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Les affaires sont les affaires/Acte III

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Les affaires sont les affaires
Flammarion (Théâtre Ip. 176-248).
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ACTE TROISIÈME


Le même jour, après déjeuner.
Le cabinet d’Isidore Lechat.
Au fond, cheminée monumentale, dans les riches boiseries de laquelle s’encadre un portrait ancien. Sur les murs, à droite et à gauche, de splendides tapisseries du XVIe siècle, figurant des sujets galants. À droite, porte ouvragée donnant sur les salons de réception ; autre porte, plus petite, s’ouvrant sur les appartements intimes. À gauche, très large porte vitrée grande ouverte sur la terrasse par où l’on voit les jardins et un grand espace de ciel ensoleillé.
Au milieu de la pièce, un immense bureau Louis XIV, d’un travail lourd et précieux, chargé d’objets d’art et de papiers… Somptueux mobilier… Mélanges de sièges anciens et de sièges modernes, en cuir…



Scène première


ISIDORE, XAVIER
Au lever du rideau, Isidore est assis devant le bureau, et il remplit un chèque. Xavier, adossé à la cheminée, fume un cigare et parcourt un journal. — Un moment de silence…


ISIDORE, détachant le chèque du carnet… et le tendant à Xavier.)

Voilà…

XAVIER, prenant le chèque et l’examinant.

Merci…

Il plie le chèque sans hâte et le met dans son portefeuille.
ISIDORE

Seulement… tu sais… mon garçon… Il ne faut pas t’habituer à ces petites distributions… À la fin… la caisse du papa Lechat n’y suffirait plus.

XAVIER, avec un petit sourire et un petit hochement de tête.

Oh !…

ISIDORE

Non… mais… je t’en prie !… (Un petit silence durant lequel Isidore réfléchit.)

Maintenant… dis-moi… Tu es toujours bien avec le jeune Bragard ?

XAVIER

Lequel ?

ISIDORE

Le fils du général…

XAVIER

Henry ?… (Négligemment.) Oui… nous sommes revenus ensemble d’Ostende, cette nuit…

ISIDORE

Quel type est-ce ?

XAVIER

Mon Dieu… comme tout le monde… Très chic, d’ailleurs…

ISIDORE

Les Bragard n’ont pas le sou ?…

XAVIER

On ne les dit pas riches… en effet…

ISIDORE

Pourtant… ils mènent grand train ?…

XAVIER

Grand train ?… Enfin… oui… un train convenable… Ils sont assez chics…

ISIDORE

Et ils n’ont pas le sou ?…

XAVIER

Ça n’est pas une raison…

ISIDORE

Au contraire… (Un temps.) Je vais te dire quelque chose… Je suis informé que le ministre de la Guerre prépare un remaniement complet de ses bureaux… Il est décidé que le général de Bragard sera nommé chef de l’état-major… c’est même chose faite.

XAVIER

Ah !… Henry ne m’en a pas dit un mot…

ISIDORE

Oui… mais… je le sais…

XAVIER

Tant mieux !… Ça les retapera un peu…

ISIDORE

J’ai besoin… pour une très grosse affaire que je suis en train de traiter avec ces deux imbéciles… que tu as vus au déjeuner…

XAVIER

Deux bonnes têtes… Mais pas l’accent du triomphe… par exemple…

ISIDORE

Dame !… (Il fait le geste de serrer une vis. Xavier rit.) J’ai besoin d’être très sérieusement piloté auprès du général de Bragard… Pense, si mes renseignements sont exacts… qu’il s’agit d’une vingtaine de millions… (Xavier fait entendre comme un sifflement aspiré.) Oui, mon petit… simplement…

XAVIER

Fichtre !… Tu ne t’embêtes pas.

ISIDORE

Plus, peut-être… Peut-être puis-je doubler ma fortune sur ce coup-là, mon garçon… (Xavier ne dissimule plus un très vif intérêt.) Mais il me faut le Bragard, à tout prix…

XAVIER

Le Bragard ?… Tu as Porcellet… son cousin germain… Très intimes, tous les deux.

ISIDORE

Entendu… mais je voudrais quelqu’un de plus proche… Et puis… Porcellet… (Un temps.)… je ne sais pas encore ce que je vais faire de lui… (Un temps) Est-ce que ton ami Henry a de l’influence sur son père ?…

XAVIER

Ça… je l’ignore… Mais en s’y prenant bien… On a toujours de l’influence sur son père…

ISIDORE

Ah ! ah !… C’est pour moi que tu dis cela ?…

XAVIER

Oh ! toi !… tu ne fais que ce que tu veux…

ISIDORE, amicalement paternel.

Oui… Oui… Moque-toi de moi, maintenant que tu as tes deux cent mille en poche… Petite canaille !… Enfin… ton opinion sur le jeune Henry ?

XAVIER

On peut voir…

ISIDORE

Eh bien… mon petit… il faut que tu me l’amènes… demain… au journal… Nous déjeunerons tous les trois… et nous causerons…

XAVIER, après un temps.

Ça… c’est plus délicat…

ISIDORE

Comment ?…

XAVIER

Henry est un garçon accessible… je crois… mais prudent… extrêmement formaliste.

ISIDORE

J’y mettrai toutes les formes qu’il voudra…

XAVIER

Vois-tu… je crains qu’il n’aime pas… beaucoup… à se rencontrer… avec toi… chez toi…

ISIDORE

Et pourquoi ?…

XAVIER

Parce que… tu es… un peu… brûlé.

ISIDORE

Elle est forte… celle-là… Brûlé, moi ?… Qu’est-ce que tu me chantes ?

XAVIER

Je sais bien… ce qu’on dit… de toi… un peu partout… J’en surprends au club… tous les jours… des histoires… sur ton compte…

ISIDORE, épanoui.

Des histoires ?… Allons donc… Des histoires de femmes ?

XAVIER

Pas précisément… (Vague.)… des histoires… Moi… ça m’est égal… Je te trouve épatant… Mais il y en a que cela gêne…

ISIDORE

Fu…u…ut !… Des crétins… Je m’en fiche !

XAVIER

Je crois que j’ai mieux… Je suis très… lié… avec la maîtresse d’Henry… (Appuyant.)… très…

ISIDORE

Qui est-ce ?

XAVIER

Une femme que tu ne connais pas… très adroite… très discrète… un peu mystérieuse… et qui a, sur son amant, un grand empire…

ISIDORE, attentivement.

Ah !

XAVIER

Une Russe qui, d’ailleurs, est quelquefois Allemande, quelquefois Italienne… Tu comprends ?

ISIDORE, un temps de réflexion.

Je ne suis pas de cette école-là… C’est très gentil… les femmes… mais… en dehors de l’amour… je m’en méfie comme de la peste… Non… non… pas de femmes dans les affaires…

XAVIER

Tu as tort… Au fond, elles ne sont bonnes qu’à ça…

ISIDORE

Une espionne ?…

XAVIER, très froid, très sec.

Eh bien ?… C’est le cas…

Un silence.
ISIDORE, il regarde son fils avec admiration.

Sacré petit bougre, va !… (Après avoir réfléchi de nouveau.) Non… non… Je veux traiter cette affaire-là… moi-même…

XAVIER

Si tu te méfies de moi… alors ?…

ISIDORE

Es-tu bête !… Si je me méfiais de toi… est-ce que je te demanderais d’assister à l’entrevue…

Un domestique entre.
LE DOMESTIQUE

M. le marquis de Porcellet demande si monsieur peut le recevoir…

ISIDORE

Deux heures… Mazette !… Il est exact, M. le marquis… (Au domestique.)… Prie M. de Porcellet… d’attendre quelques instants… (À Xavier.) Tiens-tu à le voir ?

XAVIER

Pas du tout…

Isidore fait signe au domestique qui sort.
ISIDORE

Je ne suis d’ailleurs pas fâché qu’il fasse un peu antichambre, monsieur le marquis… C’est égal… Il est exact…

XAVIER

L’exactitude est la politesse des décavés…

ISIDORE

En a-t-il de l’esprit, ce gamin-là ?… (Il se lève.) Alors… c’est entendu ?… Tu me l’amènes… demain… une heure ?

XAVIER

Je tâcherai…

ISIDORE

Il n’y a pas de : Je tâcherai… Il le faut…

XAVIER, un silence. Froidement cynique.

Combien me donnes-tu ?

ISIDORE

Dis donc… dis donc…

XAVIER

Ben !… Puisque tu doubles ta fortune… tu peux bien doubler tes générosités… sur ce coup-là… Alors, les affaires ne sont plus les affaires ?

ISIDORE

Ça n’est pas gentil, tu sais. Et tu me fais de la peine… Est-ce que j’ai jamais compté avec toi ?

XAVIER

Eh bien… à demain !

ISIDORE

À la bonne heure… Embrasse-moi… (Ils s’embrassent.)… Et ta machine ?… Toujours content ?

XAVIER

Épatante…

ISIDORE

Sois prudent… mon garçon… Pas trop de vitesse…

XAVIER

Peuh !… Du cinquante-cinq à l’heure.

ISIDORE

C’est trop… Ah ! je n’aime pas ces mécaniques-là… Pense à embrasser tout de même ta mère et ta sœur, avant de partir…

XAVIER

Et si je rencontrais l’ange… ce soir… par hasard… faut-il que je l’embrasse, elle aussi ?

ISIDORE

Allons… allons… méchant garnement… respecte ton vieux père… Pas un mot, à elle, non plus… des deux cent mille…

XAVIER, riant.

Ah ! papa…

ISIDORE

À demain… mon garçon…

XAVIER

À demain…

Xavier sort.
Isidore marche quelque temps, songeur, dans la pièce… Puis… il revient au bureau… où il feuillette un dossier… Après quoi… il sonne… Son domestique introduit le marquis de Porcellet.



Scène II


ISIDORE, LE MARQUIS DE PORCELLET
ISIDORE, allant au-devant du marquis.

Monsieur le marquis… j’ai bien l’honneur de vous saluer…

LE MARQUIS, tenue très élégante, allures distinguées.

Cher monsieur Lechat…

Ils échangent une poignée de main.
ISIDORE

Excusez-moi de vous avoir fait attendre…

LE MARQUIS

Nullement… nullement…

ISIDORE, avançant un fauteuil.

