Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Premier Ciel/Chapitre VII

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CHAPITRE VII.

Qui ne contient rien de nouveau.


Le génie qui s’étoit absenté pour quelques affaires qui l’avoient appellé dans un autre monde, entra un jour dans l’appartement de Monime. Ses femmes se retirèrent, & nous restâmes seuls avec lui. Ah ! mon cher Zachiel, lui dit-elle, votre absence m’a parue longue : croyez-vous qu’on puisse s’amuser sans vous dans un monde où nous n’avons encore rencontré que des fous & des imbécilles ? Ne puis-je donc avoir la satisfaction d’y voir un homme raisonnable ? De grace, avant de quitter cette planette, conduisez-nous vous-même chez quelques personnes de lettres. Le génie y consentit, & nous mena le lendemain chez un homme plein d’esprit, qui nous reçut d’un air fort affable. Il nous conduisit dans un cabinet qui étoit rempli de livres très-bien reliés, j’en pris un, qui avoit pour titre, Abrégé de l’Histoire, avec des notes, où l’on voit le commencement de la splendeur de l’empire. Curieux de le parcourir, je tombai d’abord sur l’origine des sophas & des chaises longues ; la même année les femmes du bon ton avoient pris des jupes garnies de cercles, & en augmentant l’élégance de leurs parures, elles avoient appris à se peindre le visage de plusieurs couleurs : elles avoient aussi introduit les vapeurs, qui, par succession de tems, sont passées aux hommes. Le second chapitre m’apprit en quelle année les petits-maîtres avoient inventé la variété des équipages & de leurs habits, les airs étourdis, les complimens légers, débités d’une voix traînante ; les soupirs divins, les amours d’un jour, les petites maisons, les pantins, les navets fleuris, & mille autres petites curiosités semblables. J’en visitai plusieurs, qui me parurent assez peu intéressantes, ce qui rallentit beaucoup ma curiosité. Surpris de n’y trouver que des contes de fées, plus propres à amuser des enfans, qu’à satisfaire l’esprit d’un savant : pas un seul livre de morale, pas un d’histoire, ni pas un d’instruction. Ce n’étoit que des contes, de petits romans remplis de fictions & d’hiperboles, qu’il nous assura néanmoins avoir un sens allégorique. Je ne puis concevoir, dis-je, monsieur, qu’un homme d’esprit, qu’un savant s’amuse de pareilles fadaises. N’avez-vous point ici d’auteurs plus zélés pour leurs compatriotes, qui puissent s’occuper du soin de les instruire, en leur remettant sous les yeux les plus mémorables traits, & les événemens les plus singuliers qui soient arrivés dans ce monde ? Une critique fine & légère pourroit peut-être encore faire quelque impression sur leurs esprits : lorsqu’un ridicule est bien peint, je crois qu’on doit avoir de la honte de se trouver dans le cas qu’il puisse nous être reproché. Ainsi on pourroit les corriger en les divertissant.

Vous parlez en homme sensé, dit le savant : mais dans notre monde on ne raisonne point ; on n’aime que la nouveauté ; l’inconstance naturelle qui regne parmi nous, contraint un homme de lettres à engendrer sans cesse des idées neuves. Ici on préfère le singulier au beau, l’agréable à l’utile, parce qu’il fait une impression plus vive : c’est pourquoi le ridicule domine en tout : la curiosité des lecteurs fait croître le nombre des mauvais livres. Un titre singulier est un piège pour un curieux, facile à tromper, le nom d’un auteur à la mode, en augmentant le prix. J’ai deux grands cabinets remplis de gros volumes qui n’ont été écrits que dans la vue d’éclaircir un point de mythologie ; cependant je vous défierois, quelque attention que vous apportiez à les lire, de pouvoir comprendre le sujet qui peut avoir formé la dispute, par les contrariétés qu’ils employent pour combattre leurs adversaires : enfin ce sont des livres qu’on veut produire pour animer le zèle des gens de parti.

