Zachiel nous conduisit ensuite chez Thucidide ; que nous trouvâmes avec Démosthène ; ce dernier paroissoit étudier les ouvrages de ce grand auteur, dont la narration est toujours simple, claire & naturelle ; mais cette simplicité a quelque chose de noble qui se soutient par la beauté de l’expression & par la vérité dont il ne s’écarte jamais ; éloigné en cela d’Herodote qui l’a précédé, & dont la manière d’écrire est plus divertissante par sa grande variété, & par le tour qu’il donne aux évènemens ou aux choses qu’il rapporte, comme il ne se contraint pas pour la vérité, il lui est plus facile d’amuser & de plaire.

Le génie nous apprit que Démosthène s’étoit prescrit l’usage d’une espèce de morale populaire, dont toutes les maximes se rapportoient au bien public, à la gloire & à l’intérêt de sa patrie ; c’est par cette conduite qu’il s’est acquis, à un si haut degré, la confiance des peuples ; ses avis étoient écoutés comme des conseils salutaires, & il étoit regardé comme le génie tutélaire de la patrie, parce que chacun étoit convaincu qu’il n’ouvroit la bouche que pour appuyer l’autorité des loix & pour le service de l’état ; l’honneur & la probité dont il faisoit profession, l’invocation des Dieux qu’il ne manquoit jamais de faire dans ses harangues, lui avoient procuré cette opinion de piété & de religion qui fait de si grands effets sur les esprits, parce que cette vertu est la règle & la mesure de toutes les autres.

Rien ne contribua davantage au crédit de Démosthène, que la liberté qu’il prit de déclamer contre Philippe. Il est certain qu’on ne peut rien imaginer de plus glorieux à un simple citoyen d’Athènes, que la hardiesse qu’il montra en se déclarant contre un roi déjà si puissant dans sa république, qu’il en partageoit tous les esprits ; mais le pouvoir de ce prince, ses armées, ses menaces, ni ses promesses ne purent jamais l’ébranler ; & tout l’or de Macédoine ne fut pas capable de l’éblouir ; il fut toujours impénétrable aux offres qu’on lui fit faire pour tâcher de le corrompre, ce qui fit dire à Antipater, successeur d’Alexandre, que s’il avoit eu un ministre aussi incorruptible que Démosthène, il auroit été invulnérable. Qu’il y a de souverains qui à juste titre pourroient en dire autant !

Ce qu’ajoute Antipater donne encore une plus grande idée de la vertu de cet orateur : c’est, dit-il, le seul amour de sa patrie qui l’a fait entrer dans le gouvernement de l’état, & qui lui fit employer la vertu dans un poste que les autres ne recherchent que dans la vue d’élever leur fortune. Que ne donnerois-je pas pour avoir un homme qui lui ressemble, afin de pouvoir prendre ses avis sur les affaires présentes, & pour entendre cette voix de la liberté au milieu des applaudissemens des flatteurs ? Je sens trop combien un conseil aussi sincère que le sien me seroit utile parmi les déguisemens de la Cour.

Ce prince, qui n’avoit rien retenu d’Alexandre, que son ambition, croyoit sans doute qu’il se seroit bientôt rendu le maître du monde avec un ministre aussi désintéressé, parce qu’on ne pouvoit ni le corrompre, ni le tromper, ni le surprendre. Que ne fit-il point aussi pour l’avoir ? Mais Démosthène, par une grandeur d’ame sans exemple, préféra la mort à toutes les caresses d’Antipater ; & prenant le poison en présence d’Archios, qui le pressoit de se rendre au pouvoir du vainqueur de la Grèce : reporte, dit-il, à ton maître que Démosthène ne veut rien devoir au tyran de sa patrie. Telle fut la probité de ce grand homme, dont Lucien fait un éloge parfait. Par son éloquence il eut l’art de se rendre maître de l’esprit du peuple le plus fier, le plus inconstant & le plus intraitable qui fût jamais. Cette populace mutine & jalouse du mérite de ceux qui se distinguoient dans sa république, soumettoit néanmoins sa raison à celle de Démosthène, contrainte de fléchir sous le poids d’une aussi grande autorité.