Donnez-vous donc la peine de vous asseoir…

LE MARQUIS

Merci…

ISIDORE

Un cigare ?… (Le marquis refuse d’un geste de la main.)… Un verre de porto ?…

LE MARQUIS

Merci !… Pas davantage…

ISIDORE, s’asseyant devant le bureau.

Ah ! monsieur le marquis… il y a longtemps que je n’avais eu l’honneur de votre visite… On est voisins… on est en bons termes… et c’est curieux… on ne se voit jamais… Tous les trois ans… à peu près…

LE MARQUIS

Mon Dieu ! vous savez… les mille empêchements… les mille préoccupations de la vie… On ne s’appartient pas toujours…

ISIDORE

À qui le dites-vous !

LE MARQUIS

Et puis… ces temps derniers… j’ai été très absorbé par le retour de mon fils…

ISIDORE

Vous auriez dû l’amener… sans façon… J’eusse été heureux de voir un explorateur… un vaillant compagnon du prince d’Orléans…

LE MARQUIS

Il est en ce moment chez ma tante Sombreuse… dans le Périgord…

ISIDORE

Ah !… (Un temps.) Et il est content de son voyage ?… Pas trop de fatigues… pas de fièvres ?

LE MARQUIS

Du tout… Il est revenu enthousiasmé du Tonkin… Il dit que c’est un admirable pays de chasse…

ISIDORE

Ah !…

LE MARQUIS

Oui… il paraît que la chasse au paon, surtout, est très amusante.

ISIDORE

Ah ! ah !…

LE MARQUIS

Dangereuse… par exemple… mais d’autant plus amusante…

ISIDORE

Ils sont donc féroces… les paons… par là ?

LE MARQUIS

Pas les paons, naturellement… mais les tigres… car on ne trouve les paons que dans les parties de forêts fréquentées par les tigres… Au Tonkin… là où il y a du cerf… il y a du tigre… et là… où il y a du tigre… il y a du paon…

ISIDORE

C’est très curieux…

LE MARQUIS

N’est-ce pas ?… Robert assure que le paon est quelque chose de magnifique à tuer…

ISIDORE

Je le crois… Ah ! c’est beau, les voyages… il n’y a rien, comme les voyages, pour meubler l’esprit d’un jeune homme…

LE MARQUIS

Et puis… cela fait passer le temps… Les brousses de l’Indo-Chine sont souvent moins dangereuses à traverser que les boudoirs parisiens…

ISIDORE

Vous avez raison… parce que là où il y a du boudoir… il y a de la femme… et là où il y a de la femme… il y a…

LE MARQUIS

Du pigeon…

Ils rient.
ISIDORE

Ou du lapin… (Ils rient.) C’est moins dangereux que le pigeon.

Ils semblent maintenant très à l’aise, très en confiance.
LE MARQUIS

Eh bien… mon cher monsieur Lechat… je suis vraiment très heureux de vous voir… (Un temps.)… très heureux… (Un autre temps.)… Outre le plaisir que cette visite me procure…

ISIDORE

Vous pouvez dire : Nous… monsieur le marquis…

LE MARQUIS, remerciant d’un geste.

Je désirerais vous entretenir de quelque chose d’assez… urgent…

ISIDORE

Tout à votre disposition… monsieur le marquis…

LE MARQUIS

Voilà… (Il se dégante.)… Le règlement de la liquidation Gasselin… le marchand de bois de Melun.

ISIDORE

Je sais… je sais…

LE MARQUIS

N’avance pas… Le notaire, d’ailleurs, m’écrit que je n’ai malheureusement pas grand’chose à en attendre…

ISIDORE

Rien du tout, monsieur le marquis…

LE MARQUIS

Ah !… C’est aussi votre avis ?…

ISIDORE

Oui…

LE MARQUIS

C’est bien ce que je craignais… (Un temps.) Une grosse perte pour moi… Cela me gêne beaucoup. J’ai justement des échéances assez lourdes… et pas d’argent disponible… Oui… enfin… je suis très gêné… très ennuyé… Je viens donc vous demander de me prêter encore deux cent mille francs…

ISIDORE, très calme.

Nous allons voir ça… monsieur le marquis… nous allons voir ça…

LE MARQUIS

Vous ne pouvez pas savoir à quel point vous m’obligeriez, cher monsieur Lechat…

ISIDORE

Tiens… J’ai justement là… comme par hasard… votre petit dossier… (Avec une bonne figure.)… Nous allons voir ça… (Il feuillette rapidement le dossier.)… Quatre obligations de deux cent mille francs… une autre de quatre cent mille… douze cent mille… les intérêts à cinq pour cent restés impayés… depuis deux ans… treize cent vingt mille… C’est exact ?

LE MARQUIS

Parfaitement exact…

ISIDORE

Oui… oui… (La tête levée vers le plafond… il a l’air maintenant de se livrer à des calculs mentaux.) Eh bien… je le regrette… monsieur le marquis… mais… cette fois… impossible.

LE MARQUIS

Vous refusez ?…

ISIDORE

Désolé… mais je refuse…

LE MARQUIS

Pourtant… je vous apporte toutes les garanties désirables…

ISIDORE, faisant une grimace.

Des hypothèques… encore ?…

LE MARQUIS

Quelles meilleures garanties… voulez-vous donc ?

ISIDORE

Mais votre terre est grevée de plus d’hypothèques… qu’elle ne vaut…

LE MARQUIS

Je vous demande pardon…

ISIDORE

Votre terre est très mal cultivée… très mal entretenue… Les fermes ne tiennent plus debout… Vous avez saccagé vos bois… Si j’en retire un million… ce sera très beau…

LE MARQUIS, vivement.

Comment… si vous en retirez ?…

ISIDORE

Dame !…

Un petit silence.
LE MARQUIS

Mais… monsieur… je puis vous offrir… d’autres garanties… D’abord… mon honorabilité…

ISIDORE

Je sais ce qu’elle vaut et j’y rends hommage… Mais nous ne connaissons pas ça… dans les affaires…

LE MARQUIS

Et puis… j’ai ma part dans la succession de ma tante Sombreuse…

ISIDORE

Heuh !…

LE MARQUIS, appuyant.

Quatre-vingt-trois ans !

ISIDORE

Oh !… les successions à venir… et par le temps qui court…

LE MARQUIS, un peu accablé… mais digne.

C’est bien… monsieur… (Il se lève.)… Il ne me reste plus qu’à m’excuser d’une démarche…

ISIDORE

Monsieur… le marquis… faites-moi… l’amitié… de vous rasseoir…

LE MARQUIS

Mais…

ISIDORE

Je vous en prie !… (Le marquis se rassoit. — Un petit silence.)… Monsieur le marquis… je vous aime… moi… vous me plaisez beaucoup… mais là… beaucoup… Et je voudrais vous tirer de la situation… désastreuse où vous êtes.

LE MARQUIS

Désastreuse… Oh !…

ISIDORE

Disons le mot… de la ruine…

LE MARQUIS, feignant l’assurance.

Peste !… comme vous y allez… cher monsieur Lechat !…

ISIDORE

Inutile de feindre avec moi… monsieur le marquis… Je connais votre position aussi bien que vous… Je la connais mieux que vous…

LE MARQUIS

Ma position… comme vous dites… n’est pas très brillante… en ce moment… Elle n’est pas, non plus, désespérée.

ISIDORE

Si… monsieur le marquis… si… Elle l’est… (Légèrement ironique.) Et… ma foi !… je puis bien vous avouer une chose… Il y a longtemps que je caresse l’idée de réunir à la terre de Vauperdu… la terre de Porcellet… (Sursaut du marquis.)… Mon Dieu, oui !… C’est un de mes rêves… Quel domaine, monsieur le marquis ! (Un petit silence.)… Ce rêve… (Il montre le dossier ouvert sur la table.)… je puis le réaliser demain… (Âpre.)… si je veux… (Il redevient bonhomme.)… Mais vous me plaisez beaucoup… Et je me demande si… avant d’en arriver à des extrémités fâcheuses pour vous… et pour moi… pénibles… après tout… malgré mon rêve… je me demande si nous ne devons pas chercher un moyen d’entente… un terrain de conciliation… si nous ne pouvons pas nous arranger… comme de braves gens que nous sommes… ah !…

LE MARQUIS prudent… sans trop s’engager.

Mon Dieu ! Je le désire…

ISIDORE

Cela dépend de vous…

LE MARQUIS

Que me proposez-vous ?…

ISIDORE

Une combinaison admirable, monsieur le marquis…

LE MARQUIS

Voyons…

ISIDORE

Mais voilà… Vous êtes un homme à principes… à grands principes… Vous n’êtes pas, du tout, dans le mouvement moderne… Vous restez attaché aux vieilles idées du passé… et… permettez-moi le mot, à toutes sortes de préjugés… qui n’ont plus cours aujourd’hui… Chevaleresque… je veux bien… mais pas pratique et c’est grand dommage !

LE MARQUIS, avec une dignité affectée.

D’être restée peu pratique dans une société qui l’est devenue beaucoup trop… c’est la raison d’être actuelle de la noblesse et c’est sa gloire…

ISIDORE

C’est sa mort !

LE MARQUIS, même jeu.

Tant pis !… Chez nous, monsieur, l’honneur passe avant l’intérêt…

ISIDORE

Encore l’honneur !

LE MARQUIS

Plaît-il ?

ISIDORE

Rien… pardon… Je pensais à mon fils, une petite coïncidence…

LE MARQUIS, un peu moins gourmé.

Certes… en politique… et surtout… en religion… j’ai des principes… inflexibles… des principes… avec lesquels… je ne transigerai jamais… Mais… je ne condamne pas pour cela toute espèce de progrès. J’ai, plus que vous ne le croyez… l’esprit ouvert à de certaines nécessités sociales… à de certaines choses nouvelles… pourvu qu’elles n’attentent en rien… à l’idéal que je me suis fait de la vie…

ISIDORE

Oui… seulement… voilà… elles y attentent toujours…

LE MARQUIS

Mais non… voyons… quelle est cette combinaison ?

ISIDORE, après un petit temps.

