Les affaires sont les affaires/Acte I
ACTE PREMIER
Scène première
Germaine !…
Eh bien ?…
Pourquoi ne parles-tu pas ?…
C’est sans doute que je n’ai rien à dire.
Tu as assez lu.
Je ne lis pas.
Tu rêves ?
Je ne rêve pas…
Alors… qu’est-ce que tu fais ?…
Rien… je m’ennuie…
Oui… oui… je connais ça… Eh bien… écoute-moi… Cela te distraira… Quelle heure est-il ?
Six heures…
Six heures… déjà… Comme le temps passe !… (Un valet de pied sort du vestibule, descend le perron, portant une dépêche sur un plateau.)… Qu’est-ce que c’est ?
Une dépêche, madame.
Une dépêche ?… Qui peut m’envoyer une dépêche !… (Troublée.) C’est drôle… je ne puis recevoir une dépêche sans que cela me donne un coup dans l’estomac… (Elle prend la dépêche, l’ouvre… le valet de pied veut se retirer.) Attendez… (Regardant la dépêche.) D’Ostende… C’est de ton frère… (Lisant.)… « Viendrai déjeuner demain à Vauperdu… Xavier… » (Au valet de pied.) Qu’est-ce que vous faites là, vous ?… C’est bien… (Le valet de pied se retire.)… Demain… jour de courses… Xavier ?… (Elle tourne et retourne la dépêche dans ses mains, un pli au front.)… Ça n’est pas naturel. (Hochant la tête.)… Il y a encore, là-dessous, quelque chose qui n’est pas bon… (Un temps.) En tout cas… ce n’est pas la tendresse qui l’étouffe… Et je parie qu’il n’a pas payé l’exprès… (Elle consulte la dépêche.)… Parbleu !… j’en étais sûre… (Rangeant la dépêche sur la table et soupirant.)… Enfin !… (Reprenant son tricot.) Quelle heure est-il ?
Je te l’ai déjà dit… six heures…
Ah ! oui… Comme le temps passe !… Et ton père ?… Je suis très inquiète… Avec sa manie d’inviter tous les gens qu’il rencontre… qu’est-ce qu’il va encore nous ramener de Paris aujourd’hui ?… Tu le sais, toi !…
Comment veux-tu que je le sache ?
Il aurait pu te le dire…
Je ne l’ai pas vu ce matin… D’ailleurs… mon père ne me dit jamais rien…
Dame, tu as une façon de le rabrouer…
Et puis… sait-il à neuf heures, le matin, ce qu’il fera le soir à six heures ?
Ça… c’est vrai… ça… c’est bien lui… (Un petit silence.)… Des rédacteurs de son journal… mon Dieu !… je ne me gêne pas avec eux… Mais des cinq ou six personnes comme l’autre jour ?… Quand il se met à inviter… il ne s’arrête plus… Et toujours des gens qu’on ne connaît pas… Et c’est samedi… par conséquent… dimanche demain… Bien sûr qu’il faudra coucher toutes ces personnes-là, et leur prêter des chemises de nuit… comme la semaine dernière… Ah ! quelle affaire !… (Elle soupire longuement.)… C’est que nous avons un tout petit dîner… ce soir… les restes d’hier, pas plus… Je crains que ce ne soit un peu court… (Sur un mouvement de Germaine.) Oui… oui… moque-toi de ces détails de maison… Ah ! tu fais bien de ne pas te marier… Tu aurais un joli ménage… Je ne te donnerais pas deux ans, avant d’être complètement ruinée… (Germaine rit et se redresse sur la chaise longue.)… Je ne sais pas pourquoi tu ris… Il n’y a là rien de risible, en vérité…
Veux-tu que je pleure ?… (Elle rattache ses cheveux où le peigne a glissé.)… C’est mieux dans mon genre…
On ne peut pas parler… sérieusement… deux minutes… avec toi… (Un petit silence.) Est-ce ennuyeux que ton père ne m’avertisse jamais… quand il ramène quelqu’un ?… Ce serait si simple qu’il téléphone… Eh bien non… (Elle soupire encore.)… Avec tout cela… j’ai envie de faire tuer un poulet… qu’en penses-tu ?…
Puisque tu sais que mon père ramène toujours quelqu’un… ce qui serait plus simple… c’est que tu eusses toujours un dîner prêt.
Elle s’est levée, tout à fait, en parlant… et elle marche, le long du massif de rosiers, avec des signes d’agacement.
Tu arranges les choses… toi !… On voit bien que tu n’as pas la charge de la maison… Et si… par hasard… il ne ramenait personne — enfin cela peut arriver — je serais bien avancée avec mon poulet… On a beau être riche… je n’aime pas qu’on gaspille la nourriture… J’ai horreur des gâcheries…
Il y a les chiens…
Bonté divine !…
Il y a les pauvres…
Les pauvres ?… Ah ! bien sûr… les pauvres… ce n’est pas ce qui manque ici… Je n’ai jamais vu un pays où il y eût tant de pauvres… (Germaine s’est arrêtée devant les rosiers dont elle coupe les fleurs fanées.) C’est dégoûtant…
Quand il y a, quelque part, un homme trop riche… il y a, par cela même, autour de lui… des gens trop pauvres…
Nous n’y pouvons rien… Et ce n’est pas une raison pour les nourrir… avec du poulet… S’ils travaillaient, ils seraient moins pauvres…
S’ils travaillaient ?… À quoi ?…
Comment… à quoi ?…
Nous leur avons tout pris… leurs petits champs… leurs petites maisons… leurs petits jardins… pour arrondir… ce que mon père appelle son domaine… Ceux qui ont pu partir… sont partis…
Ne les avons-nous pas payés ?
Ceux qui restent… (Elle arrache un insecte d’un rosier et l’écrase sous le talon de sa bottine.)… Voilà !
Ton père leur offre du travail à l’année… ils n’en veulent pas… ils préfèrent mendier… c’est leur affaire.
Mon père leur offre de mourir de faim à l’année… ils…
Ah ! et puis en voilà assez !… Je suis bien bonne de discuter avec toi… Qu’est-ce que tu dis ?…
Rien…
C’est inconcevable… Je ne sais qui te met ces sottes idées dans la tête… (Avec mépris.)… M. Lucien Garraud… sans doute ?…
Qu’est-ce que M. Garraud vient faire ici ?
Parbleu !… un homme qui ne parle jamais…
Si M. Garraud ne parle jamais… comment veux-tu qu’il me mette des idées dans la tête ?…
Je m’entends… Ceux qui ne parlent jamais… en disent beaucoup plus que ceux qui parlent toujours… D’ailleurs… il ne me revient pas… ton M. Garraud…
Ton ?… Pourquoi… ton ?…
Dame ! vous êtes toujours ensemble… Et une jeune fille comme toi… la fille d’un homme qui possède un domaine historique, comme celui-là… avec un employé de ton père… presque un domestique !…
Oh ! un domestique…
Presque… j’ai dit presque… Est-ce convenable ?… Il ferait bien mieux de s’occuper de notre distillerie et de ses engrais… Ah ! je ne sais pas où ton père l’a encore déniché, celui-là… Un chimiste… ça ?… Allons donc !… Ses engrais ? (Elle hoche la tête.) Cela doit être une fameuse blague… Lorsqu’il est venu ici… il n’avait même pas une chemise à se mettre au corps… Enfin !… (Un silence. Germaine donne des signes d’impatience.) De l’École centrale ?… Ah oui !… De maison centrale plutôt…
Ah ! maman… pourquoi être si méchante ?
Je ne suis pas méchante… Mais c’est vrai aussi… Quand je pense qu’on a construit pour ce particulier tout un pavillon… avec un laboratoire qui nous a coûté les yeux de la tête… et que, depuis trois mois… je ne puis obtenir de ton père… qu’on répare le fruitier !… C’est un peu fort, tout de même… (Elle cesse de tricoter et retire ses lunettes.) Quelle heure est-il ?
Six heures un quart…
Comme le temps passe !… Ton père ne va pas tarder à rentrer… Avec qui !… le diable le sait… Ma foi… tant pis… je ne ferai pas tuer de poulet… Ils s’arrangeront avec ce qu’il y a… Germaine ?
Quoi ?…
Il est temps que tu descendes à la cave… chercher le vin…
Je t’ai déjà dit… que je n’irai plus à la cave… Tu as des domestiques…
Des domestiques qui me volent… oui. Hier encore… il manquait cinq bouteilles… dans le tas du milieu… Et c’est tous les jours la même chose… Et comment font-ils… puisque c’est moi qui ai la clef ?
