Les amours de W. Benjamin/14

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Éditions Édouard Garand (71p. 37-41).

XIV

OÙ KUPPMEIN EST GRATIFIÉ D’UN LOGIS QU’IL N’AVAIT PAS SOUHAITÉ


Qu’ici notre lecteur nous permette de lui faire observer que nous avons cru devoir changer les noms de ces hôtels où nous mettons nos personnages en scène. Car n’ayant pu obtenir une permission des gérants de ces hôtelleries pour y jouer nos mélos, nous ne voulons pas encourir des dommages-intérêts. Et, ceci posé pour notre plus grand intérêt et sans modifier ni amoindrir, nous l’espérons, l’intérêt de notre lecteur, nous poursuivons…

Nous ne dirons pas quelles furent les déceptions mêlées de perplexités et d’angoisses que traversa Kuppmein, le lendemain et les jours suivants, en ne voyant pas arriver Parsons et le modèle du Chasse-Torpille ; tout simplement il vécut sur des épines.

À diverses reprises, au cours d’entrevues avec le capitaine Rutten, Kuppmein manifesta le désir de retourner à Montréal et d’y faire enquête. Mais chaque fois le capitaine, qui nul doute savait à quoi s’en tenir, l’en dissuadait, disant :

— Bah ! monsieur Kuppmein, patientons… nous finirons bien par voir !

Kuppmein avait donc patienté… mais avec quelle impatience et quelle anxiété !

Un matin le convoi venant de Montréal et Albany déversait de nombreux voyageurs, au nombre desquels se trouvaient deux de nos personnages dont la vue eût causé à Kuppmein une forte émotion.

Ces deux personnages étaient : Pierre Lebon et Miss Jane, ou Miss Jenny Wilson comme la connaissait seulement le jeune inventeur canadien.

Quand ils furent dans l’une des salles de voyageurs, Pierre dit à sa compagne :

— Mademoiselle, il est vrai que je ne connais pas New York, mais je peux louer une voiture et vous accompagner chez votre père, si vous le permettez.

— Mon Dieu ! répondit la jeune fille avec un sourire reconnaissant, ce serait trop vous demander vraiment. D’ailleurs ce voyage vous a fatigué et il vous faut de suite un bon repos. Non, merci. Je me ferai conduire. À propos, je ne vous ai pas communiqué mon adresse, ou, si vous aimez mieux, celle de mon père : Fifth Avenue, Metropolitan Apartments. Votre visite me sera très agréable.

— Merci beaucoup.

— Ah ! vous me dites que vous ne connaissez pas New York… Au moins, avez-vous un hôtel de choisi ?

— On m’a cité l’Hôtel Américain comme l’un des meilleurs.

— Il est excellent, en effet. Le premier taxi venu vous y conduira, il est situé sur Broadway.

— Ainsi donc, vous ne voulez pas que je vous accompagne jusqu’à votre porte ?

— Non… vraiment je craindrais trop de paraître exigeante. Mais je vous attendrai… tenez, mettons ce soir, voulez-vous ? Après que vous vous serez reposé. Du reste, j’aurai à vous rendre les frais de voyage que vous avez si généreusement déboursés pour moi.

— Oh ! ne parlons pas de cette bagatelle.

— Nous en parlerons ce soir. Vous viendrez, n’est-ce pas ?

Et ses yeux caressants et fascinateurs se fixèrent ardemment sur les yeux troublés du jeune homme, qui répondit :

— Oui, j’irai… comptez sur moi !

— C’est bien.

Pierre accompagna la jeune fille à l’extérieur de la gare où elle appela un taxi qui l’emporta bientôt vers Fifth Avenue.

Peu après Pierre montait à son tour dans une auto et commandait :

— Americain Hotel…

Le premier sentiment qu’éprouve un voyageur en posant le pied sur le pavé d’une ville étrangère est la curiosité. Cette curiosité s’exerce par un rapide examen des êtres et des choses qui l’entourent. Et cette curiosité est tellement excessive, elle rend l’esprit si avide de se familiariser avec le nouveau qui tombe sous ses yeux, que ce voyageur ne songe nullement à prêter attention à la route qu’il parcourt. Et après trois ou quatre rues traversées, trois ou quatre angles tournée, et une fois rendu à destination, il lui serait impossible de revenir, sans guide, à son point de départ.

