Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Premier Ciel/Chapitre VIII

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CHAPITRE VIII.

Académie des femmes savantes dans l’art d’inventer de nouvelles modes.


J’oubliois de dire qu’on a établi dans une des capitales du monde Lunaire, une académie de femmes, qui prennent le titre d’ingénieuses ; ces femmes tiennent leurs assemblées deux fois le jour, pour y traiter gravement des modes qu’elles doivent inventer. Personne ne peut s’approprier le droit d’en faire paroître aucune, si elles n’ont passé à l’examen de cette académie. Avant cette institution, les dames du bel air, & les petits-maîtres du bon ton s’étoient ingérés de faire eux-mêmes les fonctions d’ingénieux ; mais comme cela introduisoit dans la façon de se mettre, autant de variétés qu’il y a de caprices différens, & mettoit beaucoup de confusion dans les modes, parce que chacune de ces dames prétendoit donner son nom à la coëffure qu’elle avoit inventée, & aux nouveaux ajustemens dont elle s’étoit parée, pour éviter les disputes & les altercations qui arrivoient chaque jour à ce sujet, celui ou celle qui étoit alors à la tête du conseil, car je ne me souviens pas si ce fut un homme ou une femme qui institua l’académie, mais il est certain qu’elle est d’une grande utilité pour ces peuples, & qu’elle produit de grandes sommes à l’état par les taxes qu’on y a imposées ; il fut donc arrêté par un arrêt du conseil, que les modes seroient uniformes, & dureroient au moins pendant huit jours, attendu l’intérêt qu’on prenoit au joli visage, à qui tout sied, & sans aucun égard pour les autres. Il fut ordonné que toutes les femmes, & les petits-maîtres paroîtroient désormais coëffés, à peu de chose près, dans le même goût, qu’ils porteroient les mêmes parures ; permis néanmoins à chacune d’elles d’en varier les couleurs, pourvu qu’il y en eût une qui dominât tout le tems que dureroit la nouvelle mode : par ce moyen, le rose, le jonquille, la violette, le mordoré, & toutes les autres couleurs devoient régner à leur tour. Toutes ces raisons déterminèrent à créer cette académie de femmes ingénieuses, dans laquelle aucune mode ne doit passer qu’à la pluralité des voix.

On a depuis établi des écoles pour se perfectionner à des talens si utiles à la coquetterie & à l’inconstance de tous les citoyens de la Lune. C’est dans ces fameuses écoles où l’on apprend à arranger les rubans, les découpures, les assortimens, pour les nouvelles parures, les pompons, les colliers, les sultannes, les tronchines, les sacs à ouvrage qui font aussi partie de l’ajustement : & pour les hommes, des bourses en coquilles, des nœuds d’épées en doubles roses, des bourdaloux en aigrettes, & mille autres ingrédiens, qui sont l’ornement d’un petit-maître, aussi amoureux de sa figure, qu’une jolie femme. Ces écoles sont distribuées en plusieurs salles ; les unes sont pour la composition des bijoux : car il faut pour être du bon ton, que les hommes & les femmes en soient chargés comme des mulets ; on doit porter des boëtes de toutes formes, & remplies de différens tabacs, des miroirs de poche, étuis à rouge, boëtes à bonbons. La mode est actuellement de s’en présenter, & aussi des eaux de toutes espèces ; ce qui fait qu’on doit avoir plusieurs flacons. Je ne sais comment ils peuvent marcher les poches remplies de tant de brimborions, à moins que ce ne soit pour leur servir de balancier dans les promenades, & de matière de conversation dans leurs cercles.

Rien ne manque dans ces écoles pour l’utilité publique : c’est-là où l’on apprend à suppléer au désagrément des tailles difformes, où l’on étudie à fond tous les airs de visage avec l’art de faire valoir tour à tour la blonde & la brune, les nez retroussés, les visages longs, les minois chiffonnés, & de former enfin une figure du bon ton. Lorsqu’on est parvenu à ce dégré de perfection, on peut être admise à l’académie : ce sont des places qu’il faut briguer long-tems par l’immensité de bien qu’elles procurent à celles qui en sont revêtues : car je ne puis exprimer l’intérêt que prennent à leurs beautés tous les Lunaires en général, ni combien ils apportent d’attention pour se procurer de nouveaux agrémens ; rien ne leur coûte pour satisfaire leur vanité ; tout leur amour propre est renfermé dans les graces extérieures ; c’est d’elles dont ils tirent toute leur gloire : mais de chercher à acquérir des talens, à s’orner l’esprit en cultivant les sciences, à accorder des graces sans se les faire arracher, à secourir les malheureux, à rendre un cœur content, à combler une ame de joie, à prévenir d’extrêmes besoins, ou bien à y remédier, leur vanité ne s’étend pas jusques-là ; ils en sont incapables.