Si tu leur montrais plus de confiance… ils te voleraient peut-être moins… Que veux-tu qu’ils fassent d’autre dans une maison où ils n’entendent jamais parler que de rouler les gens ? Sois tranquille… jamais ils ne voleront autant de bouteilles de vin… que… des personnes que je connais… ont… gagné de millions…
Germaine !…
Pourquoi te fâcher ?… J’ai dit… gagné…
Je te défends de parler de la sorte… Depuis quelque temps… tu as des mots… des attitudes !… En vérité… je ne les supporterais pas…
Je supporte bien… moi… depuis que j’ai l’âge de comprendre et de sentir… tout ce qu’on dit… tout ce qu’on fait ici… Dieu sait pourtant si…
Tais-toi !… Ça n’a pas de nom… (Elle pose sur la table et remet dans la corbeille le tricot qu’elle froisse avec colère.)… C’est pour ton père, n’est-ce pas ?… (Silence de Germaine qui, après avoir cueilli une rose, revient s’asseoir sur la chaise longue en respirant la fleur.)… Eh bien… parlons-en… une bonne fois…
Oh !… je t’en prie !…
Si… si… je le veux… Ton père a des défauts… de grands défauts… Je suis la première à en souffrir et à les lui reprocher… Il est vaniteux… gaspilleur… insolent… inconsidéré… menteur… oui, il est menteur… et fou aussi quelquefois… c’est possible… Il renie souvent sa parole ?… il aime à tromper les gens ?… Dame !… dans les affaires !… Mais c’est un honnête homme… entends-tu ?… un honnête homme… Et quand même il ne le serait pas ?… quand même ce serait le dernier des derniers… est-ce que cela te regarde ?… Ton père est ton père… ce n’est pas à toi à le juger…
À qui donc alors ?
Qu’est-ce que tu dis ?… (Un petit silence.)… Oui… oui… hausse les épaules… (Un temps.) Et sache que sa fortune ne doit rien à personne… à personne… Est-ce clair ?… Sa fortune… il l’a gagnée en travaillant… Il a eu de la chance… il a été servi par les événements… je le veux bien… mais il a eu encore plus d’adresse et de courage… S’il a fait deux fois faillite… n’a-t-il pas obtenu son concordat ?… S’il a été en prison… eh bien… quoi !… ne l’a-t-on pas acquitté ?… Ah ! il a eu de rudes moments, le pauvre garçon… D’autres, moins énergiques, se fussent brûlé la cervelle… Lui, pas… À chaque chute, il s’est relevé pour gagner davantage… et atteindre plus haut… Il a fondé un grand journal lui qui savait à peine écrire… Enfin… voyons… si ton père était une canaille… est-ce qu’il serait l’ami d’un ministre !…
De deux ministres…
De deux ministres… parfaitement… Heuh !… (S’animant.) Et moi aussi… par mon esprit d’ordre… mes habitudes d’économie… mes conseils… j’ai ma part dans le gain de cette fortune que tu méprises… Et je m’en vante… Est-ce parce que nous sortons du peuple… lui et moi ?… Est-ce parce que nous avons été pauvres que mademoiselle rougit de nous aujourd’hui ?… A-t-on vu cette petite sotte… cette orgueilleuse… cette péronnelle… qui se permet de juger ses parents !…
Mieux vaut que ce soit moi qui les juge…
C’est odieux… Tu es une fille dénaturée… Si quelqu’un t’entendait… ce serait à ne jamais plus se montrer devant personne…
Il te sied vraiment de me reprocher aussi durement des actes… que tu commets… toi… tous les jours…
Moi ?…
Oui, toi… Avec cela que tu te gênes pour te plaindre de mon père… pour étaler… devant tout le monde… devant les étrangers mêmes, tes rancunes et ses… défauts… Tu vois que je suis modérée.
Moi… ce n’est pas la même chose…
Naturellement…
Je tombe des nues… Qu’est-ce que tu as aujourd’hui ?… Il ne te manque aussi que d’exciter les domestiques au pillage… C’est complet… Veux-tu descendre à la cave… Oui ou non ?…
Non…
C’est bien… (Elle se lève.) J’irai… moi… J’irai malgré mes rhumatismes… (D’un air de défi.)… malgré mes rhumatismes… fille sans cœur… (Elle monte les marches du perron, péniblement.)… C’est incroyable ! Ah ! tu as raison de ne pas te marier… (Elle s’arrête, se retourne, se penche sur la balustrade.)… Qu’est-ce que tu fais là ?… Va t’habiller au moins… S’il vient du monde… je ne veux pas qu’on te voie fagotée de la sorte… On dirait… ma parole… qu’on te refuse des toilettes… (Silence de Germaine.)… As-tu entendu ? As-tu compris ?…
Je suis très bien, ainsi…
Après tout… comme tu voudras… Si tu tiens à être ridicule ?… C’est incroyable !…
Scène II
Mademoiselle Germaine…
Comme vous voilà beau !… Vous êtes donc de noce, mon bon Jules ?…
De noce… Ah ! mademoiselle Germaine…
C’est vrai !… Pourquoi cette figure triste… cet air embarrassé ?… Voyons… il y a encore quelque chose ?…
Alors ?… mademoiselle ne sait pas ?…
Mais non… je ne sais pas…
C’est donc ça… Je me disais aussi… c’est pas naturel que je n’aie point vu Mlle Germaine, aujourd’hui… dans le jardin.
Pourquoi… aujourd’hui ?…
Parce que… avec votre permission… mademoiselle Germaine… ça me coûte de vous dire ça… je viens vous faire mes adieux…
Vos adieux ?… Qu’est-ce que cela signifie ?…
J’ai donné… mes huit jours… à monsieur… ce matin…
Vous ?
Oui… mademoiselle…
Ce n’est pas possible…
Si fait… mademoiselle… si fait… Ça devait arriver… Ah ! j’en ai eu du deuil…
Vous ne vous plaisez donc plus ici ?
Ce n’est pas ça… ce n’est pas ça… (Un peu plus vivement.) J’ai été forcé… là !…
Et pourquoi ?…
Il n’y a pas moyen de vivre avec monsieur… Monsieur vous cherche des raisons à propos de tout… Ainsi quand une planche de légumes est à droite… eh bien, monsieur demande qu’elle soit à gauche… Si elle est à gauche… va te promener… faudrait qu’elle soit à droite… Ça n’est plus du travail… Et puis, monsieur a des idées !… Longtemps… je n’ai rien dit… j’ai gardé ça pour moi… parce que… ça m’ennuyait de quitter mademoiselle qui a toujours été si bonne pour ma femme et pour moi… À la fin… n’est-ce pas ?… on en a trop sur le cœur… ça vous échappe…
Dites-moi ce qui s’est passé entre mon père et vous…
Il ne s’est quasiment rien passé…
Mais encore ?…
On s’est dit des mots… on s’est monté… on s’est donné… chacun… ses huit jours… Il a été convenu que je partirais ce soir… Quand on quitte une place… voyez-vous… il est préférable que ce soit tout de suite… Ça vaut mieux pour tout le monde…
Vous êtes peut-être… un peu trop susceptible… et vous avez, sans doute, mal pris une observation sans importance… que vous faisait mon père ?
Susceptible ?… depuis quatre ans que je sers monsieur ?… Ah !… mademoiselle Germaine… (Un temps.)… Je sais bien que je n’ai pas d’instruction… çà !… Pourtant… je connais mon métier… le marais… la taille… la serre… les fleurs… et je l’aime… Mademoiselle Germaine était contente de moi… elle ?…
Vous le savez bien.
Le petit… jardin des clématites…
Il était si joli !…
Et il nous avait donné tant de mal… mademoiselle se souvient ?… Et les iris japonais… au bord du grand bassin ?… une idée de mademoiselle.
Oui… oui…
Et le fleuriste où mademoiselle allait… tous les jours… cueillir des bouquets, des bouquets !… (Un temps.) Les bouquets… c’est pourtant vous, mademoiselle Germaine, qui m’avez appris à les faire… Et les roses ?… Et nos semis ?… Et tout, quoi ?… Dieu sait pourtant si monsieur était chiche de fumier pour les fleurs… Enfin… on s’arrangeait…
Avez-vous pensé que vous alliez quitter tout cela ?