Ce fut bien le cas de Pierre Lebon, mais avec cette différence cependant, que ce ne furent pas les édifices gigantesques qui attirèrent son attention, ni les étalages luxueux et féeriques des grands magasins, ni l’énorme et presque fantastique croisement de milliers de véhicules de toute espèce allant à des allures qui auraient paru vertigineuses, ni le défilé formidable et ininterrompu de citadins allant à leurs affaires ou à leurs plaisirs… Non, rien de tout cela n’éveilla le moindrement l’intérêt de notre ami.

Ses yeux, il est vrai, regardaient à droite et à gauche, en l’air, en bas, partout… mais ils ne voyaient qu’un être unique : Miss Jane ! Sa pensée n’exprimait qu’un nom : Miss Jane ! Son imagination ne lui représentait qu’une image : Miss Jane ! Oui, Miss Jane toujours !

Et il était si abîmé en sa pensée que de temps à autre il murmurait avec ravissement :

— Quelle fille bizarre !… Mais charmante… jolie à croquer… adorable !

Et Pierre souriait. Il souriait à l’image de Miss Jane. À peine venait-il de quitter l’étrange créature, que déjà il se sentait dévoré par l’envie irrésistible de la revoir. Il demeurait encore sous le charme fascinateur de Miss Jane. Il buvait son sourire. Il s’enivrait de la musique de sa voix. Il prenait feu à l’incendie de ses cheveux roux. Il oubliait la mission que lui avait confiée William Benjamin, c’est à dire Henriette Brière, sa fiancée. Il oubliait qu’une affreuse accusation pesait sur lui et sur Henriette. Il oubliait qu’il était en rupture de ban… qu’à chaque instant un homme de police pouvait lui mettre la main sur l’épaule ou les menottes aux mains et l’arrêter. Il oubliait qu’il était venu à New York pour y travailler à sa réhabilitation et à celle d’Henriette !… Pierre, depuis la veille, vivait un rêve d’or, et ce rêve, tout plein de la merveilleuse Miss Jane, il se sentait comme une maladive envie de le réaliser !

L’auto stoppa soudain. Le jeune homme rentra instantanément dans la réalité… il se trouvait devant l’Hôtel Américain.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Après avoir fait la grasse matinée et s’être quelque peu remis des fatigues du voyage, Pierre Lebon, après dîner, alluma une cigarette et se dirigea vers le bureau de l’hôtel pour y consulter le livre des adresses. Toujours sous le charme de Miss Jane, notre ami voulait simplement vérifier l’adresse de la jeune fille. Non pas qu’il redoutât une fumisterie, pas du tout. Car il était sûr et certain que « Miss Wilson » lui avait donné sa véritable adresse, et c’est cette certitude même qui le poussait à regarder dans le livre des adresses. Il y verrait le nom de la jeune fille, et voir ce nom c’était encore un plaisir pour lui, c’était une joie, une ivresse.

Au moment où Pierre s’approchait du bureau, il n’y avait qu’un employé occupé au téléphone. En attendant qu’il pût demander à cet employé ce qu’il désirait, il se mit à feuilleter le livre des voyageurs et des hôtes de la maison.

Il ne put réprimer un vif tressaillement en voyant un nom… un nom qui étincela à ses yeux comme des flammes… KUPPMEIN !

En voyant ce nom, miracle ! Pierre reconquérait sa liberté d’esprit. Miss Jane, comme par enchantement, s’effaçait de sa pensée !

— Kuppmein dans cet hôtel !… murmura le jeune homme, le front déjà barré d’un pli dur. Numéro 321 !… Et moi j’occupe le numéro 320 !… Mais alors nous sommes voisins ! Quelle coïncidence ! Décidément, ma tâche va se trouver simplifiée. Voyons !… Il est peut-être là-haut à ce moment ! Si j’allais m’en assurer !…

Sans perdre une minute il gagna l’ascenseur.

L’instant d’après, il était au troisième étage et enfilait le couloir sur lequel son appartement était situé.

Il marcha droit au No 321 et frappa résolument à la porte.

Personne ne répondit. Rien ne parut bouger à l’intérieur.