Ma foi !… monsieur le marquis… vous m’avez un peu découragé… avec vos grands mots… L’honneur !… l’honneur !… sans doute… Mais chacun entend l’honneur à sa façon… et je crains bien que la vôtre ne soit pas la mienne… Non… voyez-vous… cette combinaison… à quoi j’avais songé un instant… j’ai bien envie d’y renoncer.

LE MARQUIS

Expliquez-la toujours.

ISIDORE

À quoi bon ?

LE MARQUIS

C’est donc bien terrible ?…

ISIDORE

C’est une affaire.

LE MARQUIS

Nous causons… Cela n’engage à rien.

ISIDORE

Eh bien… monsieur le marquis… puisque vous le voulez… (Un temps.) Je ne suis pas un diplomate… moi… je n’ai pas l’art des réticences et des circonlocutions… Je vais droit au but… et joue cartes sur table… En deux mots… vous avez un fils… ruiné… j’ai une fille très riche… excessivement riche… (Un temps.)… Marions-les…

LE MARQUIS, il se lève.

Qu’est-ce que vous dites ?

ISIDORE

Marions-les… Et comme je sais faire la part des choses… consentir aux sacrifices qu’il faut… je vous donne quittance des treize cent vingt mille francs… Et vous rentrez dans vos droits de propriété… intacts… sur le domaine de Porcellet… (Un temps.)… Mais asseyez-vous donc, monsieur le marquis. (Le marquis se rassied.)… Vous voyez qu’Isidore Lechat… cette canaille de Lechat… comme on dit… sait se conduire… à l’occasion… en vrai gentilhomme…

LE MARQUIS, se parlant à lui-même.

C’est impossible… (Un temps.)… Vous n’y songez pas ?

ISIDORE

Je vous demande pardon… j’y songe parfaitement… Et je songe aussi à servir à ma fille une rente de deux cent cinquante mille francs… Je garde le capital… Il est mieux entre mes mains qu’entre les siennes… car le capital me connaît… et il s’amuse avec moi.

Il rit.
LE MARQUIS

Alors… c’est un marché ?

ISIDORE

C’est une affaire…

LE MARQUIS

Vous voulez m’acheter… dites-le… m’acheter ?

ISIDORE

Ah ! voilà les grands mots qui reviennent… Mais non… monsieur le marquis… Je veux vous sauver du désastre… inévitable… Vous serez bien avancé quand vous devrez quitter cette belle terre de Porcellet… réduire à rien une existence fastueuse… accablé de lourdes dettes… traqué par tous les hommes de loi… tombant de saisies en ventes, promenant à travers tous les tribunaux votre fameux blason, coiffé de papier timbré… Heureux encore si, après trop de misères, vous trouvez un jour, comme le père de la Fontenelle… une place de régisseur… chez un brave homme tel que moi… Je sais ce que c’est, allez… J’ai été ruiné deux fois… Ça n’est pas drôle… Mais moi… j’ai du ressort… Vous… vous n’avez que des principes. Maigre défense, croyez-moi… contre de pareils malheurs…

LE MARQUIS

M’acheter !… moi !…

ISIDORE

Ne répétez donc pas toujours la même chose… Je n’achète pas… j’échange… Les affaires sont des échanges… on échange de l’argent… de la terre… des titres, des mandats électoraux… de l’intelligence… de la situation sociale… des places… de l’amour… du génie… ce qu’on a contre ce qu’on n’a pas… Il n’y a rien de plus licite… et rassurez-vous… rien de plus honorable.

LE MARQUIS, mollissant un peu.

Mais… mon fils… n’a nullement l’intention de se marier…

ISIDORE

Oui… je sais bien… On n’a pas l’intention de faire une chose… et puis… on la fait tout de même… Des circonstances imprévues, les nécessités de la vie… corrigent souvent les intentions les mieux arrêtées… Ah ! monsieur le marquis… si vous vouliez vous laisser conduire par moi… Quelles magnifiques… quelles merveilleuses affaires… tous les deux !… Ah ! sapristi !… Et, tenez, l’hôtel des Porcellet… ce superbe hôtel que feu votre frère, après le krach, vendit au prince Kartdoff… va être remis en vente… dans quelques mois…

LE MARQUIS

Ah !…

ISIDORE

Vous ne le saviez pas ?

LE MARQUIS

Du tout…

ISIDORE, avec un sourire engageant.

Vous voyez… Il faut que ce soit moi qui me préoccupe… et vous mette au courant des affaires de la famille… Cet hôtel… je pourrais le racheter… et le déposer… pierres, meubles, collections… dans la corbeille de noces de ma fille… Un cadeau vraiment royal !… Et que ne ferions-nous point ? Unis par les liens du sang… et par des intérêts communs… nous irions ensemble à la conquête du monde… tout simplement… (Un petit silence… Le marquis est toujours songeur.)… Remarquez que dans cet échange que nous faisons… vous donnez autant que je donne… Par conséquent, correction parfaite de part et d’autre… Et même si nous évaluons en argent ce que vous apportez, et c’est là qu’il faut toujours en venir, car tout a une valeur représentative de numéraire, votre apport est, peut-être, plus considérable que le mien… Calcul facile et qui doit apaiser toutes vos susceptibilités… (Le marquis hoche la tête.) Donc… si quelqu’un est acheté dans cette affaire… ce n’est pas vous… c’est moi… (Le marquis regarde Lechat avec une expression d’étonnement croissant.)… Mais oui, mais c’est évident… D’abord, vous possédez un grand crédit… auprès du général de Bragard… votre cousin germain… un militaire étonnant… qui va être nommé, bientôt, chef de l’état-major… je le sais…

LE MARQUIS

Vous savez donc tout ?

ISIDORE, modestement.

C’est mon métier, monsieur le marquis… Ce crédit, j’en ai besoin… pour m’assurer la protection bienveillante du général… dans une colossale affaire qui dépend un peu de lui… et à laquelle cela va de soi… je vous intéresse… (Avec mystère.) J’ai là-dessus… certains projets de défense nationale… qui seront… je crois… approuvés par le général… car… vous ne doutez point… n’est-ce pas que je ne sois un bon et excellent patriote ?… (Avec une chaleur emphatique.) Tout ce que vous voudrez… mais patriote… diable !… Nous en reparlerons… (Un temps.)… Vous avez aussi…

LE MARQUIS

Encore ?…

ISIDORE

Vous avez aussi… une influence électorale… pas très grande… Mais j’entends… cette fois-ci… ne rien négliger… Cette influence… vous en userez… naturellement… en faveur de ma candidature… (Sur un bondissement du marquis.)… pas au grand jour… bien entendu… Je ne vous demande pas des affiches… ni d’aller sur les places publiques et dans les cabarets, crier : « Votez pour Isidore Lechat ! »… Non… parbleu !… Une action clandestine… voilà ce qu’il faut… Je vous dirai comment il faudra procéder. Choisi par le comité révolutionnaire de Paris… appuyé secrètement par le gouvernement… et par une fraction du parti royaliste-bonapartiste-nationaliste-clérical… mon succès est certain…

LE MARQUIS

Alors… monsieur… ce n’est pas seulement mon nom que vous achetez… c’est mon crédit personnel… mon influence politique… et quoi encore ?

ISIDORE

Véritablement… vous me désolez, monsieur le marquis… Vous ramenez toujours les choses à un sens brutal qu’elles n’ont point… et vous rendez difficile… sinon impossible… une entente que je désire, certes… mais à laquelle je renoncerais… croyez-le… sans douleur… (Appuyant.)… J’aurais encore… pour me consoler… la belle terre de Porcellet… mon rêve…

Un petit silence.
LE MARQUIS

Mais… monsieur… si je suis bien informé… vous vous présentez aux élections avec un programme socialiste… anticlérical… contre le duc de Maugis… qui est mon ami… et dont je partage toutes les idées.

ISIDORE

Les programmes !… (Avec un geste qui rejette les choses au loin.)… Une fois nommé… les programmes sont loin… et ils courent encore…

LE MARQUIS

C’est possible… Il n’en est pas moins vrai que vous vous posez en ennemi implacable de l’Église ?…

ISIDORE

Implacable ?… Vous m’étonnez, monsieur le marquis… Les convictions sont quelquefois implacables… Et encore !… Les affaires, jamais… Et quand même ?… (Il se lève et marche dans la pièce avec animation.)… Croyez-vous donc que ma candidature socialiste, anti-cléricale, ne sera pas plus agréable à l’Église que celle de votre ami, le duc de Maugis, avec ses appels au miracle… ses invocations à la Vierge et aux saints ?…

LE MARQUIS, ironique.

Le point de vue est nouveau…

ISIDORE

Il est éternel, monsieur le marquis… Que représente-t-il, le duc ?… Voulez-vous me le dire ?… Du passé, c’est-à-dire de la poussière… de la matière inerte… du poids mort… L’Église… l’Église ?… Mais l’Église en a assez de toujours traîner à sa remorque une noblesse découronnée de ses vieux prestiges… volontairement immobilisée dans ses préjugés de la caste et dans ses routines de l’honneur… qui n’est mêlée à rien de ce qui vit et de ce qui crée… une noblesse qui, peu à peu, s’est laissé, stupidement, dépouiller de ses terres, de ses châteaux… de ses influences… de son action… et qui… au lieu de servir l’Église, la dessert, chaque jour, davantage, par son impopularité et sa faiblesse…

LE MARQUIS, riant discrètement.

Ah ! ah ! ah !…

ISIDORE

Mais oui, monsieur le marquis… c’est comme ça !… L’Église est dans le mouvement moderne, elle… Loin d’y résister, elle le dirige… et elle le draine à travers le monde… Elle a une puissance d’expansion, de transformation, d’adaptation, qui est admirable… une force de domination qui est justifiée, parce qu’elle travaille sans relâche… qu’elle remue les hommes… l’argent… les idées… les terres vierges… Elle est partout… aujourd’hui… elle fait de tout… elle est tout… Elle n’a pas que des autels, où elle vend de la foi… des sources miraculeuses où elle met de la superstition en bouteilles… des confessionnaux où elle débite de l’illusion en toc et du bonheur en faux… Elle a des boutiques qui regorgent de marchandises… des banques pleines d’or… des comptoirs… des usines… des journaux… et des gouvernements, dont elle a su faire jusqu’ici ses agents dociles et ses courtiers humiliés… Vous voyez que je sais lui rendre justice…

LE MARQUIS, ironique.