En général, les citoyens ne sont avides que de critique, de puérilité & de misère. La plus grande partie des hommes croiroient se dégrader, s’ils s’occupoient du soin d’étudier les loix fondamentales de l’empire. On peut dire qu’ils ne connoissent non plus leurs droits & leurs priviléges, que certaines gens, la raison & la bonne-foi : philosophie & pedanterie sont pour eux deux mots synonimes ; ils méprisent souverainement toutes personnes qui en s’occupant utilement, trouvent des plaisirs plus parfaits que ceux de dormir le jour, de passer la nuit à table avec des femmes, ou d’étaler le soir, sur quelque théâtre, ou dans les chauffoirs, une figure de poupée, en y débitant machinalement nombre de polissonneries. Il semble que la nature en les formant, n’ait voulu produire qu’une espèce d’animal, qui tient moitié de l’homme, & moitié du singe, leur vie se passe sans réfléchir un seul instant ; elle n’est qu’un enchaînement de partie de débauches, dans lesquelles, sur ma parole, ils ne consultent ni le bien public, ni le leur propre. Ô, vous, monsieur, qui êtes étranger, & dont les usages diffèrent sans doute de beaucoup des nôtres, vous conviendrez avec moi, que lorsqu’on n’est point animé par les honneurs, par les louanges, ni par aucun autre motif, le cœur d’un savant s’abbat, & le desir de se distinguer ne fait plus que languir.

À quoi sert, dira un homme de lettres, le soin que je me donne de travailler sans cesse, d’épuiser ma santé par des veilles, afin de procurer l’utilité du bien public, en voulant lui faire part des connoissances que je n’acquiers que par un travail assidu, si cet injuste public fait plus de cas d’un misérable malotru, engraissé du sang de la veuve & de l’orphelin, que de tous les savans du monde ; & si par un abus déplorable, les richesses font honorer un faquin qui à peine végète, tandis que le vrai mérite ne peut rendre le même service à un honnête homme ? C’est ce qui fait qu’on ne voit ici que des gens qui cultivent avec soin le puéril talent d’arranger des mots, où il n’est parlé que de sons, de cadences & d’harmonie, comme dans un opéra, lorsqu’on doit vraisemblablement s’attendre à y trouver des choses qui répondent au titre pompeux & intéressant sous lequel on les annonce : mais ces sons sont si doux, ces mots sont ajustés les uns aux autres d’une façon si singulière, si extraordinaire, qu’il faut un talent tout particulier pour exceller dans cet art, & un encore plus admirable pour deviner ce qu’ils ont voulu dire : car il y a toute apparence de croire que ces auteurs ne se sont pas entendus eux-mêmes, sur-tout lorsqu’ils s’efforcent par leurs écrits à vouloir nous prouver que l’esprit & le jugement ne consistent que dans une certaine conformation des fibres du cerveau, qui nous portent à la science, aux talens, à la vertu, ou à la débauche. Vous voyez que, selon ces beaux génies, tout vient du hasard.

Mais demandez-leur à quoi il tenoit que vous ne fussiez né stupide ou hébêté. Presque à rien, vous diront-ils ; à une petite disposition de fibres imperceptibles ; enfin à quelque chose que l’anatomie la plus délicate ne sauroit jamais appercevoir.

C’est-à-dire, repris-je, en interrompant le savant afin de lui donner le tems de respirer & de reprendre haleine, que vos beaux esprits osent entreprendre de vous soutenir qu’il n’y a qu’eux qui puissent avoir du mérite & des talens indépendans du hasard : c’est de-là, sans doute, qu’ils tirent ce noble privilège, qui leur accorde le droit de mépriser tous les hommes : mais si auparavant de s’approprier une chose & d’en tirer vanité, ils vouloient bien s’assurer qu’elle leur appartient, il n’y auroit pas tant d’orgueil dans le monde.

Le savant nous fit passer dans un autre cabinet rempli d’excellens livres. Je pense, me dit-il, monsieur, que ceux-ci seront plus de votre goût : croiriez-vous que la plupart de nos petits-maîtres condamnent, sans les avoir jamais lus, quantité de livres de nos anciens auteurs ? C’est, disent-ils, le goût qui leur fait connoître à la première page d’un livre, que tous les savans n’étoient que des sots ; & ce goût naît en eux sans étude & sans soins : cela n’est-il pas merveilleux ? Tous se piquent d’érudition ; cependant vous avez dû remarquer que leur principale occupation est la table ; la seconde, la calomnie, & la troisième, de dire des sottises & de parler continuellement d’eux-mêmes. Au surplus, les choses qui arrivent en ce monde ne sont pas faites pour être traitées sérieusement ; il faut nécessairement que tous nos ouvrages ressemblent à des perspectives, auxquelles, on doit donner plusieurs points de vue.