Vis-à-vis cette porte était celle de Pierre portant le No 320. Le jeune homme allait rentrer chez lui, lorsqu’une camériste, accorte et jolie, passa près de là. Reconnaissant Pierre comme l’un des nouveaux hôtes de l’hôtel, elle s’arrêta et demanda, complaisante :

— Vous désirez voir Monsieur Kuppmein ?

— Oui, mademoiselle.

— C’est regrettable pour vous, il n’y est pas.

— Il n’est pas absent de la ville, au moins ?

— Pas que je sache.

— Vous ne savez pas non plus s’il rentrera bientôt ?

— Ma foi, non. Cependant, je peux vous dire qu’il soupe à l’hôtel généralement tous les soirs.

— Soit, je le verrai ce soir. Merci, mademoiselle.

Au sourire reconnaissant du jeune homme la jolie camériste répondit par un sourire charmant et s’éloigna.

Pierre pénétra chez lui, mais en ayant soin de laisser sa porte légèrement entre-baillée. Puis il se dit, tout à fait revenu à lui-même qu’il était maintenant :

— S’il y a le moindre moyen, ce Kuppmein ne m’échappera pas !

Il prit un journal, alluma une cigarette et se jeta dans un fauteuil qu’il avait disposé de façon à pouvoir surveiller les passants dans le corridor et la porte de Kuppmein.

Pierre attendit longtemps. À diverses reprises il consulta sa montre. Enfin, comme il passait trois heures, il perçut dans le corridor le bruit d’un pas pesant assourdi par un épais tapis. Puis, par l’entre-bâillement de sa porte il vit une silhouette d’homme, s’arrêter une seconde devant la porte No 321, puis disparaître.

Pierre n’avait vu l’homme que l’espace d’une seconde. Mais il avait remarqué que c’était un homme corpulent. Il n’avait pas eu le temps de voir ses traits. Mais puisque cet homme était entré là chez lui, il fallait que ce fût Kuppmein. Oui ce devrait être Kuppmein.

— Voici mon homme, se dit Pierre en se levant. Il n’y a rien comme de saisir l’occasion au passage. Voyons d’abord si je suis installé pour loger un ami. Car, suivant les instructions d’Henriette, s’il arrive que ce Kuppmein ne me donne pas satisfaction au sujet de mes plans du Chasse-Torpille, je devrai m’assurer de sa personne.

Il fit aussitôt un examen rapide de son appartement qui ne comprenait qu’une chambre à coucher avec salle de toilette attenante. Dans un angle la porte de la salle de toilette faisait équerre avec la porte d’un garde-robe spacieux, et face à ce garde-robe se trouvait une fenêtre dont la clarté pouvait, dans le jour, éclairer l’intérieur du garde-robe. Pour la nuit, une ampoule électrique y était aménagée.

Pierre vit tout cela dans un coup d’œil et il murmura avec un sourire satisfait :

— Voilà un appartement magnifique.

Il examina l’intérieur du garde-robe, ajoutant :

— Cette ampoule électrique est de trop, car la lumière — la lumière artificielle surtout — fait mal au hibou, et vu que Kuppmein est un hibou…

Il compléta sa pensée par un autre sourire. Puis il dévissa l’ampoule et alla la déposer dans le tiroir d’un chiffonnier.

— Enfin, acheva-t-il, j’ai dans cette valise un objet qui peut m’être d’une grande utilité en cas de résistance du loup.

Et, ayant ouvert la valise en question, le jeune homme en retira un revolver en acier bruni qu’il enfouit dans l’une de ses poches.

Ainsi prêt à faire face à toute éventualité, il se dirigea résolument vers la porte No 321. Il frappa deux coups légers.

— Entrez ! dit une voix de l’intérieur.

Pierre poussa la porte et se trouva face à face avec Kuppmein qui, après avoir déposé son chapeau et sa canne sur un sofa, était en train de retirer ses gants.

— Pardonnez-moi de vous déranger, monsieur Kuppmein, dit Pierre en entrant, je n’ai qu’une petite prière à vous adresser.

Kuppmein garda le silence. Mais les traits de sa physionomie exprimèrent nettement sa stupéfaction et son inquiétude… il avait reconnu tout de suite Pierre Lebon.

Puis il fit un pas de recul, comme sous l’action d’une peur instinctive, et d’un geste fébrile il acheva de retirer ses gants qu’il lança sur une table.