Puisque mademoiselle Germaine a été contente de moi… je partirai… le cœur moins gros…
Voyons… Il n’y a peut-être qu’un malentendu… facile à dissiper… Je parlerai… ce soir… à mon père…
Merci… mademoiselle… Ce qui est fait… est fait… allez !…
Pourtant ?…
Demain… ce serait la même chose… ou autre chose… Non… c’est fini… (Plus grave.) D’abord…
Quoi ?… Allons…
D’abord… (Il tourne d’un air plus embarrassé son chapeau entre ses doigts.)… Tant pis !… faut que je dise tout à mademoiselle… Mademoiselle sait que ma femme est enceinte… sauf vot’ respect ?…
Sans doute… Eh bien ?
Et qu’elle doit accoucher dans deux mois ?…
Oui.
Eh bien… voilà… monsieur ne veut pas d’enfants chez lui… « Toutes réflexions faites qu’il m’a dit, ce matin… pas d’enfants… pas d’enfants dans la maison… Ça abîme les pelouses… ça salit les allées… ça fait peur aux chevaux… » (Silence. Germaine détourne un peu la tête, émue et gênée.)… Bien sûr… qu’on n’a pas des enfants exprès… pour son plaisir… Dans notre condition… on a déjà bien de la peine… à vivre deux… Mais quand les enfants viennent… on ne peut pourtant pas les tuer… dites… mademoiselle Germaine ?…
Voilà donc la raison… Qu’allez-vous devenir, maintenant ?…
Je vais chercher une place… Ça n’est guère la saison… En plein travail… les bonnes sont toutes prises… Et avec une femme enceinte… il va falloir en faire des maisons et des maisons !… C’est pas commode, allez !… Ah ! sapristi !… c’est pas commode…
Avez-vous au moins des économies… pour attendre ?
J’ai mes bras…
Mon pauvre Jules… je ne puis rien pour vous… je ne puis que vous plaindre et vous aimer. (Elle se lève… lui prend la main.) Adieu !
Mademoiselle Germaine… je voudrais bien vous dire quelque chose… (Il montre sa gorge.)… quelque chose qui est là… Je n’ose pas…
Dites… je vous en prie…
Mademoiselle Germaine… vous non plus… vous n’êtes guère heureuse…
Vous vous trompez… je suis très heureuse…
Non, mademoiselle… je vous connais bien… Quand on a un cœur comme le vôtre… on ne peut pas être heureux ici…
Et votre femme ?
Elle est à la ville… Elle est allée chercher une voiture pour emmener nos meubles et nos pauvres frusques…
Pourquoi ?… Il ne manque pas de voitures ici.
Chacun pour soi, mademoiselle… Ça vaut mieux comme ça…
La verrai-je ?
Ah ! bien sûr, mademoiselle… Mais depuis ce matin… avec tout ce tracas… vous pensez… elle n’a pas eu le temps…
Adieu !
Adieu, mademoiselle…
Scène III
Mais où sont-ils ?… Mais qu’est-ce qu’ils font ? Pas un seul domestique à l’antichambre !… C’est incroyable !… (Elle commence à descendre les marches du perron.) Plus on en a, de cette engeance, moins on est servi… (Apercevant Lucien qui entre en ce moment par la droite, elle s’arrête.) Ah ! M. Garraud, maintenant… (Germaine se lève et répond au salut de Lucien… Mme Lechat, d’une voix hostile qui semble le congédier.)… Mon mari n’est pas encore rentré, monsieur Garraud…
Excusez-moi, madame… J’avais cru entendre la voiture.
Vous avez mal cru… (Elle descend une marche et s’arrête.) vous avez quelque chose à dire à mon mari ?
Oui, madame.
Tu ne viendrais même pas m’aider à descendre les marches du perron… (Germaine va aider sa mère.)… C’est heureux… (En passant devant Lucien.)… Ces domestiques… a-t-on vu…? J’espère bien que ton père va me mettre tout ce joli monde à la raison…
Comme ce pauvre Jules…
Ce pauvre Jules… Naturellement… Toi, tu n’as de pitié que pour les fainéants, les ivrognes… et les voleurs.
Pas pour tous…
Heuh !… Dès qu’ils sont restés seulement un an dans une place, les domestiques deviennent les maîtres… On n’est plus chez soi… (Imitant toujours sa fille.) Ce pauvre Jules !… (Pendant ce temps… conduite par Germaine, elle a gagné son fauteuil où elle se réinstalle.) Ouf !… (Elle souffle un peu et reprend son tricot.)… Dire qu’il faut que ce soit moi… à mon âge… dans mon état… qui aille… maintenant… tous les soirs… à la cave ! Ah ! le monde est bien changé… (Elle tricote avec rage.) Eh bien… monsieur Garraud ?…
Madame…
Il paraît que vous en faites de belles avec mon mari… et que vous lui fourrez dans la tête un tas de folies… comme s’il n’avait pas assez des siennes… mon Dieu !…
Moi… madame ?
Et qui voulez-vous que ce soit ?… Il ne parle que de révolutionner l’agriculture maintenant… Plus de blé… d’avoine… de betteraves… Il prétend que c’est usé… que ce n’est plus moderne… Je vous demande un peu… Il rêve de semer… de planter… je ne sais quoi…
C’est parfaitement exact… Mais je n’en suis pas la cause. J’ai tout fait, au contraire, pour démontrer à M. Lechat son erreur… Il ne veut rien entendre… et me traite de bourgeois… (Riant.)… de sale bourgeois, même.
Et… vous… vous voudriez me faire croire que mon mari est fou ?
Oh ! madame !… Mais M. Lechat est très hardi… très novateur… très obstiné…
Oui… et cela va nous coûter en engrais, en expériences inutiles et ridicules… des mille francs et des dix mille francs ?…
Je le crains…
Eh bien, merci… Sa nouvelle méthode de culture… et les élections dans deux mois… ah ! nous allons avoir une jolie année…
Rappelez-vous, madame, que, le mois dernier, pour la fête du pays, M. Lechat voulut faire peindre en tricolore… tous les troncs des vieux et admirables ormes de la grande avenue… Vous l’en avez dissuadé, heureusement… Peut-être réussirez-vous — et je le souhaite — à le détourner de sa grande révolution agronomique…
En tricolore… nos beaux ormes !… C’est vrai, pourtant… On ne peut pas être tranquille une minute avec un pareil homme… (Un petit silence.) Mais enfin… vous qui êtes, paraît-il, très savant, monsieur Garraud… à quoi attribuez-vous ces manières bizarres qu’il a, maintenant ?… Car enfin, Isidore est très intelligent… très fort même… Il a la réputation… méritée, d’être un homme d’affaires remarquable… le premier de Paris…
Incontestablement…
Et en dehors de ses affaires… il ne dit et fait que des bêtises… (Protestations de Lucien.) Si… si… des bêtises…
Mon Dieu ! madame… il m’est fort difficile de répondre… Le cas de M. Lechat est, du reste, assez fréquent chez les gros remueurs d’affaires… Une extrême confiance en soi-même… l’habitude de la domination et du succès… le besoin de créer toujours quelque chose de nouveau… la joie grisante de l’obstacle à franchir… je ne sais pas… (Timidement.)… Un peu trop d’orgueil aussi… un besoin d’idéal… peut-être.
Oh ! d’idéal…
Chacun a le sien… Seulement, on ne manie pas un sol comme on manie la pauvre âme des hommes… Le sol est moins plastique et plus résistant…
Je vous demande un peu… (Un temps.)… Je croyais que vous aviez une certaine influence sur mon mari ?…
Aucune, madame…
M. Garraud est trop pauvre… il a trop de scrupules…
Je ne te parle pas, à toi… (À ce moment, on entend les grelots d’une voiture dont le bruit se rapproche… Elle écoute.)… J’entends la voiture… Cette fois, c’est bien lui…
Je vais au-devant de M. Lechat.
Tâchez de lui faire comprendre…
Scène IV
Et qu’est-ce qu’il va nous ramener de Paris ?… Quelle heure est-il ?… (Silence de Germaine.) Quelle heure est-il ?
Je ne sais pas.