De tous les engagemens, celui qu’on contracte avec le moins de précaution dans tout le globe du monde Lunaire, c’est le mariage : chacun y saisit en aveugle le premier objet qui se présente ; & quelque défaut qu’il ait, pourvu qu’il soit riche, l’intérêt l’embellit ; c’est par lui seul que se forment toutes les convenances, ce n’est que lui qu’on consulte ; l’esprit, le cœur & le sentiment n’y ont aucune part. Ce rapport d’humeur, cette convenance de caractère, qui devroit faire le principal lien du mariage, y est entiérement négligé ; toutes les grandeurs consistent dans les richesses ; c’est dans ces basses maximes que la plupart des Lunaires ont attaché l’honneur.

Cependant quelques-uns de ces peuples, pour corriger en quelque façon cet abus, ont introduit parmi eux une espèce de noviciat, qu’ils font précéder de plusieurs jours les vœux solemnels : d’autres font des baux à la fin desquels il est permis aux deux parties de se séparer. On peut juger qu’ils ne s’entêtent point d’une chasteté dans laquelle certains peuples font consister tout leur bonheur : il est certain que cette vertu ne figure guère parmi eux : ils la respectent beaucoup plus qu’ils ne l’aiment, puisqu’on les voit prendre tous les jours sans aucun scrupule, des femmes qui ont déjà passé par plusieurs épreuves, pourvu néanmoins qu’elles aient eu le talent de s’enrichir ou de se faire des protecteurs, parce que les présens qu’elles exigent sont regardés comme un tribut qu’on doit à leurs faveurs.

Pour voyager plus commodément, & avec moins d’embarras, Zachiel nous fit reprendre nos figures de mouches. Nous parcourûmes ainsi différentes provinces de la Lune. Arrivés à une des extrémités de ce monde, Monime fut épouvantée de la difformité des peuples qui l’habitent, qui font un si grand contraste d’avec les autres, qu’elle demanda à Zachiel si ce n’étoit pas dans cet endroit où les génies fabriquoient leurs corps phantastiques, parce que tous ces peuples nous parurent d’abord de grosses masses de chair informes. Rien ne peut exprimer notre surprise, lorsque nous vîmes des hommes sans tête, qui n’ont par conséquent ni yeux, ni nez, ni oreilles ; des cinq sens de nature, à peine peuvent-ils jouir d’un seul, qui est, je crois, le tact. Cependant ils ont une bouche au milieu de la poitrine, qui est si prodigieusement large, qu’on la prendroit pour un four : leurs bras sont très-longs ; leurs mains grandes & toujours prêtes à recevoir ce qu’on leur offre ; des pieds semblables à ceux des ânes, dont ils ne se servent que pour faire des sauts en arrière.

Ces peuples sont nommés fibulares ; ils relèvent des lunaires ; & quoiqu’ils soient presque toujours en guerre avec eux, ils se plaisent néanmoins à les imiter en tout, & saisissent avec un soin infini toute leur folie & leur ridicule. Monime ne voulut point quitter cette partie de la lune sans assister à un bal que l’intendant de la province devoit donner à toute la noblesse. Pour y entrer avec plus de sûreté, nous nous plaçâmes sur l’épaule de l’intendant. Ce seigneur en fit l’ouverture avec la marquise de Sarabante. Cette dame sut prendre ensuite le comte d’Entrechats, qui mena après la baronne de Contredanse. Je n’ai jamais rien vu de si grotesque que cette assemblée, où tous les hommes & les femmes avoient employé les plus grands efforts de leur imagination pour se déguiser d’une façon singulière. Plusieurs d’entre eux s’étoient fait ajuster des têtes postiches, qu’ils avoient fait exactement copier sur le modèle de celles des lunaires.

Mais comme il arrive, presque toujours, dans les grandes assemblées, quelques évènemens singuliers qui amusent les uns & fait le tourment & l’humiliation des autres, celle-ci, qui étoit très-nombreuse, occasionna plusieurs disputes fort sérieutes entre les masques, dont la plupart avoient perdu leurs têtes dans la foule : ces têtes étoient de carton ; quelques-unes étoient de verre, qui, sans doute, en tombant, s’étoient cassées ; peut-être aussi avoit-on marché dessus. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on fut obligé d’apporter de grands ballais pour en rapprocher les débris, qui furent mis dans un coin, afin que chacun pût retrouver les morceaux qui lui appartenoient. Cet accident fit cesser les contredanses, & l’on ne s’entretint le reste de la nuit que des suites que pourroit avoir cet évènement, qui occasionna en effet bien des troubles, auxquels on eut beaucoup de peine à remédier, parceque toutes les affaires qui demandent de la réflexion, ou celles qui ne s’acquièrent que par l’enchaînement des idées, & ne se perfectionnent que par la raison, sont tout-à-fait hors de la portée des fibulares. Nous quittâmes l’assemblée au lever de l’aurore, & fûmes retrouver le génie, qui nous attendoit pour continuer nos voyages.