Mais déjà Pierre ajoutait avec un sourire tranquille :

— Voulez-vous me faire l’honneur d’un entretien dans mon appartement ?

— Pourquoi pas ici ? demanda Kuppmein avec une mine défiante.

— Parce que j’ai là, dans ma chambre, un objet fort précieux que je désire vous montrer.

Ces paroles dites avec un air candide produisirent un changement subit sur la physionomie et dans l’esprit de Kuppmein. Son cœur bondit de joie à cette pensée :

— Il a le modèle !… Comment ?… Pourquoi ?… Qu’est devenu Parsons ?… Que s’est-il passé à Montréal depuis mon départ ?… Toutes ces questions affluèrent dans la même minute à son esprit tourmenté.

— Mais alors… ajouta-t-il…

Il n’acheva pas sa pensée, comme s’il avait eu peur que l’autre la devinât. Mais il venait de se comprendre. Le modèle était là, à portée de sa main !… Cela lui suffisait. Aussi s’empressa-t-il de répondre à Pierre :

— Comment donc, cher monsieur ! Je ne vous ferai pas l’injure de vous refuser… je vous suis !

— Venez donc, dit Pierre.

Le corridor était désert, et le jeune homme s’en réjouit en pensant qu’aucun témoin ne pourrait plus tard devenir pour lui un embarras.

La minute d’après, les deux hommes pénétraient dans la chambre de notre ami.

Pierre fit aussitôt jouer la serrure de la porte, retira la clef et la mit dans sa poche, à l’extrême surprise de Kuppmein qui avait surveillé ce manège sans pouvoir dire un mot ou faire un geste.

Pierre esquissa un sourire candide et dit :

— De cette façon nous pourrons causer sans crainte d’être dérangés.

Rassuré par ces paroles prononcées sur un ton tranquille, Kuppmein jeta autour de lui un regard inquisiteur et rapide, et ce regard s’arrêta une seconde sur les deux valises de Pierre déposées dans un angle. Mais il faut croire que ces valises ne lui offrirent aucune intérêt immédiat, car le regard de l’Allemand alla de suite scruter d’autres coins et d’autres objets, mais sans découvrir ce qu’il avait pensé trouver là, c’est-à-dire cet « objet précieux » mentionné par son hôte.

Mais déjà l’inventeur avait pris place sur un siège, et de la main indiquait un fauteuil, placé non loin du garde-robe dont la porte était demeurée ouverte :

— Daignez donc vous asseoir, cher Monsieur, car il se peut que nous en ayons un peu long à débattre.

Kuppmein obéit, mais non sans remarquer le sourire quelque peu moqueur du jeune homme, qui poursuivait :

— Mon cher monsieur Kuppmein, puisque vous ne me demandez pas qui je suis, j’en déduis et conclus que vous me connaissez ou me reconnaissez — selon l’expression que vous voudrez — et que, par conséquent, nous sommes à peu près de bonnes vieilles connaissances.

— Au fait, répondit Kuppmein qui reprenait son assurance, je me souviens de vous avoir vu quelque part.

— Où donc, s’il-vous-plait ?

— L’endroit m’échappe, mais…

— Vous ne vous rappelez pas mon nom non plus ?

— Ma foi, non,

— Il est si peu intéressant et tellement obscur, sourit le jeune homme avec ironie. Or, puisque vous vous rappelez m’avoir vu quelque part, ne serait-ce pas, par hasard, aux bureaux de James Conrad, à Montréal ?

— Tiens ! s’écria l’Allemand avec une feinte surprise, vous connaissez mon ami Conrad ?

— Très bien même.

— J’en suis ravi.

— C’est lui-même qui m’envoie à New York.

— Ah bah !… Et avec cette exclamation Kuppmein fronça les sourcils.

— C’est vrai, monsieur Kuppmein. Et voulez-vous savoir le but de mon voyage ?

— Mon Dieu… cela m’est pas mal indifférent, à moins qu’il n’y ait un intérêt pour moi.

— Parfaitement, ce voyage vous intéresse directement.

— Comment, je vous prie ?

— Je suis venu vous communiquer une nouvelle très importante.

— À moi ?… s’écria Kuppmein très étonné et curieux à la fois.