Naturellement… (Elle rajuste un peu les plis de sa dentelle et de sa robe.) Mes gants ?… Ah !… (Elle les aperçoit sur la table… les saisit… se gante vivement.) Et toi… arrange un peu tes cheveux… Voyons !… Tu as l’air de je ne sais quoi… Et ta chemisette qui bouffe dans le dos… Viens ici… (Elle arrange la chemisette.) À ton âge, tu n’as pas encore appris à t’habiller… Ah ! tu ne fais guère d’honneur à une mère… (Bouleversée.) Et mon dîner, mon Dieu ?… Pourvu que ce ne soit pas des personnages !… Il ne me manquerait plus que ça… Dire, avec ce diable d’homme, que c’est, tous les soirs, les mêmes transes !…
Vive Isidore Lechat !… Vive le citoyen Isidore Lechat !…
Allons… bon ! le voilà qui se fait encore acclamer par les ouvriers de la ferme. Alors, ce doit être pour le moins un ministre… le ministre de l’Agriculture, qui doit toujours venir… Mon Dieu !
Vive Isidore Lechat !…
C’est bon… c’est bon… Fichez-moi la paix… (Les cris redoublent. Isidore apparaît, de profil, à reculons, au fond de la scène, à droite. Il fait des gestes d’apaisement…) Mais, nom d’un chien… fichez-moi la paix… Ce n’est pas l’homme qu’il faut acclamer… c’est l’idée, sapristi !… acclamez l’idée !…
Vive Isidore Lechat !…
Va te promener !… Eh bien… tenez… voilà pour l’idée… (Il jette des sous et des pièces blanches.) Et fichez-moi la paix, hein ?… En voilà assez… (Il se retourne.) Ah !… ces dames… Tableau champêtre… un vrai Watteau… Bonsoir, mes enfants…
Scène V
Ils sont enragés… ces bougres-là… Ah ! l’idée marche, ici… Mazette !… De braves gens ! (Brusquement, il tire sa montre qu’il consulte.) Quinze minutes… De la gare au château, mes enfants, nous avons mis exactement quinze minutes… Du vingt-quatre à l’heure… Hé ! hé !… C’est assez coquet… pour des chevaux… (Phinck et Gruggh approuvent. — À Lucien, vers qui il se retourne.) Et l’engrais ?…
Rien de nouveau, monsieur.
Sapristi !… mon cher garçon… pressez… pressez… J’ai annoncé notre découverte à la Société d’agriculture, à Méline… à tout le monde… Je commence la campagne dans le Petit tricolore… Et puis… il me le faut… pour les élections… diable !… Marchez !… marchez… (Il présente ses amis à sa femme.) Monsieur Phinck !…monsieur…
Gruggh… Wilhelm Gruggh.
Gruggh… C’est vrai… Ce vieux Gruggh… Elle est bonne… Ma parole… j’allais oublier son nom… (Cérémonieusement.) Monsieur Gruggh !…
Messieurs…
Des ingénieurs électriciens… des amis… de vieux amis… (Il tape sur l’épaule de l’un et de l’autre, et tous les trois ils rient.) Regarde bien ces gaillards-là… À eux deux, sans en avoir l’air, ils représentent une chute de dix mille chevaux…
Pardon… de vingt mille…
De vingt mille chevaux… Une chute de vingt mille chevaux… Ah ! les gaillards… (Présentant sa femme.)… Mme Isidore Lechat… ma femme…
Messieurs…
Mlle Germaine Isidore Lechat… ma fille… (Salutations. Germaine incline légèrement la tête.) Un beau parti… ah ! ah !… Mauvaise tête quelquefois… mais bon cœur… comme son père… Et une intellectuelle, s’il vous plaît ! La maladie du jour… demandez la maladie du jour… N’est-ce pas, fillette ?… Les marquis décavés et les princes sans le sou… n’ont pas besoin d’affronter le mal de mer pour se payer une forte dot… (Désignant sa fille.) L’Amérique chez soi… Ah ! ah !…
Ah ! mon père, je t’en prie !…
Et modeste… Ça va bien… ça va bien… (Il tire de sa poche des journaux qu’il distribue à sa femme, à sa fille, à Garraud.)… Mes enfants… un fameux numéro… aujourd’hui… Il y a un article… un éreintement du blé… je ne vous dis que ça… (À Garraud.) Lisez-le… (Garraud déplie le journal.) À la seconde page… trois colonnes… signées : Parsifal… (À sa femme.)… Il est de ton protégé… le petit Rampon… Il monte… il monte beaucoup… le petit Rampon… Charmante nature… d’ailleurs… Et une plume !…
Je te l’avais bien dit… Il ira loin…
Figurez-vous… qu’il a débuté chez moi… l’année dernière… en rédigeant la température… Puis, je l’ai mis aux Échos de théâtre… Et maintenant… je l’essaye à l’Économie politique… Il y est inouï… Parce que… moi… vous savez… dans mon journal… pas de littérature… pas d’écrivains et de leurs phrases… Ah ! non… Des choses claires… des faits… de la galette… Et voilà !…
Un journal… ça doit être un grand plaisir…
Non, c’est un levier… (Il pose ses autres journaux sur la table, et il aperçoit la dépêche.)… De qui cette dépêche ?
De Xavier…
Ah ! ah !… (Après avoir lu.)… Bravo ! (Brandissant la dépêche.)… Je vous présente Xavier-Isidore Lechat de Vauperdu… mon fils… Un vrai gaillard… et moderne… Il commence la grande lignée des Vauperdu… (Avec un orgueil ironique.)… Lechat de Vauperdu… ah mais !… Vous le verrez demain…
Alors… ces messieurs couchent ?…
Bien entendu… ils couchent… ils ne perchent pas… (À Phinck et à Gruggh.) Vous connaissez mon fils ?…
Non…
Non…
Comment… non ?… Mais il est très connu… On ne parle que de lui dans les journaux sportifs… Il a une écurie de courses… un yacht… une automobile de cinquante mille francs… des amis dans la haute société… les plus belles actrices de Paris… Il n’a que vingt et un ans, le mâtin !… et il a déjà figuré dans deux ou trois scandales extrêmement chics… Il est de l’Épatant…
Il est de beaucoup trop de choses… Et il nous donne bien du fil à retordre… à moi… principalement… Car cet enfant-là… messieurs… c’est la folie de son père… Isidore lui passe tout… (Isidore s’épanouit, se frotte les mains.) Et le gamin en profite… Dieu sait !…
Il s’amuse, la petite canaille… C’est de son âge.
Il pourrait s’amuser… à moins de frais, surtout qu’il est si beau garçon.
Tu te plains… toujours… ma pauvre vieille. Et qu’est-ce que cela fait ?… Je suis assez riche pour me payer la gloire d’un fils… lancé comme Xavier… à pleines guides… dans la grande existence parisienne… Avec cela que tu n’es pas heureuse… quand tu apprends par les journaux que ton enfant a conduit… dans son automobile… à Ostende… le Jockey-Club ?… Le cœur d’une mère… voyons… sapristi !
Je ne dis pas… si ça coûtait moins d’argent…
Allons donc !… (À Gruggh et à Phinck.)… Elle ne voit même pas que Xavier est une constante et vivante réclame pour mes affaires… (À sa femme.)… Tu ne comprendras donc jamais, sacré mâtin, que ce que je lui donne… c’est de l’argent placé à plus de cent pour cent… Ah ! les femmes… Du sentiment ?… à la pelle… Mais les affaires ?… (Il hausse les épaules, marche, s’agite, se frotte les mains… tire sa montre.)… Tenez !… Tout ce que vous voudrez que ce grand escogriffe de duc de Maugis… que je vous ai montré à la gare… n’est pas encore arrivé à Marécourt… Celui qui dépassera mes trotteurs… je l’attends… Qu’est-ce que vous dites de mes trotteurs ?…
Étonnants…
Vingt-huit mille… mon vieux…
Étonnants…
Et encore, madame… nous avons, sur la route, écrasé un mouton…
Deux… deux moutons… (Il se frotte les mains.) La semaine dernière… j’ai aussi… ma foi… culbuté une vache et son veau… J’ai même failli écraser un enfant… un enfant de cantonnier…
Tu ne devrais pas t’en vanter…
Qu’est-ce que cela fait ?… Je paie… (Il se frotte les mains.)… C’est vrai… aussi… Ils sont là, dans le pays… trois méchants hobereaux… qui n’ont pas, à eux trois, cent cinquante mille francs de rentes… et qui voudraient lutter avec mes trotteurs ?… (À Gruggh, le prenant par le bouton de son veston.) Écoute… tu vas voir… Dimanche dernier… Mais cela ne t’ennuie pas que je te tutoie ?…
Au contraire…
Bravo !… Tu es rond, toi… J’aime qu’on soit rond… j’aime qu’on se tutoie… Nous ne sommes pas des gens de l’ancien régime… nous autres… des comtes… des ducs… Nous sommes de francs démocrates… pas vrai ?… des travailleurs… (Il tape sur le ventre de Gruggh.)… Tu vas voir… Dimanche dernier… je revenais de Sainte-Gauburge… par la forêt… et j’avais pris… un petit chemin… étroit… praticable à une seule voiture… Qu’est-ce que j’aperçois… à cinquante mètres devant moi ? Le duc de Maugis… ce grand serin que tu as vu à la gare… et qui a le toupet de se présenter contre moi… aux élections… (Haussant les épaules.)… oui !… Je ne veux pas être dépassé par personne… surtout par le duc de Maugis… tu comprends ?… Je dis au cocher : « Dépasse, nom d’un chien !… — Il n’y a pas de place… répond le cocher. — Alors… bouscule et jette-moi… duc, voiture… chevaux… dans le fossé… Sinon, je te flanque à la porte… ce soir… » Tu vas rire… Le cocher lance ses chevaux… Patatras !… Le duc d’un côté… moi de l’autre… le cocher… à dix mètres… dans le taillis… Quelle marmelade !… Je ne perds pas la carte… je ne perds jamais la carte… Prestement… je me remets sur pied… dégage les chevaux… relève la voiture… et je passe… pendant que le duc… les quatre fers en l’air… Ah ! ah ! ah !… voilà comment je les traite… moi… les ducs… Qu’en dis-tu ?…
C’est admirable !…
Et c’est juste… J’ai cinquante millions… moi… et le duc… à peine s’il en a deux… Un pouilleux… Ah ! elle en voit de dures avec moi, la noblesse.