Vous êtes admirable ! Je ne vous savais pas cette éloquence…

ISIDORE

J’y vois clair, voilà tout !… Autrefois… elle mettait l’épée à la main de ses nobles et les envoyait à la guerre massacrer et se faire massacrer pour elle… Mais la guerre a changé de forme… par conséquent elle a changé d’armes… C’est par l’outil du travail et par l’argent que l’on combat aujourd’hui… Et la noblesse n’a su se servir ni de l’outil… ni de l’argent… Alors… nous les avons ramassés… Tiens, parbleu !

LE MARQUIS

Dans la boue et dans le sang…

ISIDORE

Ça se nettoie… tout se nettoie… même vos blasons… (Un temps.) Comprenez donc que c’est dans les hommes comme moi que l’Église cherche et trouve ses alliés naturels… L’Église et moi nous sommes de la même race, monsieur le marquis… Quant à la noblesse… elle est morte… elle est morte pour avoir méconnu la première loi de la vie : le travail… c’est-à-dire la mise en exploitation de toutes les forces qui sont dans la vie… Et ce n’est pas parce que l’Église vous donne, de temps en temps, à titre d’aumônes, quelques maigres jetons de présence, dans des conseils d’administration, comme l’État donne aux veuves de ceux qui l’ont servi avec abrutissement, une part dans ses bureaux de tabac… que vous pouvez vous vanter d’être encore vivants !…

LE MARQUIS

Mais, monsieur… si je suis aussi mort que vous le dites… pourquoi me voulez-vous ?

ISIDORE

C’est mon affaire…

LE MARQUIS

Ce n’est pas la mienne…

ISIDORE

Comme vous voudrez… Mais vous avez tort…

LE MARQUIS

Vous n’attendez pas de moi… je pense… que je lave l’Église… des accusations étranges que vous portez contre elle et qui ne l’atteignent point…

ISIDORE

Je ne l’accuse pas… je l’exalte !… (Haussant les épaules.)… Vous ne savez même pas ce que c’est que l’Église…

LE MARQUIS

Si… par malheur… l’Église ressemblait au tableau que vous venez d’en tracer… j’aimerais mieux, en effet, l’ignorer… Et je suis fier, monsieur, d’appartenir à cette noblesse, dont vous proclamez si fort la déchéance, juste au moment où elle se reconquiert !

ISIDORE

Oui… En tentant de rallumer partout la guerre civile et la guerre des races…

LE MARQUIS

En revendiquant ses traditions qui sont celles du pays… Et je suis plus fier encore…

ISIDORE, interrompant.

Allez !… allez !…

LE MARQUIS

De ne m’être jamais soumis à cette démocratie abominable… insolente… et féroce qui a remplacé, par le seul culte de l’argent… le culte de l’honneur… de la patrie… de la foi… et de la pitié.

ISIDORE

Allez… allez… monsieur le marquis… soulagez-vous… Ça fait du bien…

LE MARQUIS

Vous avez la prétention de dominer, d’être les maîtres… Et vous l’êtes… pour un temps. Mais des maîtres plus ridicules encore que néfastes… Aussitôt parvenus à la fortune… vous n’avez plus qu’une idée : nous singer… C’est nos hôtels, nos terres, nos manies, nos vices qu’il vous faut… nos vieux noms glorieux… et jusqu’à nos vieux meubles. (Avec insolence.)… Ce qui ne s’achète pas, voyez-vous, c’est la façon de s’en servir…

ISIDORE

J’en serais désolé… J’ai la mienne.

LE MARQUIS

Vous n’êtes pas exigeant.

ISIDORE

Elle me suffit…

LE MARQUIS

Elle ne suffira pas toujours au peuple, que vous dépouillez.

ISIDORE

Ça !… vous n’en savez rien… ni moi non plus… Pour le moment, le peuple aime mieux ma façon que la vôtre…

LE MARQUIS

Si vous voulez conquérir le monde comme vous dites… ayez donc le courage d’inventer quelque chose de nouveau, au lieu de vous confiner dans la parodie d’autrefois… Créez des traditions à votre tour… Mais non… vous n’avez le souci d’aucune vertu, d’aucun art, d’aucune élégance… Vous n’avez le sentiment d’aucune grandeur…

ISIDORE, interrompant.

La grandeur… la grandeur !… Des mots tout cela… et qui ne veulent rien dire. Il n’y a qu’une chose par quoi un peuple, comme une institution, comme un individu, est grand… c’est l’argent… L’Église le sait mieux que personne, elle. (Un temps.)… Oui… oui… pour vous, nous sommes des bandits… des forbans… d’affreux pirates… C’est entendu… et c’est vrai… au fond… Mais… dites donc… des bandits qui ont fait quelque chose… des forbans qui apportent, tous les jours, leur contribution au progrès… c’est-à-dire au bonheur de l’humanité… de sales canailles qui remplissent leurs coffres… c’est possible… mais qui créent du mouvement partout… de la richesse partout… de la vie partout… Quand, autrefois, au temps de votre puissance… puisque vous invoquez les traditions… vous dépouilliez le peuple… au point de l’affamer… de ne lui laisser pour nourriture… que l’ordure des ruisseaux dans les villes… et, dans les campagnes… la petite motte de terre, où il posait le pied… Qu’est-ce que vous lui donniez en échange !… des coups de bâton, monsieur le marquis… Moi… je lui donne des routes… des chemins de fer… de la lumière électrique… de l’hygiène… un peu d’instruction… des produits à bon marché… et du travail… Moins d’allure que les coups de bâton… j’en conviens… Assez chic, tout de même… avouez-le… pour des forbans ?…

LE MARQUIS

Monsieur, je ne veux et ne puis vous suivre, en toutes ces polémiques de journal…

ISIDORE

Et vous avez raison… Assez philosopher… La philosophie ne mène à rien… et nous perdons, inutilement, le fil de la conversation… Tenez… voulez-vous faire un pari avec moi !

LE MARQUIS

Pas plus qu’un marché…

ISIDORE

C’est juste… Je le gagnerais… Eh bien… ce pari… je vais vous l’offrir sous une autre forme… Allez donc demander à l’un de ces grands politiques en robe noire… en robe blanche… en robe brune… ou en robe rouge — la couleur n’y fait rien — qui mènent le monde… et en qui vous avez confiance, pas vrai ?… Allez demander seulement à votre confesseur, quel qu’il soit, s’il hésitera, une minute, entre Isidore Lechat… riche à cinquante millions, socialiste mécréant, anticlérical excommunié… et votre pauvre petit duc de Maugis ?… (Un silence… Le regardant fixement dans les yeux.)… Oui… Et puis… Allez lui demander encore un conseil sur ce que je vous propose… mariage et le reste… Et osez dire… en votre âme et conscience… qu’il ne vous répondra pas… en vous donnant sa bénédiction : « Mon fils… tu peux… tu dois marcher… au nom de notre Sainte Mère l’Église ! »

Encore un silence… Les deux hommes se regardent.
LE MARQUIS, baissant un peu la tête, d’une voix moins assurée…

C’est impossible !…

Un silence.
ISIDORE

Ah !… (Un temps.)… Monsieur le marquis… quand vous êtes entré ici… je n’avais qu’un désir… vous étrangler d’un tour de main… Je suis franc… vous le voyez… je vous le dis… Je me réjouissais à la pensée de vous prendre la terre de Porcellet… Il y a deux ans que je la considère comme mienne… C’est si vrai… que j’ai ici… dans ce tiroir… un plan… voulez-vous que je vous le montre ?… où Porcellet fait, par avance, partie de mon domaine… J’y ai biffé votre nom que j’ai remplacé par le mien… C’est drôle, hein ?… Et puis… je ne sais pas pourquoi… vous m’avez plu… vous m’avez ému… là… sincèrement… Au fond… je suis un brave homme, moi… On ne me connaît pas… j’ai du cœur… Alors… j’ai cherché un autre moyen… un moyen de tout concilier… mes affaires… mon plaisir… et votre intérêt… (Sur une protestation ironique du marquis.) Mais oui… J’ai trouvé ça… Ça n’est pas déjà si mal… Ma fille est très jolie… elle a de l’allure… de la race… elle n’est pas bête, la mâtine !… Cherchez-en beaucoup, dans votre monde… qui la vaillent… Et tâchez… de vous la représenter dans le vieil hôtel restauré des Porcellet… Une vraie princesse, monsieur le marquis !…

LE MARQUIS

Je n’ai jamais douté des qualités de mademoiselle votre fille…

ISIDORE

Eh bien, alors ?… Ne m’obligez donc pas à revenir à ma première idée… Parole !… Cela me navrerait… (Avec expansion.) Je suis dans un de mes bons jours, aujourd’hui… Profitez-en !…

LE MARQUIS, d’une voix de moins en moins assurée.

C’est impossible… C’est très difficile…

ISIDORE

En quoi ?… Vous n’êtes pas le premier qui aurait consenti à de semblables alliances.

LE MARQUIS

Sans doute…

ISIDORE

Eh bien ?…

LE MARQUIS

Je ne voudrais pas vous désobliger, cher monsieur Lechat… Mais enfin… il y a là… quelque chose… de… particulier…

ISIDORE, regardant sournoisement le marquis.

Ah !…

LE MARQUIS

Oui… Vous avez eu… jadis… des… accidents… fâcheux. — Je ne les juge point… mais enfin…

ISIDORE

C’est la lutte !… Ah ! s’il fallait remonter à la source de toutes les fortunes… des vôtres, principalement… on n’en finirait point, monsieur le marquis… Au fond, ce qui vous gêne, ce qui vous trouble… c’est l’opinion… l’opinion du monde et de votre monde…

LE MARQUIS

Je ne subordonne pas mes actes à l’opinion du monde…

ISIDORE

Non… Seulement… vous y êtes sensible… et c’est tout naturel… Eh bien, dites-vous ceci… Qui a l’argent, a l’opinion… Et si admirables, si héroïques que soient les hommes, ils ne sont point bons à jeter aux chiens… quand ils n’ont plus le sou… Ce n’est pas moi qui parle, monsieur le marquis… c’est la sagesse des nations… Est-ce malheureux ? Mais regardez autour de vous…

LE MARQUIS, lentement… avec un air embarrassé.