— Oui, monsieur Kuppmein, à vous même.

— Mais alors, quelle est cette nouvelle ?

— Celle-ci : il parait que vous avez acquis pour une certaine somme d’argent certains plans d’un Chasse-Torpille… plans qui portent ma signature.

Kuppmein se mit à rire.

— Or, poursuivit Pierre impassible, ces plans avaient été achetés de moi par James Conrad.

— Ah bon !

— Et savez-vous ce qui est arrivé ?

— Je me le demande.

— Ceci : que le soir même du jour où la transaction eut lieu entre Conrad et moi ces plans furent enlevés de son coffre-fort.

— Diable !… Avez-vous pu retracer le voleur ?

— Oui.

— Ah !… j’aime mieux cela pour mon ami Conrad.

— Mais… vous ne me demandez pas qui est ce voleur ?

— Dites donc.

— Nous ne savons pas son nom, monsieur Kuppmein, et voilà pourquoi je suis venu vous voir à New York.

— Quoi… s’écria Kuppmein avec une feinte indignation, auriez-vous la prétention de me croire affilié à une bande de voleur ?

— Pas du tout, sourit ironiquement Pierre. Seulement, il est établi que vous avez acheté ces plans du voleur lui-même !

L’allemand sursauta et pâlit.

Pierre sourit davantage.

Kuppmein comprit qu’il venait de se trahir. Aussi, voulant donner le change au jeune homme, se prit-il à rire nerveusement.

— Décidément, cher monsieur, dit-il, je me demande, — et ceci vous explique ma surprise, — oui, je me demande si Conrad a perdu la raison, ou bien…

— Ou si je suis moi-même insensé, monsieur Kuppmein ?…

L’Allemand esquissa un geste de protestation.

— Eh bien, monsieur Kuppmein, continua Pierre Lebon, je peux vous assurer que Conrad a conservé toute sa raison, que les plans acquis de moi lui ont été volés, et que, à l’heure où je vous parle ainsi, c’est vous-même qui avez ces plans en votre possession !

Kuppmein fit un geste hautain et dit :

— Encore une fois, monsieur, oseriez-vous prétendre…

— Je ne prétends pas, interrompit froidement le jeune homme. Je dis et je répète que vous détenez illégalement des plans qui ne sont pas votre propriété, les auriez-vous payés une fortune !

Kuppmein se leva brusquement et demanda avec une méprisante froideur :

— Monsieur, voulez-vous me dire à qui j’ai l’honneur de parler ?

— Pas de feintes ni de comédies inutiles ! répliqua Pierre Lebon en se levant à son tour. Mon nom, vous le savez, ajouta-t-il sur un ton glacial.

— Ainsi donc, s’écria Kuppmein dont la belle assurance de tout à l’heure s’émoussait rapidement, vous m’avez ni plus ni moins attiré dans un traquenard ?

— Non, monsieur. Car pour agir de la sorte il faudrait que je fusse la personne peu scrupuleuse que vous êtes.

Veillez sur vos paroles, menaça Kuppmein qui sentait l’effroi l’envahir devant l’attitude décidé du jeune homme.

— Monsieur Kuppmein, reprit Pierre froidement, voulez-vous me rendre les plans dont je vous ai parlé ?

— Je vous jure que j’ignore tout à fait cette histoire de plans.

— Ou bien, continua Pierre sans changer d’attitude ni de ton, voulez-vous me faire connaître la personne à qui vous les avez livrés ?

— Encore une fois…

— C’est oui ou non, interrompit Pierre rudement. Décidez-vous !

— Je crois que vous menacez ?… Prenez garde que j’appelle les gens de l’hôtel !

— C’est ce que je ne permettrai pas et voici ce qui vous en empêchera, monsieur Kuppmein.

Par un geste rapide le jeune homme tira son revolver et le braqua résolument sur Kuppmein.

L’Allemand chancela, devint livide de peur et recula instinctivement dans l’encoignure formée par la salle de toilette et le garde-robe. Et la porte de ce garde-robe étant ouverte, comme nous l’avons dit, elle masquait la porte de la salle à toilette, de sorte que Kuppmein ne pouvait aller plus loin. Ce fut donc contre cette porte que Kuppmein se trouve adossé avec, à sa gauche, le garde-robe tout prêt à le recevoir.