Mais, dites-moi… avec ces manières-là… vous devez être très populaire ?…
Si je suis populaire ?… Tu les as entendus tout à l’heure ?… De braves gens !… Et puis, tu verras cela aux élections… (Il fait le geste de bousculer une voiture dans le fossé.)… Tu verras ça !… Et sais-tu comment on m’appelle ici, moi, Lechat ?… Le Chat-Tigrrre… (Longs rires partagés par les deux ingénieurs.)… On voit… tout de suite… à qui on a affaire… hein ?… Le Chat-Tigre ! (Il se frotte les mains.) Mais il ne s’agit pas de ça… Voyons… voyons… (À l’un des valets de pied.)… Cette valise… dans la chambre François Ier… (À Gruggh.) Ça te va ?…
Parfaitement…
Celle-là… dans la chambre Louis XIV…
C’est que… je vais te dire… mon ami… la chambre Louis XIV… n’est pas libre…
Comment, elle n’est pas libre ?…
J’y fais sécher mon tilleul…
Ah ! ah !… Elle est bonne… Eh bien… dans la chambre Louis XV… (À Phinck.)… Mais si tu aimes mieux Henri II… Henri III… Henri IV… Louis XIII ou Louis XVI ?… ne te gêne pas. Il y a dans mon château autant de chambres que de rois dans l’histoire de France… (Il se frotte les mains.) Une idée, ça ?…
Pour un démocrate…
C’est par mépris… Choisis…
Si vous voulez, je prendrai la chambre Louis XV.
Louis XV ?… J’en étais sûr… Ah ! vieux polisson !… (Au valet de pied.) Dans la chambre Louis XV…
Ces messieurs voudront bien m’excuser… nous n’avons qu’un tout petit dîner… ce soir. (À son mari.) C’est de ta faute… Si tu m’avais téléphoné, au moins… (À Gruggh et à Phinck.)… Croiriez-vous, messieurs, que je ne puis obtenir de mon mari… qu’il me prévienne… quand il ramène du monde !…
Ce n’est pas du monde… ce sont des amis…
Encore faut-il qu’il y ait de quoi… même pour des amis…
C’est bon… c’est bon… Ils ne viennent pas pour manger…
Mais non… madame… Ne vous tourmentez pas… je vous en prie.
Ils viennent pour traiter des affaires.
Certainement…
Des affaires énormes… des affaires de vingt mille chevaux… (Il pousse Phinck et Gruggh sur le fond du théâtre. — D’une voix plus basse.)… Ne faites pas attention à ce que dira ma femme… C’est une bonne femme… mais elle n’a pas d’usage… (Revenant sur le devant de la scène.)… Ah ! les grosses affaires… où l’on brasse les hommes à pleines foules… et les millions à pleines mains… les millions des autres… hé ?… les travaux gigantesques… les ponts… les ports… les mines… les tramways… j’aime ça. C’est ma vie… (À Phinck.) Crois-tu que nous allons les enfoncer, tes compatriotes, les Suisses… (À Gruggh.)… et tes amis, les Allemands ?… Ils se proclament les Rois de l’Électricité… Eh bien… ils ne me connaissent pas encore… Regardez ce château… Il fut bâti par Louis XIV… Toute la Cour, toute la fripouille aristocratique… y défila en habits de soie et de velours… Ça les a bien avancés !… À qui appartient-il aujourd’hui… ce château royal ?… À un prince ?… Non… À un duc ? Non… À un prolétaire… à un socialiste…
À Isidore Lechat !…
La revanche du peuple… Ah ! Ah ! ah ! vive le peuple !…
Scène VI
Ah ! tu te décides… enfin ?… Et pourquoi n’étais-tu pas là à mon arrivée ?…
Excusez mon retard, monsieur… J’étais allé au marquage des chênes, dans la vente de la Faudière.
Il n’y a pas de marquage qui tienne… il n’y a rien qui tienne… Tu dois être là, à ton poste… quand j’arrive… Que ce soit la dernière fois… Compris, hein ?… (Il le regarde des pieds à la tête, narquois.)… Dis donc… c’est par chic… que tu as ton chapeau… sur la tête ?… (L’intendant enlève son chapeau.)… Non… mais, tu sais… ne te gêne pas… Si c’est dans ton monde que les serviteurs apprennent à parler à leurs maîtres le chapeau sur la tête… très bien… (Se tournant vers le groupe.)… Je vous présente le vicomte de la Fontenelle… mon intendant… encore un noble… Il a eu des malheurs… les femmes… les chevaux… le baccara… et voilà !…
Monsieur !…
C’est bien… (Ricanant.)… Allons… remets ton chapeau, vieux chouan… et même ta couronne… si tu ne l’as pas vendue avec le reste… (L’intendant, partagé entre l’humiliation et la révolte, finit par remettre son chapeau sur la tête. — Moment pénible. Tous sont gênés… On voit que Germaine se dompte pour ne pas éclater. Isidore s’assied, près de la table, dans un fauteuil, les jambes croisées. Les deux ingénieurs s’éloignent et causent entre eux.) Qu’est-ce qu’il y a de nouveau, aujourd’hui ?
Hippolyte Gouin, votre fermier de Villejeu… est venu demander un nouveau délai… de deux mois, pour achever de payer son fermage…
Pas un jour… L’huissier… demain…
C’est un brave homme… Il est très malheureux… Je me permets de…
Quoi ?… (Silence de l’intendant.)… Ensuite ?…
Je n’ai pu régler le jardinier… Il n’accepte pas que vous lui reteniez ses huit jours…
Il n’accepte pas ?… Vraiment ?… Un imbécile qui ne sait même pas faire pousser des petits pois… et qui se permet… d’avoir des enfants… chez moi… sans mon consentement ?… Le juge de paix le règlera… Ah ! on m’envoie demain… un nouveau jardinier… Tu l’installeras… Et puis ?… Dépêchons… dépêchons…
J’ai vu le peintre… Il est furieux… Il prétend que c’est vous, monsieur, qui l’avez chargé de dire au serrurier qu’il dépose les sonnettes du grand pavillon…
A-t-il un ordre écrit… signé de moi ?… Non ?… Qu’il me fiche la paix… et qu’il sache ceci… (Avec emphase.)… ce que je dis ne vaut rien ; il n’y a de bon que ce que j’écris… Il en rabattra, M. le peintre… Et puis ?
J’ai livré le fourrage, ainsi que vous l’avez prescrit…
La luzerne échauffée ?
On l’a répartie, judicieusement, parmi la bonne…
Très bien… Pas de braconniers, aujourd’hui ?