Il est certain que les démarches auprès de mon cousin Bragard… n’ont… en soi… rien de répréhensible…

ISIDORE

Justement… rien de plus simple… au contraire… rien de plus correct…

LE MARQUIS

Pour mon intervention… dans les élections…

ISIDORE

En douceur… monsieur le marquis… en douceur… Ne vous effrayez pas pour si peu… Question de tact… de doigté…

LE MARQUIS

Oui… mais… il y a là… mon cher monsieur Lechat… outre la question politique… une question de délicatesse…

ISIDORE

La question politique est réglée… Vous êtes couvert par l’Église…

LE MARQUIS

Couvert… couvert…

ISIDORE

Je vous l’affirme… Et vous le savez bien… La question de délicatesse ?… Eh ! mon Dieu !… il est très juste que vous désiriez le succès du père de votre bru… (Avec une bonhomie riante.) C’est tout ce qu’il y a de plus moral… au contraire… La famille… voyons…

LE MARQUIS

Je n’ai pas consulté mon fils…

ISIDORE

Ai-je consulté ma fille ?… Les enfants sont mis au monde pour obéir à leurs parents… Et puis, dites-moi donc, monsieur le marquis… le consultiez-vous lorsque, durant son voyage au Tonkin, vous négociiez pour lui et sans lui… la chronique en est venue jusqu’à moi… un mariage plutôt… scabreux… hé… hé ?…

LE MARQUIS

Des racontars… des calomnies…

ISIDORE

Possible… Mais les calomnies… ce sont souvent des choses qui n’ont point réussi… D’ailleurs… je connais un certain petit chasseur de paons qui ne ferait pas toutes les difficultés que vous faites… et qui… croyez-moi… s’habituera, très mal, à l’idée d’être ruiné… à la nécessité de gagner sa vie désormais, au lieu de vivre tranquillement de celle des autres… Quant à moi, monsieur le marquis… je ne vous encombrerai pas souvent de ma personne… Et je ne vous demanderai pas me présenter au Jockey-Club… (Il rit et se frotte les mains.) Ma foi non !… J’ai d’autres ambitions…

LE MARQUIS, avec effort.

Eh bien !… je verrai… je réfléchirai…

ISIDORE

Non pas… Il faut que tout soit tranché quand vous sortirez d’ici… Vous avez la chance d’être veuf… par conséquent… libre de vos actes… Et puis… dans ces sortes de circonstances… on ne doit jamais réfléchir… L’inspiration… il n’y a rien de meilleur…

LE MARQUIS

C’est une chose assez grave, pourtant… et à laquelle…

ISIDORE, lui coupant la parole, d’une voix plus dure.

Outre Porcellet que je vous rends… il est bien entendu… que je vous donne les deux cent mille francs… et que je me charge de vos autres créanciers… (Un petit silence. — Le marquis est debout… la tête baissée… et il regarde obstinément une fleur du tapis.) Monsieur le marquis… (Le marquis lève les yeux vers Isidore qui, à ce moment, pose le doigt sur le bouton de la sonnerie.) Puis-je faire venir ma femme et ma fille ?

LE MARQUIS, après un effort.

Faites… monsieur…

Il se rassied lourdement, dans le fauteuil… Isidore sonne… Un domestique se présente.

ISIDORE

Va dire à madame et à mademoiselle que M. le marquis de Porcellet et moi… nous les prions de venir ici…

Le domestique sort… Le marquis est assis… le regard fixe… Isidore se promène… de long en large, au fond de la pièce… les mains dans les poches… Long silence.



Scène III


Mme LECHAT, GERMAINE, ISIDORE, LE MARQUIS
Mme Lechat entre la première… Elle est troublée… regarde avec anxiété le marquis et son mari… Germaine vient ensuite… Au premier coup d’œil jeté dans la pièce, elle a compris qu’il allait se passer quelque chose d’extraordinaire… Dès leur entrée dans le cabinet, le marquis s’est levé et salue silencieusement… L’anxiété de Mme Lechat grandit à chaque instant… Isidore, lui, a regagné son bureau… avec une expression de triomphe mauvais sur le visage.


ISIDORE

Asseyez-vous… mes enfants… M. le marquis de Porcellet a quelque chose à vous dire… (Elles s’assoient… Lechat resté debout… replie le dossier de Porcellet.) Monsieur le marquis…

LE MARQUIS, avec un effort et d’une voix un peu sourde.

Madame… j’ai l’honneur de vous demander, pour mon fils, Robert, comte de Porcellet, la main de Mlle Germaine Lechat, votre fille…

Germaine tourne la tête vers le marquis et le regarde fixement.
MADAME LECHAT, au comble de la stupéfaction… balbutiant.

Mais… je… (Elle ne peut parler… Elle porte ses deux mains à son front… regarde son mari… regarde le marquis… regarde Germaine…) Plaît-il ?…

ISIDORE

Eh bien… oui… Qu’est-ce que tu as ?… (Germaine lève alors ses yeux méprisants vers son père)… On te demande la main de Germaine… Tu n’as donc pas entendu ?…

MADAME LECHAT

Si… si… La tête me tourne…

ISIDORE

La joie d’une mère, monsieur le marquis… Voyons… remets-toi… sapristi !… (À sa fille.) Et toi, Germaine… réponds…

GERMAINE, elle se lève.

C’est beaucoup d’honneur… monsieur… et j’ignore à quoi je le dois… Mais je refuse…

LE MARQUIS, il se lève.

Vous refusez, mademoiselle ?…

GERMAINE

Oui… monsieur…

ISIDORE

Tu refuses ?

GERMAINE

Oui…

ISIDORE, tout ce qu’il y a de vil et de vulgaire reparaît, en expressions successives, sur sa physionomie.

Voyons… voyons… Ce n’est pas possible… M. le marquis te demande en mariage pour son fils… en mariage…

GERMAINE

Je refuse… (Au marquis.) Et je regrette que mon père n’ait pas même songé à me consulter avant cette entrevue… Il nous eût évité à tous… une scène pénible et humiliante…

ISIDORE, avec des expressions basses… des intonations humiliées.

Mais non… mais non… monsieur le marquis… Ma fille n’a pas entendu… n’a pas compris… L’étonnement, sans doute… la joie… l’orgueil… Elle accepte…

GERMAINE, plus âpre.

Je refuse… Pourquoi m’obliger à répéter toujours la même chose ?…

ISIDORE

Ça… par exemple… c’est un peu fort…

LE MARQUIS, amer et vexé.

Vous trouvez, sans doute, la maison de Porcellet indigne de vous, mademoiselle ?

GERMAINE

Vous vous trompez, monsieur…

ISIDORE

Parbleu !… Qu’est-ce que je disais ?

GERMAINE, avec tristesse.

La fille de M. Isidore Lechat n’a pas le droit de trouver indigne qui que ce soit… Non… je refuse… parce que je ne suis pas libre…

ISIDORE

Pas libre… Qu’est-ce que tu chantes ?… Puisque ta mère et moi… nous consentons…

GERMAINE

Je ne suis pas libre !

ISIDORE

Pourquoi ?

GERMAINE

Je ne puis pas le dire ici.

ISIDORE, menaçant.

Pourquoi ? pourquoi ?

GERMAINE

Tu le veux ?…

ISIDORE

Oui…

GERMAINE

Je ne suis pas libre… parce que j’ai un amant !

Stupéfaction générale.
ISIDORE

Quoi ?… quoi ?… Qu’est-ce que tu dis ?… Mais non, monsieur le marquis. (Avec un rire grinçant.) Vous voyez bien qu’elle plaisante… qu’elle s’amuse… qu’elle ne sait pas ce qu’elle dit… Un amant !… Ma fille !… Ah !… ah ! ah !… Elle est bonne !… (Il s’avance vers sa fille, menaçant.)… Ose répéter cela… ose-le… devant ton père…

GERMAINE

J’ai un amant !… un amant… un amant !… Combien de fois… faut-il donc que je le crie ?

ISIDORE

Tu mens… Elle ment… Je vous dis qu’elle ment… Mais… monsieur le marquis, elle ne connaît personne… elle ne voit jamais personne… Elle ment… (Changeant de ton brusquement.)… Voyons… ma petite Germaine… c’est fini… maintenant… n’est-ce pas ? Tu as voulu nous faire une farce, une bonne farce… On ne te croit pas… Alors… dis que ça n’est pas vrai…

GERMAINE

Et cet amant… je l’ai choisi… et je l’aime… et il est à moi… à moi… Il ne fait point partie d’un marché… il n’est pas l’appoint d’une affaire… Il est à moi… tout entier… il est à moi… librement… (Au marquis.) Cela vous étonne, monsieur… et je vois que ce n’est point l’habitude, quand on porte le nom de Lechat, d’être une créature qu’on n’achète pas… qui ne se vend pas… mais qui se donne…

ISIDORE, à sa femme.

Et toi… qui ne dis rien… qui es là comme une borne… Mais fais-la taire…

MADAME LECHAT, accablée.

Que veux-tu que je dise… mon Dieu !…

ISIDORE

Alors… c’est donc vrai ?

MADAME LECHAT

Je n’en sais rien… moi… (Tout à coup.)… Mon Dieu ! mon Dieu… mon Dieu !… (Elle pleure.) Cela devait arriver…

ISIDORE

Quoi ?… qu’est-ce qui devait arriver ?

MADAME LECHAT, à travers ses larmes.

Je ne sais pas… je ne sais pas !…

ISIDORE, marchant dans la pièce, bousculant les meubles.

Ma fille est folle… ma femme est folle. Elles sont folles toutes les deux !… (Le marquis se dispose à partir.) Monsieur le marquis… mais c’est impossible… impossible !… Il y a un malentendu… je vous dis qu’il y a un malentendu !…

LE MARQUIS

Je n’ai plus qu’à me retirer…

ISIDORE

Vous avez raison. Cela vaut mieux. Je vais lui parler, moi. (Le reconduisant.) Ah ! monsieur le marquis… on travaille pour ses enfants… on amasse des millions pour qu’ils soient heureux… on fait de beaux rêves… et voilà… Mais j’arrangerai cela en famille. J’en ai vu bien d’autres, allez !… (Plus bas.) Et s’il faut faire encore un petit sacrifice… vous comprenez ?… À demain, monsieur le marquis…

LE MARQUIS, très froid, affectant une dignité très hautaine.