Pierre ajouta en ricanant :

— Allons ! monsieur Kuppmein, appelez donc les gens de l’hôtel pour voir !

— Vous n’allez pas m’assassiner ? balbutia l’Allemand fou de terreur.

— Dieu m’en garde !… vous appartenez à d’autres qu’à moi. Pour les espions et les voleurs il y a des juges et des exécuteurs. Vous ne m’appartenez que pour l’instant, voilà tout. Et puis, n’allez pas penser qu’en appelant à votre aide les gens de l’hôtel cela arrangerait vos affaires. Tout au contraire, vous empireriez votre situation, car alors je serais dans l’obligation de vous dénoncer comme espion, ce qui vous vaudrait beaucoup d’égards des autorités américaines ; et comme voleur, ce qui mettrait de suite les gens de l’hôtel de mon côté. Est-ce clair ?

Ce ne l’était que trop pour Kuppmein qui, cependant, gronda :

— Je suis ni espion ni voleur !

— Voilà bien le point que je veux éclaircir. Mais en attendant, vous allez demeurer mon prisonnier.

— C’est une séquestration ! rugit l’Allemand qui suait, haletait et de ses yeux désorbités cherchait une issue pour fuir.

— Nommez cela ce que vous voudrez, ça m’est égal, répondit froidement l’inventeur. Maintenant, vous voyez ce garde-robe ?… Eh bien ! c’est là que vous allez demeurer bien tranquille. bien silencieux, durant quelques jours. Je vous apporterai les aliments nécessaires, afin que vous ne perdiez rien de votre vénérable embonpoint. Est-ce compris ? Et puis, je vous le dis sincèrement, si vous vous décidez à me renseigner sur les plans que vous savez, je pourrai avoir des égards pour votre personne, c’est-à-dire que je vous permettrai d’aller vous faire pendre en un lieu de votre choix.

— Mais Monsieur Lebon… gémit Kuppmein d’une voix larmoyante.

— Tiens !… tiens !… interrompit Pierre en riant, vous avez donc appris mon nom sans que je vous le dise ?

Kuppmein rougit, pâlit, verdit et bredouilla :

— Il me vient tout à coup à la mémoire… Donc, monsieur Lebon, je vous jure que je ne sais rien de vos plans !…

Et il avait un si grand air de franchise, que Pierre faillit se laisser prendre. Mais ce ne fut qu’un sentiment très passager chez lui. Il répliqua rudement :

— C’est bon, je saurai si vous dites la vérité avant peu de jours. Mais d’ici là, voici votre logis… allez !

Kuppmein hésita.

— Monsieur, reprit sur un ton résolu le jeune homme en assujettissant son revolver, je vous tuerai sans une hésitation si, dans une demi-minute, vous ne vous êtes pas exécuté.

L’Allemand comprit que sa vie était en jeu, et comme il en coûte toujours de mourir même pour les plus désespérés de la vie, Kuppmein fit un pas vers le garde-robe. Il s’arrêta sur le seuil, et Pierre, qui l’observait attentivement crut saisir à l’expression de ses traits qu’il était tenté de faire un aveu. Mais cette hésitation de l’Allemand fut de courte durée. Il ébaucha un hochement de tête dédaigneux, darda sur Pierre un bon regard chargé d’éclairs, et, sans mot dire, pénétra dans le garde-robe.

Pierre sourit et marcha vivement vers la porte.

— À présent, prononça le jeune homme d’une voix ferme, vous savez ce qui vous est réservé si par des cris ou autrement vous attirez ici les gens de l’hôtel… que cet avertissement suffise ! Au revoir, monsieur Kuppmein !

Et brusquement Pierre ferma la porte du garde-robe dont il mit la clef dans sa poche.

Puis il murmura :

— Ce n’est pas tout… pas plus tard que demain il faut que je trouve ce capitaine Rutten !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Or, depuis quelques instants, l’hôtel était sens dessus dessous : on cherchait Kuppmein, et Kuppmein demeurait introuvable. Et à ce sujet, notre lecteur se rappelle ce que, en un chapitre précédent, un agent de police secrète racontait à Robert Dunton… « que Kuppmein avait mystérieusement disparu de l’hôtel ». Voilà donc pour nous un mystère éclairci !…