Monime, très-peu satisfaite de n’avoir remarqué dans toute l’étendue du globe de la lune, que sottises, fol orgueil, vanité, opiniâtreté, que pas de clerc, balourdises, que projets mal conçus & encore plus mal exécutés ; en général, cette planette n’est remplie que d’hommes foibles, légers, inquiets & passionnés pour de nouvelles bagatelles ; enfin des gens dont les inclinations sont basses, puériles, folles ou ridicules, qu’ils masquent néanmoins sous les noms de goût épuré, de franchise & de probité, tandis qu’on les voit tous les jours sacrifier leurs meilleurs amis à de vils intérêts, & que dans les démêlés qu’ils ont avec leurs familles, il n’y règne que de l’animosité, & de la fourberie dans leurs arrangemens ; des goûts & des liaisons que le hasard seul a formés ; des ressemblances de caractères qu’ils s’essorcent de faire passer pour une suite de réflexions sages & utiles, & mille autres choses encore, que la foiblesse, l’illusion, ou l’extrême ignorance, leur fait regarder comme belles, héroïques & éclatantes, quoiqu’au fond elles ne soient dignes que du plus souverain mépris. Ne peut-on pas comparer, dit Monime, la plupart des habitans de ce monde à des fous ou des insensés, plus dignes de pitié que de colère ? C’est donc en vain, poursuivit Monime, que je m’étois flattée que cette planette nous procureroit de l’amusement & de la satisfaction, puisqu’après l’avoir entièrement parcourue, nous n’y avons rencontré qu’un seul homme raisonnable je voudrois savoir la cause de cette disette d’hommes sensés, & pourquoi ce qui devoit naturellement m’amuser, m’a si fort ennuié. Elle est simple, dit Zachiel, puisque les personnes qui font usage de leur raison ne peuvent jamais s’amuser long-tems avec des fous, des imbécilles ou des capricieux. Ils ont beau faire, leur caractère est haï & méprisé ; ils déplaisent par toutes sortes d’endroits ; leur esprit borné, leur inconstance, leur légèreté, leurs affectations, ces gênantes politesses, ces fades complaisances, ne sauroient jamais les faire aimer. N’allez pas conclure de-là, belle Monime, que tous les hommes soient naturellement vicieux & méchans ; ceux-ci ne le sont devenus que par le besoin de satisfaire à une multitude de passions, qui sont l’ouvrage de leurs sociétés, ou le goût des modes ; celui de frivolité règne de toutes parts.

Mais ce n’est point aux habillemens somptueux, aux parures frivoles, ni aux discours étudiés, qu’on doit reconnoître les hommes ; ce n’est qu’à l’usage qu’ils osent faire de leur esprit & de leur raison. Ici l’habitude que chacun a contractée de ne jamais réfléchir sur rien, fait que le mensonge & l’erreur ont pris la place de la vérité qu’ils ont enfin rendue captive, & qui est regardée parmi ces peuples comme une malheureuse étrangère, qui ne rencontre chez eux que des disgraces & des contrariétés. Personne n’ose révéler ce qu’il pense & l’ancienne inimitié qui a toujours règné entre les talens & les richesses ne doit pas finir si-tôt. On peut dire que la sottise, entée sur le ridicule, se rencontre dans toute l’étendue de cette planète, & que ses habitans composent la nature de tout ce qui est contraire à la raison : on les voit chaque jour s’offrir en spectacles, se moquer les uns des autres en se renvoyant la censure, sans s’appercevoir qu’elle tombe sur eux-mêmes, & sans penser à réformer leurs défauts.

Vous n’avez dû remarquer, belle Monime, poursuivit le génie, qu’un assortiment de vices comiques chez ces peuples, qui entassent méthodiquement visions sur visions. Il y a quatre bonnes mères, dont ils ne reconnoissent que les enfans ; savoir, la vérité, que toutes personnes sensées se font honneur de respecter, & qui chez eux n’engendre que la haine : la prospérité y engendre l’orgueil & l’amour propre ; la sévérité, le péril ; & la familiarité, le mépris : d’où vient ? C’est qu’en se familiarisant, ils font connoître leurs défauts, & donnent à leurs inférieurs droit de comparaison ; leurs semblables, droit d’autorité ; & à leurs supérieurs, droit de châtiment. Ainsi, mes enfans, vous ne devez l’un & l’autre regarder la façon de vivre des lunaires, que comme une leçon utile qui puisse vous faire remarquer les dangers où entraînent de pareilles erreurs, afin d’éviter avec soin toute occasion d’y tomber. Il est bon de connoître le mal pour pouvoir se mettre en garde contre la sévérité des méchans & des flatteurs.

Je vois ajouta Zachiel, que rien ne doit plus nous arrêter dans ce monde ; ainsi nous pouvons à présent passer dans la planète de Mercure : mais pour y passer plus commodément, je vais vous faire entrer dans un tourbillon : ce sont les voitures dont nous nous servons pour tous les voyages que nous sommes continuellement obligés de faire dans tous les mondes possibles, où on nous appelle sans cesse pour l’utilité des peuples qui les habitent. Nous suivîmes le génie, quoiqu’un peu effrayés à l’aspect de ces tourbillons, qu’on pourroit comparer au cahos.