Il me semble, monsieur, que nous n’avons plus rien à nous dire.

ISIDORE, regardant le marquis un certain temps… et ouvrant la porte du fond.

Il vous semble ?…

LE MARQUIS

Oui…

ISIDORE

Ah !…

LE MARQUIS

Adieu, monsieur !…

Il va pour sortir. Isidore le retient.
ISIDORE

Dites donc ?… L’affaire ne vous paraît plus une bonne affaire ?

LE MARQUIS

Laissons cela, monsieur.

ISIDORE

Alors… c’est fini nous deux ?… (Silence du marquis.)… Vous croyez ça ?… (Même silence.)… Eh bien… du papier timbré… demain !…

LE MARQUIS

Comme vous voudrez !…

Un petit silence
ISIDORE, montrant le poing dans la direction par où le marquis est sorti.

Canaille !…



Scène IV


Les Mêmes, moins LE MARQUIS
ISIDORE

À nous deux maintenant !… (Il vient se planter devant Germaine qui a suivi tous ses mouvements et qui le regarde avec des airs provocants.)… Et ne me regarde pas… comme ça… misérable !… (Menaçant.)… À genoux… Tant que tu es… ici… sous mon toit… c’est moi seul qui ordonne… entends-tu ?… À genoux… d’abord… Et la porte… après.

Il empoigne brutalement sa fille par les poignets et veut la forcer à s’agenouiller… Germaine résiste et finit par se dégager.

GERMAINE

Sois tranquille… je m’en irai d’ici… Ne crois pas au moins que c’est toi qui me chasses… Je pars de mon plein gré… Cet incident fatal… nécessaire… n’avance même pas… l’heure de mon départ… Ce que j’ai à dire… ce que j’ai sur le cœur… ça ne sera pas long…

ISIDORE, levant les bras au plafond.

Les livres… les sales livres… Voilà ce qu’ils ont fait de ma fille !…

GERMAINE

Laisse donc les livres… Ce ne sont pas les livres qui m’ont détachée de toi… c’est toi-même. Ta fille ?… Où prends-tu que je sois ta fille ? Nous n’avons jamais échangé dix mots. À quoi bon, d’ailleurs ? Tu n’aurais rien compris à ce que j’aurais pu dire… et toi… tout ce que tu dis… me dégoûte… me révolte…

ISIDORE, avec une gouaille colère.

Oui… oui… je sais… tu méprises les affaires… les affaires… mais pas l’argent…

GERMAINE

T’en ai-je jamais demandé ? Je ne veux pas de tes cadeaux… je ne veux pas de ton argent… je ne veux pas de toi… je ne veux rien de toi…

MADAME LECHAT, bouleversée.

Germaine !… c’est ton père !

ISIDORE, à sa femme.

Laisse donc… laisse donc ! (À Germaine.) Ah ! ah !… Qui t’a élevée ?… qui t’a nourrie ?

MADAME LECHAT, suppliante.

Mon ami… c’est ta fille !

ISIDORE, à Germaine.

Ton luxe ?… tes robes ?…

GERMAINE

Dès que j’ai été en âge de comprendre… dès que j’ai pu me rendre compte d’où il venait, ton luxe… je l’ai répudié… Tes toilettes, je les ai refusées… parce qu’elles me brûlaient la peau… entends-tu ?… Parce que tout… tout ce qu’il y a ici… de la dépouille et des larmes… Voleur… voleur…

MADAME LECHAT, dans un cri.

Tais-toi… tais-toi… Ah ! malheureuse enfant !

ISIDORE

Laisse donc !… Elle est bien trop stupide pour me comprendre… (Il hausse les épaules, les poings serrés.) Ma parole ! c’est elle qui fait l’offensée… elle qui nous insulte ?… (Allant à Germaine.) Tu as autant de toupet que de vice… Comment oses-tu parler, misérable ?

GERMAINE

Je n’ai rien à me reprocher…

ISIDORE

Alors… tu mentais… tout à l’heure… devant le marquis ?

GERMAINE

J’ai dit la vérité…

ISIDORE, expression ignoble.

Un homme… ça ; ça ne te dégoûte pas, mam’zelle La Vertu ?

GERMAINE

J’aime mieux me donner que me laisser vendre.

ISIDORE

Assez phraser… assez crâner… J’en ai maté d’autres que toi… J’aurai raison de toi, fille perdue…

GERMAINE

Tu ne peux rien sur moi…

ISIDORE

Non ?…

MADAME LECHAT

Mon ami… par pitié !

ISIDORE, à sa femme.

Ah ! tu m’embêtes !… C’est ta faiblesse qui est cause de tout !… Je vais lui apprendre à vivre, à la demoiselle… (À sa fille.) Où l’as-tu trouvé ?… Où l’as-tu pêché ?

GERMAINE

Attends un peu… Tu vas le connaître…

ISIDORE

Suis-je à tes ordres ?… Veux-tu que je t’étrangle ?… Je vais te faire parler, moi !… Son nom…

GERMAINE, elle va vers la porte sur la terrasse… appelant au dehors.

Lucien !… Lucien !

ISIDORE, il est d’abord étonné par ce cri… Un silence.

Lucien !… Quel Lucien ?… Garraud ?… Allons donc !… C’est impossible… c’est fou !

MADAME LECHAT

J’aurais dû m’en douter.

Entre Lucien, qu’on a vu venir précipitamment de la terrasse.



Scène V


ISIDORE, Mme LECHAT, GERMAINE, LUCIEN
ISIDORE, il reste un moment interdit à la vue de Lucien.

(À Lucien) Ce n’est pas toi ?… (Silence de Lucien)… C’est toi ?… (Silence.)… Eh bien… c’est complet !… Ça en devient presque drôle… (Se précipitant tout à coup sur Lucien, les poings tendus.)… Brigand… brigand !

Germaine intervient… Lucien repousse Isidore.
LUCIEN, calme et fort.

Prenez garde, monsieur… (Isidore s’est arrêté… il bredouille des mots inarticulés et s’écarte un peu.)… Je me contiens comme je peux… Mais je vous avertis que je ne vous laisserai vous porter à aucune violence…

ISIDORE, d’une voix rauque.

Toi aussi… tu me fais la leçon, à présent ?… Bandit… il ne te suffit pas de venir ici enjôler les héritières ?… Mais mon argent, tu ne le tiens pas encore… je t’en réponds !…

LUCIEN

Personne n’en veut à votre argent…

GERMAINE

Il le sait bien !

ISIDORE

Oui !… oui !… Mais comment donc ?… Le coup est classique… Il y a une faute… Réparons-la en famille… et embrassons-nous avec les millions du père Lechat… Voilà, hein ?… Tu as fait un mauvais calcul…

LUCIEN

Vous vous trompez, monsieur… Je n’ai fait aucun calcul…

ISIDORE

C’est ça !…

LUCIEN

Germaine renonce, à tout jamais, à sa part dans votre fortune.

GERMAINE

Depuis que j’existe, j’y ai renoncé !…

ISIDORE

Je me passe de sa renonciation… (À Lucien.)… C’est moi qui la déshérite… Et ne va pas t’imaginer au moins… (Désignant Germaine.)… elle, elle ne comprend rien… mais toi… ne va point t’imaginer qu’on ne peut pas déshériter sa fille !… Il y a la loi, oui… mais il y a les hommes de loi… J’ai réussi avec eux des tours plus difficiles…

GERMAINE

J’y compte bien !

ISIDORE, à Lucien.

Et pas un sou, jamais… tu entends ?… Jamais elle n’aura un sou de moi…

GERMAINE

Tant mieux !

ISIDORE

Quand même elle devrait revenir, un jour, suppliante — et elle reviendra, ça ne sera pas long, crever de misère à ma porte…

GERMAINE

La misère ?… mais j’en vivrai !… Je la demande, je l’implore… La misère ?… Je pourrai donc enfin accepter quelque chose de toi…

ISIDORE

Imbécile !… Et c’est ma fille !… Et lui… c’était le seul homme que j’aimais ! Naturellement… Faut-il que je sois bête !… (À Lucien de plus près.)… Voyons… Garraud… Vous n’avez pas le droit… Réfléchissez !

LUCIEN

C’est tout réfléchi…

ISIDORE

Tu n’es pas un idiot, toi… Voyons… que feras-tu ?

LUCIEN

Je travaillerai…

ISIDORE

On dit ça… Deux cents francs par mois… Tu trouveras peut-être une place de deux mille quatre… Et puis ?… Je te connais… tu es un rêveur… Jamais tu ne sauras gagner d’argent…

LUCIEN

Il n’y a pas que l’argent au monde…

ISIDORE

Pas que l’argent !… Il parle comme elle, ma parole !… Mais tu n’étais pas bête comme ça, autrefois ?… Elle t’a donc empoisonné de sa bêtise ?… (Il se rapproche encore de Lucien.)… C’est impossible… J’avais de l’ambition pour elle… c’est-à-dire… j’avais bâti, sur elle, de si beaux projets !… Ma fille… voyons… c’était bien le moins qu’elle me serve à quelque chose !… Ah ! le jour où je t’ai tiré du ruisseau, j’aurais mieux fait de me casser la jambe… Tu ne nieras pas que je t’ai tiré du ruisseau ?

LUCIEN

Monsieur… je sais ce que je vous dois.

ISIDORE

Et tu me paies…

LUCIEN

Je vous devais mon temps… mon travail… ma fidélité… Je vous les ai donnés…

GERMAINE

Ça n’a pas de rapport… Tu ne lui dois rien que la remise de tes livres.

ISIDORE

Tais-toi… D’abord… je te défends de le tutoyer devant moi.

LUCIEN, il essaie doucement d’imposer silence à Germaine.