Pas que je sache… Les gardes ne sont pas venus au rapport…
Pourquoi ?… Qu’est-ce qu’ils fichent ?…
Il n’est pas encore sept heures, monsieur… Pourtant… je crois qu’on a pris la mère Motteau en train de ramasser du bois mort…
Dans le parc réservé ?
Non, monsieur, dans le grand parc…
Ah ! ah !… Alors les clôtures… les ronces artificielles… les piquets de fer… elle s’imagine que c’est pour les escargots ?… On a dressé procès-verbal… je pense ?…
Je ne crois pas, monsieur…
Et pourquoi ?…
C’est une coutume, monsieur… On perdrait son procès…
Mais, mon ami, les pauvres ont le droit, partout, de ramasser le bois mort…
Le droit… le droit… D’abord, les pauvres n’ont aucun droit… Et quand même ils l’auraient, ce droit absurde, je ne veux pas que, sous prétexte de ramasser du bois mort, les vagabonds s’introduisent chez moi… pour tendre des collets… couper mes jeunes baliveaux… dévaster mes taillis. Il faut que cela finisse… C’est inouï, en vérité !… Les pauvres… on dirait que tout, maintenant, leur appartient… Ce sont eux qui sont les vrais propriétaires… Démocrate ?… Personne ne l’est plus que moi… Mais je ne suis pas, non plus, un jobard… (À sa femme.)… Est-ce qu’on ne leur distribue pas du pain, ici, le samedi ?
Certainement…
Est-ce que tu ne passes pas ta vie… est-ce que tu ne te crèves pas les yeux à leur tricoter des gilets… des bonnets… des bas… est-ce que je sais ?
Ça… c’est vrai !…
Eh bien, alors… S’ils veulent se chauffer… il y a du charbon de terre… (Il se lève et marche. À l’intendant)… Quand on la repincera, cette vieille sorcière… qu’on me l’amène… Tu entends ?… Je lui donnerai une leçon, moi… une bonne leçon… (Il se frotte les mains.)… C’est tout ?
M. le marquis de Porcellet est venu tantôt…
Ah ! ah !… M. le marquis a daigné venir… ici… lui-même… de sa propre personne ?… Pas possible ?… Il n’a donc plus le sou, monsieur le marquis ?
Il désirait vous voir… demain… il a insisté…
Bigre !… Cela presse, alors ?… Téléphone-lui que je l’attends demain… à deux heures… Et prépare-moi son dossier… (Il se frotte les mains.)… Nous allons rire.
Il y a aussi la vache…
Ah ! sapristi !… Tu aurais pu commencer par là… Comment va-t-elle ?
Très mal.
Qu’est-ce que tu me chantes ?
Le vétérinaire, qui l’a examinée… longuement… affirme qu’elle a une pneumonie infectieuse… et qu’elle est perdue…
Une vache de dix-huit cents francs !… Est-ce qu’il est fou ?… Allons donc… allons donc !… c’est un imbécile que ton vétérinaire… Tu me feras le plaisir d’aller chercher le rebouteux de Marécourt… En attendant… je vais voir cela moi-même… (Aux amis.) Vous permettez ?… Deux minutes seulement…
Faites donc…
Je vous en prie…
Garraud ?…
Monsieur !…
Venez avec moi… Nous parlerons en chemin… (À l’intendant.) Toi… file devant… Allons… oust !… monsieur le comte… (L’intendant sort.)… Deux minutes… je suis à vous… (Par gestes, il leur recommande de ne pas faire attention à ce que dira sa femme.)… Quant à l’engrais… mon cher garçon…
Vive le citoyen Isidore Lechat !…
Mais fichez-moi la paix !… Un homme n’est rien… C’est l’idée…
Un grand enfant !…
Scène VII
Permets-moi de me retirer dans ma chambre… Je suis un peu étourdie… Je ne me sens pas bien…
Qu’est-ce que tu as ?… Tu ne dîneras pas ?
Non… Je me sens souffrante…
Eh bien… va !…
Je vous demande pardon, messieurs…
Je vous en prie, mademoiselle…
Désolé… vraiment…
Scène VIII
Rien de grave, j’espère ?
Non… non…
Un peu de migraine… sans doute ?
C’est cela…
Quelle charmante jeune fille !…
Et sérieuse !…
Elle ne parle pas beaucoup, c’est vrai… Mais asseyez-vous donc, messieurs… Je suis honteuse… Avec sa manie de bavarder… de s’agiter… Isidore vous a tenus debout… si longtemps…
Du tout… du tout… (Ils prennent des sièges et s’assoient.)… Ah !… M. Lechat est un homme heureux…
Trop… trop…
Par exemple… Tout lui réussit… affaires… famille… situation sociale… (D’un geste qui embrasse le château… le parc et, au loin, l’horizon.) Vous avez là, madame… une propriété magnifique…
Extraordinaire… Ces constructions… ces avenues… ce parc… Jamais je n’ai rien vu de si imposant et de si beau… Alors c’est vraiment du Louis XIV ?
On le dit…
C’est merveilleux !…
C’est trop grand… Je ne peux pas m’habituer dans de si grandes bâtisses… Je m’y perds…
Oh !…
Je vous assure… Et l’entretien… les domestiques… les mille détails de surveillance et d’administration à quoi vous oblige une telle maison… (Soupirant.) Si vous saviez quel cassement de tête !… C’est bien lourd, allez… c’est trop lourd pour moi… (Triste et hochant la tête.) Voyez-vous, messieurs, cela nous est arrivé… trop tard…
Qu’est-ce que vous dites là ?
Vous êtes trop modeste. Moi, je serais très fier d’avoir conquis tout cela par mon travail, par mes mérites… C’est admirable, au contraire…
Non… non… Il faut naître là-dedans… ou y venir très jeune… À nos âges… les habitudes sont prises ; on ne peut plus en changer… C’est drôle… je ne me fais pas l’effet d’être chez moi… ici… Il me semble toujours que je suis en voyage… à l’hôtel, dans un pays étranger…
Ah ! ah !
Mais oui… Dehors… mon Dieu… c’est supportable… Après tout… ce ne sont que des arbres… des pelouses… des fleurs… Mais… dans les salons… dans les chambres… il y a partout… sur les murs… de grands portraits… des princesses avec des toilettes intimidantes… des espèces de militaires… avec des armures… Je ne peux pas me faire à leurs regards… Quand je passe près d’eux… ils ont l’air de se dire : « Quelle est donc cette grosse bonne femme… qui n’est pas d’ici et que nous ne connaissons point ? » (Balançant la tête très mélancoliquement.)… C’est vrai pourtant !…
Vous n’êtes pas juste envers vous-même… envers votre bonheur…
Mon bonheur… mon bonheur !…
Certainement… D’ailleurs, une brave femme est à sa place partout…
Vous êtes bien aimable… monsieur… Mais non… voyez-vous… je sens que ça ne me convient pas… Moi… une petite maison… avec une petite bonne et un petit jardin… voilà ce qu’il m’eût fallu… Si encore mon mari était comme tout le monde… qu’il se contentât de jouir en paix de ce qu’il a !… Je vous le demande… est-ce raisonnable à lui, qui a de si grosses affaires à Paris… des entreprises de toutes sortes… la Bourse… un journal… Dieu sait quoi !… qui ne vient ici que le soir, et l’été seulement ?… Le coulage est forcé… C’est ceci… c’est cela… des machines qui ne marchent point… des expériences qui ratent… Sans compter tout un personnel énorme… et qui nous dévore… L’argent file… allez !… ce n’est rien que de le dire…
Mais puisque c’est le plaisir de M. Lechat…
Un plaisir qui coûte de l’argent, au lieu d’en rapporter… ça n’est plus un plaisir… Qu’est-ce que vous voulez ?… c’est comme ça…
Enfin, la situation de M. Lechat, déjà si énorme, va encore se développer considérablement… quand il sera nommé député.
C’est très… très important pour ses affaires.
Nommé ! nommé !
Une chose sûre !… il nous l’a dit.
Ah ! parbleu… Il vous en dira bien d’autres… C’est la troisième fois, messieurs, qu’il se présente… (Soupirant.)… J’en tremble déjà… Et quel tintouin, mon Dieu !… Et si vous saviez…
Scène IX
Ah ! je vous y prends, mes gaillards… en train de potiner sur mon compte… Avez-vous dû en raconter des histoires ?…
La vache ?…
Ce n’est rien… parbleu !… Une forte bouteille de rhum, et il n’y paraîtra plus… n’est-ce pas, Garraud ?