À ce que je vois, dit Monime, vos traités de morale doivent être regardés ici comme des spéculations sur la sagesse, qui ne peuvent qu’ennuyer. Je me suis apperçu qu’on ne fait nul cas du mérite, & que la vertu est comptée pour rien. Il est vrai, dit le savant ; c’est aussi ce qui fait que nos auteurs les plus célèbres sont réduits à présent à ne composer que des contes allégoriques, parce que tout genre d’ouvrages plus relevés y devient suspect. Les hautes sciences sont bannies de ce monde. L’esprit toujours gêné par la crainte de déplaire à quelqu’un, on n’ose mettre ses pensées au jour, on ne se fie point à sa raison : d’où vient ? C’est que la sagesse n’est fondée que sur le tempérament, & que la nature conserve ici tous ses droits. Vous devez juger par-là combien cette raison, que les honnêtes gens chérissent, a perdu de son crédit : elle n’est donc plus en état de faire valoir son autorité, puisque les hommes ne l’estiment pas assez pour la mettre en usage ; mais on est contraint de se conformer à la mode, de louer souvent ce qui paroît ridicule. Chez nous, la dissimulation est le lien le plus étroit de nos sociétés. Comme on se trouve souvent dans la nécessité de fréquenter des gens qu’on ne sauroit ni aimer, ni estimer, l’artifice prend la place de la vérité ; la politique tient lieu de cordialité ; & la nécessité où l’on est de se mettre à l’unisson, rend ce déguisement excusable pour les personnes qui pensent différemment.

Cependant tous nos citoyens se croient heureux ; ils mettent tous leurs soins à se le persuader : mais je ne suis pas leur dupe ; pourquoi ? C’est que je ne fais consister le bonheur suprême que dans trois choses, qui sont, la vertu, la santé & le nécessaire. Qu’importe, pour être heureux, que le corps soit nourri de mets délicats, lorsque l’esprit n’est abreuvé que de fiel & d’absynthe ? Voilà en quatre mots toute ma morale : elle n’est point goûtée chez les Lunaires, parce que leurs esprits se laissent plus séduire par l’amour-propre, que persuader par la raison, & que la plupart des riches sont fourbes, tyrans présomptueux & ignorans. Monime & moi fûmes enchantés de la conversation de ce savant ; aussi étoit-il du choix du génie. Nous le quittâmes à regret en gémissant sur l’extravagance de ces peuples.

Nous prîmes congé du seigneur Damon, qui parut très-fâché de notre départ. Il fit mille instances pour nous arrêter plus long-tems ; mais le séjour que nous devions faire dans cette planette étant limité, nous fûmes contraints de partir pour visiter encore différentes provinces, dans lesquelles nous ne remarquâmes que le même esprit, le goût des modes, celui de la nouveauté est la passion dominante de ces peuples : par-tout un petit-maître veut passer pour bel esprit ; il lui suffit de critiquer, bien ou mal, toutes les pièces de théâtre, les nouveaux contes ; il étend même souvent ses connoissances jusqu’à des romans, pourvu qu’il n’y ait point de morale ; car alors il les trouve d’un insipide & d’un ennui à périr ; à peine en a-t-il lu quelques feuilles, qu’il le condamne sans retour.

On peut dire, après un mûr examen, que leur vie est aussi uniforme, que le cours du soleil. Le matin, au lever de la reine, ou dans l’anti-chambre d’un visir ; le reste de la journée, à table, au jeu ou dans les promenades. Il est encore du bel air de courir tous les spectacles en un même jour : dans l’un, c’est une actrice nouvelle qui doit paroître dans un tel acte ; dans l’autre, on veut y voir un entrechat ou un pas de deux : le reste du tems se termine en débauche dans une de leurs petites maisons. En général, on peut comparer les Lunaires à des caméléons, imitateurs serviles des vertus ou des défauts de ceux qui les gouvernent. Tristes, dévots, joueurs ou débauchés, on les voit aussitôt s’honorer de ces différens vices, semblables à de vrais automates, qu’une même machine ou les mêmes ressorts font mouvoir.