Quant à mes pensées, à mes sentiments… ils m’appartiennent… Je n’ai pas à vous les sacrifier… Mon amour pour elle n’a rien à voir avec ma reconnaissance pour vous.

ISIDORE, éclatant.

Ah ! j’ai assez entendu de phrases aujourd’hui… Tu vas t’en aller, déguerpir… disparaître… C’est de l’argent que tu veux ? Eh bien… dis-le carrément et fais ton prix… Je paie…

LUCIEN

Vous êtes fou, monsieur !

ISIDORE

Tu seras le premier qui auras fait chanter le père Lechat… Ça n’est pas rien… Ton prix ?

LUCIEN

La patience a des limites.

ISIDORE

Ça n’est pas de l’argent ? Non !… alors c’est de l’amour ?… (Il les regarde… puis se met à ricaner d’une façon sinistre.)… Imbéciles !… Je suis trop bête aussi, moi !… Et qu’est-ce que cela me fait, après tout ?… Mais je me fiche pas mal de vous… Allez-vous-en… Allez-vous-en au diable ! Un niais… une folle… Beau couple… Allez crever de faim où vous voudrez… Ce sera ma vengeance… ma joie…

GERMAINE

Va… Lucien… je te suis…

Lucien sort… Mme Lechat se lève, la figure douloureuse.



Scène VI


Les Mêmes, moins LUCIEN
Isidore marche dans la pièce, comme un fauve, dérangeant les sièges, frappant le tapis du pied.


MADAME LECHAT, avec supplication.

Écoute, mon ami…

ISIDORE

Ah ! tu te réveilles… enfin… On te vole ta fille… et tu es là… sans dire un mot… sans faire un geste… effondrée… dans un fauteuil… comme un paquet ?…

MADAME LECHAT

Mon ami… écoute…

ISIDORE

Garraud !… Un va-nu-pieds… un propre à rien… (En passant devant son bureau, il donne un grand coup de poing.) Mais si… encore ç’avait été… je ne sais pas… moi !

MADAME LECHAT

Écoute… Tu n’arriveras à rien… avec de la colère… Ce n’est pas avec de la colère… qu’on parle à ses enfants… même coupables. Tu n’es plus maître de toi… Laisse-moi lui parler.

ISIDORE

Tu n’as rien à lui dire…

MADAME LECHAT, un peu plus impérieuse.

Qu’en sais-tu ?… Laisse-moi seule… une minute… avec Germaine…

ISIDORE

J’aime autant ça !… Allez… pleurnichez !… Mais que je ne la retrouve pas ici !…

Il sort, avec fracas…



Scène VII


Mme LECHAT, GERMAINE
Mme Lechat regarde, quelque temps, sa fille, avec un visage bouleversé, implorante. Puis elle lui tend les bras.


MADAME LECHAT

Germaine… Ma petite Germaine !… (Elle s’avance à petits pas vers elle, ses bras toujours tendus.)… Ma petite Germaine !…

Germaine détourne un peu la tête… recule un peu… faisant de violents efforts pour ne pas s’attendrir… Puis… tout à coup, elle se jette dans les bras de sa mère.
GERMAINE

Maman !… maman !…

Elles s’embrassent et pleurent toutes les deux… Longue étreinte coupée de sanglots et de gémissements… Mme Lechat prend dans ses mains la tête de Germaine… la couvre de caresses.
MADAME LECHAT

Tu ne vas pas partir d’ici ?… Tu ne vas pas me quitter ?… Dis-le-moi que tu ne vas pas me quitter ?… Ce serait trop… trop affreux…

GERMAINE

Ne me demande pas cela… maman… il est trop tard…

MADAME LECHAT, avec plus de caresses.

Non… non… ma petite Germaine… ne dis pas que c’est trop tard… Et puis… pas maintenant… pas aujourd’hui… ce serait de la folie… car ton père est trop irrité… mais… demain… bientôt… dans quelques jours… je lui parlerai… moi… Je lui ferai comprendre… Et il m’écoutera… je te le promets… et il consentira à ton mariage… avec M. Garraud…

GERMAINE, au nom de son père, son visage s’est refroidi.

Il n’y consentira… jamais…

MADAME LECHAT

Puisque je te le dis… puisque je m’en charge… Ton père… vois-tu…

GERMAINE

Ne me parle pas de mon père…

MADAME LECHAT

Oui… Eh bien… je ne t’en parlerai plus… Mais tu vas rester avec moi… n’est-ce pas ?

GERMAINE

Je t’en prie… maman… ne me demande pas de faire une chose que je ne puis plus faire… Il faut que je parte…

MADAME LECHAT

Non… non… c’est impossible… Voyons… mon enfant… que veux-tu que je devienne… toute seule… dans cette grande maison ?… Toute seule… à mon âge… pense donc !… Mais c’est la mort… Voyons… voyons… Germaine… sois gentille… sois bonne… Ne me laisse pas toute seule ici…

GERMAINE

Viens… avec nous… Tu seras plus heureuse… avec nous…

MADAME LECHAT

Hélas !… c’est impossible… aussi… J’ai vécu avec lui… Il faut bien que je meure avec lui… Je ne peux pas l’abandonner… Ce serait un péché… Je ne peux pas… je ne peux pas… (Un temps.) Oui… oui… je me rends compte… aujourd’hui… On ne t’a pas assez aimée… ma pauvre petite… On ne t’a pas aimée… comme il eût fallu t’aimer… Nous avons eu tort… moi surtout… C’est vrai… Et je m’en repens… va !… Mais il y avait un peu de ta faute… Tu étais si triste… toujours avec moi… Toujours, ton visage était fermé à triple tour… Alors… cela m’irritait parfois… et je te parlais durement… parce que… je ne te connaissais pas assez, parce que je ne voyais pas assez dans ton âme… Je t’aimais bien… tout de même… Et maintenant… je t’aimerai… je t’aimerai… je t’aimerai… je t’aimerai…

GERMAINE

Moi aussi… souvent… je t’ai mal jugée… Je ne te connaissais pas… non plus…

MADAME LECHAT, très vite.

Eh bien… maintenant qu’on se connaît…

GERMAINE

Trop tard…

MADAME LECHAT

Mon Dieu !… Est-ce possible ?… Ah ! si nous avions vécu… dans une toute petite maison… rien de tout cela ne serait arrivé… C’est ce grand château… vois-tu… ce sont ces grandes pièces si froides… si étrangères… c’est tout ce luxe… tout cet argent… c’est tout ce qu’il y a ici… qui fait que l’on n’entend pas… le bruit du cœur… Quelle fatalité, mon Dieu !… C’est au moment où je retrouve ma fille… que je la perds à jamais… (Elle sanglote.) J’avais beaucoup de choses à te dire… et puis… je ne sais plus… je ne sais plus… J’ai comme un grand poids dans la tête… j’ai comme un brouillard devant les yeux…

Elle étreint sa fille plus fort.
GERMAINE

Maman… laisse-moi partir…

MADAME LECHAT

Non… non… ne pars pas… ma petite Germaine… Ne pars pas encore… je t’en prie !… Demain… seulement… dans quelques jours… Oh ! ne me laisse pas seule… aujourd’hui… ne me laisse pas toute seule aujourd’hui…

GERMAINE

Je ne veux pas que mon père me retrouve ici… Je n’ai plus de haine… Laisse-moi partir… sans haine dans mon cœur…

Elle essaye de se dégager de l’étreinte qui mollit.
MADAME LECHAT

Mon Dieu !… mon Dieu !… (À travers plus de larmes.) Tu m’écriras… promets-moi que tu m’écriras… jure-le-moi !…

GERMAINE

Je te le promets… je te le jure…

MADAME LECHAT

Et si tu vas à Paris… donne-moi ton adresse tout de suite…

GERMAINE

Oui… oui… maman…

MADAME LECHAT

J’irai te voir… souvent… On ne le saura pas… Je ne le dirai à personne… Et si tu étais malade… mon Dieu ?… Ce n’est pas possible… Tu n’as pas d’argent… Et lui… il n’est pas riche, non plus… bien sûr ?… Comment feras-tu ?… (Se rappelant tout à coup.)… Alors… ces trois cents francs ?…

GERMAINE, avec une grande pitié.

Non… ma pauvre maman.

MADAME LECHAT

Quand tu auras besoin… de quelque chose… écris-moi…

GERMAINE

Adieu, maman !…

Encore une longue étreinte… Germaine se dégage et, très vite, en courant, elle sort.
MADAME LECHAT

Germaine !… Germaine !… ne pars pas… ne pars pas !…

Alors elle regarde autour d’elle… Elle est comme effrayée de ce qui l’entoure… Et, morne, molle… sans un cri… hébétée, elle retombe dans le fauteuil… Silence… Entre Lechat…



Scène VIII


Mme LECHAT, ISIDORE
Isidore est entré, la tête basse… la mine mauvaise… les regards obliques… les deux mains dans les poches de son pantalon.
MADAME LECHAT, sans lever la tête.

Elle est partie…

ISIDORE

Au diable !

MADAME LECHAT, levant les yeux sur son mari.

Et c’est tout ce que tu trouves ?

ISIDORE, avec une expression ignoble.

Quoi ?…

MADAME LECHAT

Mais rappelle-la… Dis-lui quelque chose… crie-lui quelque chose…

ISIDORE

La paix, hein !

MADAME LECHAT, elle se lève.

Eh bien, j’en ai assez… à la fin… moi aussi… J’en ai trop sur le cœur… Tout ce qui arrive… c’est de ta faute… entends-tu ?… c’est de ta faute…

Elle va pour sortir.
ISIDORE

Ah ! mais… dis donc… ne te gêne pas… Si tu veux la rejoindre… Bonsoir…

MADAME LECHAT, se retournant.

Malheureux !… Tu mériterais que je t’obéisse…

ISIDORE

Tout le monde contre moi ?… Eh bien !… j’aime mieux ça… Nous allons rire, ici !…

Sort Mme Lechat.



Scène IX


ISIDORE, puis L’INTENDANT
Isidore s’assoit devant son bureau… Il songe un instant… puis il bouscule des papiers sur son bureau.