Du rhum à une vache ?… tu veux donc qu’elle crève tout de suite ?…
Allons, allons… tu n’entends rien à l’élevage, ma bonne… Tiens… où est Germaine ?
Germaine est rentrée dans sa chambre… Elle se disait souffrante…
Des vapeurs… encore ?… Ah ! les intellectuelles… voilà bien les intellectuelles ! (En passant près de la chaise longue, il aperçoit le livre de Germaine, le prend… le regarde… le fait sauter.) La lecture… parbleu !… toujours la lecture… Et des vers !… On se monte la tête… on s’abîme l’estomac avec un tas de stupidités… (Il laisse retomber la lèvre avec un dégoût comique. À Phinck.) Les vers… Lamartine… Hugo… Musset… sais-tu ce que c’est ?
Mais… des vers…
Des crottes de bique… (Ils rient.) Est-ce que tu lis, toi ?
Le cours de la Bourse… les indicateurs de chemins de fer…
Bravo !… (À Gruggh.) Et toi !…
De temps en temps… en wagon… des histoires détachées… je ne déteste pas…
Poète… va !… Eh bien… moi… mes enfants… je ne lis jamais… Jamais, je n’ai rien lu… C’est mon orgueil, à moi… Et cela n’empêche pas que je suis Isidore Lechat… châtelain de Vauperdu… riche à cinquante millions… et que je possède un journal… où je dirige l’opinion politique, littéraire, philosophique… et tout le bataclan… (Il marche agité, glorieux, se frottant les mains et s’arrête au fond du théâtre… Là, il regarde autour de lui… les pouces, maintenant, dans les entournures de son gilet… son visage s’épanouit.) Phinck !… Et toi… ta… ta… ta…
Gruggh… Wilhelm Gruggh !
Gruggh… c’est vrai… Je ne puis me mettre ce diable de nom dans la tête… Venez ici… tous les deux… (D’un geste large, énorme, il embrasse tout l’horizon.) Qu’est-ce que vous dites de mon point de vue ?…
Superbe !…
Nous l’admirions… tout à l’heure… avec Mme Lechat…
Ma femme ?… Est-ce qu’elle sait ?… Elle n’a pas d’usage ! (Haut.) Tout ce que vous voyez… à droite… à gauche… devant vous… derrière vous… tous ces champs… toutes ces prairies… et… tenez… là-bas… cette rivière… avec ce grand moulin… et… au fond… sur les coteaux… tous ces bois !… Eh bien… tout cela est à moi… Et encore vous ne voyez rien… J’ai sept mille hectares… Je suis sur deux départements, huit chefs-lieux de canton et vingt-quatre communes… J’ai quatre cent dix-neuf champs et herbages… y compris mes réserves… Mais vous verrez bien mieux tout cela… sur mon plan… Garraud ?…
Monsieur !…
Soyez gentil… Allez me chercher mon plan dans l’antichambre… à gauche… sur la console de Marie-Antoinette… à côté du héron royal… (Lucien monte le perron. À ses invités.)… tué par moi le 5 décembre 1898… dans ma prairie du Valdieu… Car il y a de tout ici… et tout est royal… (Ils redescendent sur le devant de la scène.) Il faut huit heures… pour faire le tour de ma propriété… Mais vous verrez bien mieux tout cela sur mon plan… Vous verrez aussi… demain… mes soixante vaches laitières… mes cent trente bœufs nivernais et cotentins… vous verrez mes drainages… mes pépinières… mes viviers… mes bergeries… vous verrez tout…
Est-ce que vous avez aussi beaucoup de gibier ?…
Énormément… Mais à part les perdreaux et les faisans… il n’y plus un seul oiseau sur toute l’étendue de mon domaine…
Ah !… C’est fâcheux…
Comment… fâcheux ?… Tu ne sais donc pas que les oiseaux sont les pires ennemis de l’agriculture ?… Des vandales… Mais je suis plus malin qu’eux… je les fais tous tuer. Je paie deux sous le moineau mort, trois sous le rouge-gorge et le verdier… cinq sous la fauvette… six sous le chardonneret et le rossignol… car ils sont très rares… Au printemps… je donne vingt sous d’un nid avec ses œufs… Ils m’arrivent de plus de dix lieues… à la ronde… Si cela se propage… dans quelques années… j’aurai détruit tous les oiseaux de France… (Il se frotte les mains.) Vous allez en voir, des choses ici… mes gaillards…
Mais, pardon ! je ne me trompe pas ?
Quoi ?
Un oiseau !
Farceur !
Du tout ! J’ai bien vu un oiseau… là… dans l’allée… Mais oui… tenez !
Un rouge-gorge… C’est, ma foi, vrai… Ah ! le salaud ! (Lucien rentre avec le plan roulé.) Par ici… là… sur la table… (Isidore prend le plan des mains de Lucien… le pose sur la table… le déplie.) Regardez-moi ce plan… (Tous les trois, la tête penchée… ils regardent… et suivent la main d’Isidore qui va, vient et trace sur le plan toutes les figures possibles de géométrie.) C’est beau, hein ? Mes champs… mes herbages… mes forêts… vous les voyez comme si vous vous promeniez dedans, la canne à la main… Attention ! Ces carrés rouges… ce sont mes vingt métairies… Ça, jaune, avec des barres noires… mes réserves !… Tenez… la prairie où j’ai tué le héron royal…
Qu’est-ce que c’est que cette… chose… vert d’eau ?…
Mon étang de Culoisel… où… comme les rois de France à Fontainebleau… j’entretiens des carpes grosses ainsi que des baleines… cent quatorze hectares… Suis-moi bien… Ça…
Tu fatigues ces messieurs… ces messieurs voudraient peut-être aller dans leurs chambres… avant le dîner ?
Je vous fatigue… moi… avec ce plan ?…
Nullement… nullement…
Elle n’a pas d’usage… (Haut, à Phinck.) Veux-tu te débarrasser de ton chapeau ?… Il te gêne pour voir… (Il prend le chapeau de Phinck et le dépose sur la table.)… Regarde, ce grand espace tout blanc… qui s’enclave, à droite… dans ma propriété ?… Ah ! Ah ! c’est le Porcellet… la terre du marquis de Porcellet… une espèce de panier percé… un vieux fêtard, à qui j’ai prêté douze cent mille francs… sur bonnes hypothèques… Ce serait beau d’avoir ça… hein… Vauperdu et Porcellet, réunis… en un seul domaine ?…
Fichtre !…
Eh bien… c’est fait… mes enfants… Du moins ce sera fait demain… Demain… vous verrez comment Isidore Lechat… ici présent… les fait marcher… les vieux marcheurs de la noblesse… Nous allons rire !…
Encore de la terre… encore un château ! Tu n’en as donc pas assez, mon Dieu ? Et tu veux que je devienne tout à fait folle ?
Est-ce malheureux ?… tu te plains toujours !…
Mais… qu’est-ce que c’est que tous ces petits bonshommes… multicolores… qui sautillent et gambadent dans chacune des divisions du plan !…
Tu ne devines pas ?
Non !…
Mon portrait… À la loupe… il est très ressemblant !… Une idée… ça ?… On voit tout de suite… que cette propriété n’appartient pas à un mufle !… (Il suit… avec son doigt… tous les méandres des lignes.)… Tenez… ce petit losange violet… ma distillerie… où j’ai fait installer un laboratoire dernier modèle… (Il se tourne vers Lucien.) Et voici mon chimiste… charmant garçon… savant d’avenir… avec qui… je fais… en ce moment… des expériences épatantes de… de… Garraud !
Monsieur !
Comment appelez-vous les expériences que je fais en ce moment ?
Des expériences de biologie végétale.
C’est ça !… de biologie végétale. Pas ordinaire, hein ?… Faut-il leur expliquer… ma découverte !… Allons-y !… (Il roule le plan et gesticule avec.) Je ne suis pas un agriculteur, moi… je suis… saisissez bien la différence… un agronome… Cela veut dire que je cultive en homme intelligent… en économiste, en penseur moderne… Alors ?… Le blé… l’orge… l’avoine… c’est fini… on n’en veut plus… ça ne se vend plus… Il faut autre chose… Le progrès marche, sapristi !… les besoins augmentent et se transforment… Et ce n’est pas une raison parce que le monde est arriéré et routinier… pour que moi, Isidore Lechat… agronome socialiste… économiste révolutionnaire… je le sois aussi… Donc, suivez-moi : je sème du riz… je plante du thé… du café… de la canne à sucre…
Voilà !