ISIDORE

Ah ! monsieur le marquis !… (Il hausse les épaules.) Ah ! tu crois que c’est fini ?… Eh bien, oui… nous allons rire…

Il s’accoude au bureau, la tête dans les mains… Il semble loin de tout ce qui l’entoure… L’intendant entre précipitamment par la porte du cabinet… Il est bouleversé, hagard…
L’INTENDANT

Monsieur !… monsieur !…

ISIDORE, sans bouger, d’une voix lointaine.

Qu’est-ce qu’il y a ?…

L’INTENDANT, qui peut à peine parler.

Un malheur… un horrible malheur !…

ISIDORE, toujours sans bouger.

Je te défends de m’en parler… Cela ne te regarde pas…

L’INTENDANT

Votre fils…

ISIDORE

Ma fille… imbécile…

L’INTENDANT

Il ne s’agit pas de votre fille…

ISIDORE

Elle est partie… Eh bien, oui…

L’INTENDANT

Mais non… monsieur… mais non…

ISIDORE

Mais tu es fou… Tu es donc fou ?

L’INTENDANT

Vous ne comprenez pas, monsieur ? Votre fils… (Avec effort.) M. Xavier…

ISIDORE

Eh bien ?…

L’INTENDANT

… s’est tué !…

ISIDORE, il n’a pas bougé… la tête toujours cachée par ses mains… Un très long temps… Enfin, les mains s’écartent… Il regarde l’intendant avec une sorte d’étonnement de le trouver là.

Qu’est-ce que tu dis ?…

L’INTENDANT

M. Xavier s’est tué…

ISIDORE, il s’est levé d’un bond… et d’un bond il est auprès de l’intendant qu’il prend à la gorge… qu’il serre à la gorge…

Qu’est-ce que tu viens de dire… idiot ?… (Il le secoue… l’intendant se débat.) Imbécile, ose donc répéter ce que tu viens de dire…

L’INTENDANT, d’une voix rauque, étranglée.

Lâchez-moi, monsieur… lâchez-moi…

ISIDORE, après avoir lâché l’intendant.

Allons… parle…

À mesure que l’intendant parlera, les yeux d’Isidore s’agrandiront d’horreur… sa physionomie se décomposera…

L’INTENDANT, hachant ses mots.

En sortant… de Marécourt… au tournant de la route… l’automobile de M. Xavier… lancée à toute vitesse… a capoté… M. Xavier… a été projeté… contre le mur du café Gadaud… avec une telle violence… qu’il s’y est écrasé… Il a été tué… raide !…

ISIDORE, tremblant, hagard, la bouche presque paralysée… avec des grimaces d’apoplectique.

Qu’est… ce… que…

Sa bouche s’entr’ouvre encore… sans qu’aucun son en sorte.

L’INTENDANT

C’est le fils du duc… il a vu l’accident… et qui est venu à cheval… apporter l’affreuse nouvelle…

ISIDORE

C’est… c’est…

Ses lèvres mâchent des paroles qu’on n’entend pas.
L’INTENDANT

On ramène le corps de M. Xavier… Il sera ici… dans dix minutes…

Isidore ne peut plus parler… Il a dénoué sa cravate… fait sauter le bouton de sa chemise, découvert le haut de sa poitrine. La bouche grande ouverte… il cherche l’air… son faux col libre et remonté lui fait deux cornes blanches sur les joues… Il chancelle… Soutenu par l’intendant, il s’abat sur un fauteuil… lourdement… Et… tout à coup… il pleure… le corps secoué de sanglots.
L’INTENDANT

Monsieur… monsieur…

ISIDORE, après quelques secondes, d’une voix tremblée qu’on entend à peine.

J’ai tout perdu… en un jour… J’ai tout perdu !… (Il halète.) Et… madame ?…

L’INTENDANT

Je n’ai pas osé…

ISIDORE

Oui… oui !… (Un temps.) En un jour !… (Un autre temps.) De l’air… donne-moi de l’air… J’étouffe…

L’intendant va ouvrir une fenêtre… puis il aide Isidore à se traîner près de la fenêtre… Isidore aspire l’air à grandes bouffées.
L’INTENDANT

Eh bien… monsieur ?…

ISIDORE

Oui… ça… va mieux… (Un temps. — Il aspire l’air.) Maintenant… Je suis solide… Je veux y aller…

L’INTENDANT

Vous n’êtes pas en état… monsieur…

ISIDORE

Si… si… c’est fini… je veux y aller… (Il fait quelques pas, l’intendant veut le soutenir.)… Non… laisse-moi… je suis fort…

Il marche d’un pas qui trébuche… La porte s’ouvre… Entrent Phinck et Gruggh.



Scène X


ISIDORE, PHINCK, GRUGGH, L’INTENDANT, puis UN DOMESTIQUE
L’INTENDANT

Asseyez-vous, monsieur… vous voyez bien… que vous ne pouvez pas…

Il approche de Lechat un fauteuil… Phinck et Gruggh, avec des mines consternées, viennent se placer de chaque côté du fauteuil.
GRUGGH

Ah ! quel malheur !

PHINCK

Nous venons vous apporter toutes nos sympathies… toutes nos douloureuses sympathies…

ISIDORE

Ah ! mes amis… mes chers amis…

PHINCK

Vos associés…

ISIDORE

Mes chers associés…

GRUGGH

Si jeune !…

PHINCK

Et tant d’avenir !…

GRUGGH

C’est affreux…

ISIDORE

J’ai tout… perdu… en un jour…

PHINCK

Nous voudrions vous donner une consolation… Hélas !… devant un pareil malheur… Il n’y en a point…

ISIDORE

En un jour !…

GRUGGH

Le temps… seulement… Et encore !…

PHINCK

Un si beau jeune homme !… (Isidore hoche la tête.)… Et… tout à l’heure il était là… si plein de vie… si gai… si charmant !…

ISIDORE

Mes chers amis…

GRUGGH

Vous l’aimiez tant !… Ah !… Vous ne méritiez pas ça…

ISIDORE, tendant ses mains à Gruggh et à Phinck.

Mes chers amis !…

GRUGGH

Du courage !… Il ne faut pas vous laisser abattre.

ISIDORE

Ah !… maintenant !…

On voit que Phinck et Gruggh sont à bout de paroles… Ils se regardent, gênés… se font des signes. Un petit silence.

PHINCK

Veuillez bien nous excuser… si nous sommes obligés de troubler… un instant… votre deuil…

GRUGGH

Certes… nous savons… tout ce que les affaires… ont de pénible… en de pareils moments… (Il tire de sa poche deux feuilles de papier qu’il déplie.) Et si nous n’étions pas forcés de partir aujourd’hui, croyez bien…

Isidore regarde Gruggh et Phinck… avec insistance… Gruggh tend les deux feuilles de papier.

PHINCK

Le sous-seing que vous nous aviez priés de rédiger… (Silence d’isidore.)… Vous vous souvenez ?…

ISIDORE

Non… non… pas aujourd’hui… Laissez-moi tranquille.

Il ne cesse de les regarder.
GRUGGH

Nous nous permettons d’insister…

ISIDORE

Non… non… laissez-moi tranquille…

PHINCK

C’est que…

Gruggh présente de nouveau les feuilles.
ISIDORE, après un temps. Figure terrible.

C’est bien… Donnez…

Il s’empare des feuilles.
GRUGGH

Nous nous sommes conformés exactement à vos désirs…

PHINCK

Exactement…

ISIDORE, il lit… sa main tremble encore… De temps en temps… il porte la main à sa gorge… Après avoir lu… il regarde ses associés avec un regard terrible… Jusqu’à la fin de la scène, sa voix restera sourde et tremblée.

Vous êtes des canailles…

PHINCK

Comment ?…

ISIDORE

Des voleurs !…

GRUGGH

Mais…

ISIDORE

Vous avez escompté ma faiblesse… vous avez spéculé sur ma douleur…

Il se lève et marche vers son bureau d’un pas toujours mal assuré.

GRUGGH

Je ne comprends pas…

ISIDORE

Venez ici…

PHINCK

Nous aurions donc oublié quelque chose !

ISIDORE

Venez ici !… (Il place devant chacun d’eux une des feuilles… leur donne à chacun une plume.)… Un renvoi ici… (Il indique du doigt la place du renvoi.)… Écrivez !… (Phinck et Gruggh hésitent. D’une voix plus sourde.) Écrivez ! (Dictant.)… « M. Isidore Lechat… entend… se réserver expressément… la direction financière… et l’administration commerciale… de ladite affaire… de ladite affaire… et cela… sans que… M. Gruggh et M. Phinck… qui déclarent… abandonner volontairement… tous droits… à cet égard… » (Gruggh et Phinck lèvent la tête, s’arrêtent d’écrire.)… Écrivez !… (Reprenant la dictée.)… « Abandonner tous droits à cet égard… puissent intervenir, d’une manière quelconque… et sans qu’ils puissent… s’opposer… à toutes combinaisons… »

Un domestique entre brusquement.
LE DOMESTIQUE, effaré.

Monsieur… On ramène le corps de M. Xavier… Madame est évanouie… tout de son long… dans le grand salon…

L’INTENDANT, suppliant.

Monsieur !…

ISIDORE, sa voix s’est encore altérée… Pour ne pas tomber il s’accroche des deux mains au bureau.

Je viens… Je viens… (L’intendant et le domestique sortent. Reprenant la dictée.)… « à toutes les combinaisons… ultérieures… qui seront jugées utiles par M. Isidore Lechat… seul… au bien de l’affaire… »… C’est tout… Un paraphe… ici… Signez !(Gruggh et Phinck signent.)… Donnez !…


Isidore s’empare des deux papiers, les relit… les signe lui aussi, en remet un exemplaire à Phinck, silencieusement… Puis il plie le sien, le met dans sa poche… et sans saluer, les jambes molles, trébuchantes, il se dirige vers la porte, en s’accrochant aux meubles. Les deux ingénieurs, ahuris, consternés, écrasés, le suivent du regard et ne trouvent pas un mot, pas un geste. Ils restent, pour ainsi dire, figés dans une attitude d’épouvante… Isidore est sorti sans se retourner… Restés seuls sur la scène, les deux ingénieurs, toujours immobiles et muets, les yeux fixes, la bouche ouverte, ne peuvent détacher leurs regards de la porte par où vient de disparaître Isidore…