Voilà, quoi ? Occupe-toi de ton ouvrage… (Plus catégorique.)… De la canne à sucre… (Après un temps, aux ingénieurs.)… Et vous… vous n’avez pas l’air de comprendre ?…
Mon ami… je t’en prie !
Ah ! laisse-moi tranquille… Est-ce que les femmes entendent quelque chose aux grandes questions sociales ? C’est pourtant très simple. Avec mon système… non seulement j’arrache l’agriculture à la routine… mais je supprime les colonies… par conséquent… la guerre… Plus d’expéditions lointaines et coûteuses… plus de conquêtes meurtrières… les colonies chez soi !… (Il se frotte les mains en riant.) L’Inde… la Chine… l’Afrique… le Tonkin… Madagascar… chez soi ! Vous êtes renversés, avouez-le ? Vous n’auriez pas trouvé cela, vous autres ?…
Dame ! au premier abord…
Ça étonne un peu…
Comme toutes les grandes découvertes… Et puis l’on s’y fait… Oh ! je connais l’objection… Ça ne poussera pas… Eh bien… nous verrons… (Orgueilleux et féroce.) Tout ce que j’ai voulu… je l’ai réalisé… J’ai voulu être riche… je le suis… J’ai voulu ce château… je l’ai… Je veux Porcellet… je l’aurai… Je veux que la canne à sucre pousse ici chez moi… elle poussera… N’est-ce pas, Garraud ? Mais si… mais si… Question d’engrais… Et je suis tellement sûr qu’elle poussera… que c’est sur ce terrain économique, scientifique, humanitaire… que je pose ma candidature aux prochaines élections… Non… mais voyez-vous sur tous les murs de ma circonscription… ces affiches ?… Isidore Lechat… agronome socialiste… néo-colonial… anticlérical…
Six cents voix !…
Qu’est-ce que tu chantes ?
Six cents voix qui te coûteront six cent mille francs, comme toujours… (Se montant.) Anticlérical, toi ?… Mais dès que tu as le moindre bobo… vite… vite… un prêtre… (À Gruggh et à Phinck.) Si on l’écoutait… ce pauvre M. le curé serait ici, tout le temps, en train de l’administrer… Oui… va… va… six cents voix !…
Ah !… Ah !… Elle est drôle… Elle ne sait pas ce qu’elle dit… C’est pour rire… Elle radote… Et les curés… et les royalistes… ah ! sacré mâtin… ils verront de quel bois je les chauffe !… (Premier coup de cloche du dîner.)… Allons dîner !…
C’est bien la peine que nous ayons le téléphone… Et il invite… il invite… sans prévenir.
Excuse-la… elle n’a pas d’usage…
Scène X
Qu’est-ce que c’est que tous ces gens-là ?
Tiens ! mais c’est vrai… Les gens de Marécourt… Ah ! sapristi ! Je les avais invités… Je ne te l’ai donc pas dit ?
Tu les as invités ?
Ma foi, oui !
Tu n’y penses pas ?… Mais je ne peux pas les recevoir.
Allons ! allons !
Comment veux-tu que je donne à manger à tous ces gens-là ?
Des électeurs… des amis…
Mon Dieu !
Mon cher docteur… mon cher juge de paix… Madame…
Nous sommes un peu en retard.
Mais non… mais non… nous avançons beaucoup…
Chère madame, nous nous sommes fait attendre…
Excusez-nous… Cet omnibus qui n’en finissait pas !…
Eh bien… capitaine… ces rhumatismes ?
Ne m’en parlez pas ! (Il essaye de faire manœuvrer son genou.) Oh ! sacristi !
Du sandow ! capitaine… du sandow. Ah ! j’ai vu le ministre de la Guerre.
Eh bien ?
Eh bien, voilà… (Il entraîne le capitaine. En passant devant le percepteur.) Ah ! dites donc, j’ai vu le ministre des Finances.
Eh bien ?
Eh bien, voilà… (Il entraîne aussi le percepteur.)
Les dames s’agitent toujours autour de Mme Lechat. Le juge de paix et le docteur causent avec Lucien. Durant ce brouhaha… Gruggh et Phinck se sont mis à l’écart.
Mais c’est une brute…
Peut-être…
Un fou… Je crois que nous en aurons facilement tout ce que nous voudrons.
Savoir… Il faut quelquefois se méfier de ces fous-là… Regardez son œil… il est terrible…
Allons donc !
Méfions-nous. J’en connais quelques-uns de ce gabarit… ce sont les plus dangereux.
Vous serez toujours le même… Pas d’estomac…
Et vous… pas de coup d’œil… Mais regardez-le…
Un homme incapable de se faire nommer député… avec de l’argent ?
Un homme capable de nous rouler…
Je voudrais vois ça !
Le duc de Maugis… Un grand serin… Il est nettoyé.
Excusez-nous… nous avons un tout petit dîner.
Un petit dîner entre soi… un petit dîner de famille.
Ce sont les meilleurs…
Encore faut-il…
C’est bon… c’est bon ! Ces dames ne viennent pas pour manger… Elles viennent pour passer quelques instants avec toi. (À Lucien, qui vient prendre congé.) Alors, vous ne restez pas à dîner ?
Merci, monsieur.
Ah ! ah ! ses petites farces… ce soir ?… C’est de votre âge… Mais l’engrais… mon cher garçon… l’engrais… pensez-y… et marchez… (Second coup de cloche.) Le bras aux dames !
Les valets de pied se présentent au perron et se rangent de chaque côté cérémonieusement.
Cortège… politesse… minauderies…
Croiriez-vous que je ne puis obtenir de mon mari… qu’il me téléphone !
M. Lechat a tant d’occupations !
Il y a dans le Petit tricolore de ce soir un fameux article… un éreintement du blé. Je vous le recommande. (À la femme du juge de paix.) Il est du petit Rampon, que vous avez vu ici… je crois…
M. Rampon ?… un petit blond qui est si drôle ?
Oui…
Qui imite Sarah Bernhard ?…
C’est ça !…
Et qui joue du piano… avec le pied… avec le nez ?
Avec tout… Précisément… Il signe : Parsifal… Charmant garçon… Et un fameux économiste !…
Scène XI
C’est toi ?… (Lucien revient vivement vers Germaine.) Toi, enfin !… J’ai cru qu’ils n’en finiraient jamais de s’en aller… (Elle se jette dans ses bras.) Lucien… mon cher Lucien !…
Ma petite Germaine !… J’étais si malheureux… si inquiet de ne plus te revoir… Regarde-moi… regarde-moi bien… (Il lui prend la tête.)… Tu n’es pas malade ?…
Non… non…
Tu as pleuré ?…
Non… non… je t’assure…
Pourquoi es-tu partie tout à l’heure ?…
Je ne pouvais plus… Je n’étais plus maîtresse de moi… Ces scènes me font trop mal… cette vie me tue… J’étouffe de honte… de colère, de révolte dans cette maison où chaque jour, chaque minute se comptent par une injustice et par un malheur, quand ce n’est pas par un véritable crime… Je ne peux plus… (Avec un plus gros soupir.) Je ne peux plus…
Fais attention… On pourrait nous voir… nous entendre…
Ah ! grand Dieu !… qu’on m’entende… Qu’est-ce que cela fait… et qu’est-ce que cela te fait ? (Avec une agitation nerveuse.)… Au point où nous en sommes, va !
Calme-toi, ma chérie… je t’en conjure !…
Mais comment ?… (Un temps.) Oui… oui… tu es là, maintenant… C’est doux… (Elle se pelotonne contre Lucien, qui l’attire et qui s’est accolé à la gaine de marbre.) C’est bon… (Un temps.) Tu ne peux pas savoir comme cela me fait du bien, comme cela me réchauffe que tu sois là, près de moi… contre moi… et que tu me parles… et que tu me berces… (Un temps.) Tu vois, je ne suis plus nerveuse, agitée… je ne suis plus triste… je suis contente… (Un temps.)… très… très… contente… (D’une voix suppliante.) Si tu voulais… (D’une voix encore plus pénétrée.) Ah ! si tu voulais… (Elle le regarde fixement… Avec passion.)… Lucien…
Chère Germaine !
Emmène-moi d’ici… arrache-moi d’ici… (Mouvement de Lucien.) Oui… oui… je t’en prie… par pitié !… la misère avec toi… la misère loin… loin d’ici… Ah ! quelle délivrance !
Prends garde !