Aller au contenu

Les amours de W. Benjamin/17

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (71p. 48-50).

XVII

GRISERIE D’AMOUR


Le petit cadran enchâssé au clocheton de la bibliothèque de Miss Jane indique minuit.

Dans le salon nous trouvons Pierre Lebon et Miss Jane assis côte à côte sur une large ottomane.

Ils arrivent de l’opéra.

Ce soir-là, Miss Jane avait octroyé à sa fille de chambre un congé illimité, en sorte qu’elle était tout à fait seule avec Pierre.

Et Pierre Lebon, à ce moment, conservait sur sa physionomie rayonnante toutes les marques du plus parfait bonheur. Et voici ce qu’il disait, enivré qu’il était du sourire caressant et enjôleur de Miss Jane :

— Mademoiselle, voulez-vous me dire ce que j’ai pu faire pour mériter de votre part tant d’attentions délicates et d’égards ?

— Vous m’avez rendu un si inappréciable service ! murmura la jeune fille.

— N’est-ce que cela ? fit le jeune homme en riant.

— Ensuite, reprit la jeune fille, vous vous êtes montré si gentil, si courtois, si charmant…

— En sorte que je vous plais un peu ? sourit Pierre en rivant ses yeux brillants sur ceux de Miss Jane.

— Dites « beaucoup », monsieur Lebon !

— Mais si je vous plais tant que ça, c’est donc que vous avez pour moi quelque amitié ?

— Vous me feriez injure d’en douter ! répondit gravement la jeune fille.

— Et ce serait une autre injure de ma part que de ne pas vous rendre cette amitié ?

— Non, je ne voudrais pas vous en faire reproche, répliqua vivement Miss Jane, vu que nos sentiments intérieurs ne sont pas l’œuvre de notre volonté ; parce que ces sentiments naissent d’eux-mêmes comme à notre insu, parce qu’ils vivent avec nous sans que nous alimentions la source de leur vie, parce qu’ils s’en vont sans que nous sachions ni comment ni pourquoi ! D’où vient, par exemple, cette sympathie qu’on éprouve tout à coup pour une personne que l’on connaît à peine ? Et d’où vient que cette personne éprouve pour nous un sentiment tout opposé ? Pourrais-je sans injustice à cette personne reprocher un sentiment dont elle n’est pas maîtresse, et qu’elle ne me doit pas ? Mais il arrive aussi et souvent, comme j’ai pu le constater déjà, que le même sentiment de sympathie est réciproque.

— Oui, ceci arrive. Mais il arrive aussi que si, sur le coup, ce sentiment n’est pas mutuel, il est apte à le devenir par un rapprochement entre ces deux personnes. Sitôt que la liaison des corps a commencé, aussitôt se crée entre les esprits cette affinité de pensée et de sentiment d’où se dégage l’estime, puis de cette estime jaillit l’amitié, et de l’amitié…

Pierre se tut pour concentrer ses regards amoureux sur la jolie fille. Elle, un peu rougissante, ses paupières à demi closes sur des yeux éclatants d’effluves magnétiques, ébaucha sur ses lèvres humides un sourire angélique. Ce sourire tenta Pierre… il eut envie de le puiser sur ces lèvres rouges et de s’en griser ! Et déjà il penchait la tête… mais la jeune fille demandait dans un sourire caressant :

— Et de l’amitié ?…

Son sourire se fit séducteur.

— De l’amitié… naît l’amour ! murmura Pierre d’une voix à peine distincte, tandis que ses mains saisissaient l’une des mains parfumées de la jeune fille.

— L’amour !… répéta Miss Jame dans un murmure très doux, tandis que son sein éprouvait de soudaines palpitations.

Pierre garda le silence. Ses mains moites serraient la petite main tremblante de la jeune fille qui la lui abandonnait, et ses yeux troublés, pleins de vertiges et d’éclairs, se rivaient avec une sorte d’extase sur la radieuse physionomie de Miss Jane. Il semblait savourer à l’avance toutes les délices que lui promettait cette créature divine, et ne pouvant s’en griser, il se grisait de ses propres pensées !

— Oui… l’amour ! balbutia-t-il enfin d’une voix tremblante… Cet amour irrésistible qui nous fait naître, qui nous fait vivre… qui nous tue !

Et bien que Pierre eût dit ses paroles d’une voix très douce, Miss Jane tressaillit, perdit soudain son sourire, et sa main dans celles de Pierre frémit.

Pierre vit ce changement, il perçut ce frémissement, il en éprouva un chagrin. Aussi ajouta-t-il aussitôt :

— Ah ! pardonnez-moi de vous parler ainsi. Que voulez-vous ?… C’est plus fort que moi ! J’ai tout fait pour résister à cet entrainement. Je me suis dit que de telles paroles pouvaient vous éloigner de moi. J’ai même pensé que vous pouviez me mépriser. Et je me suis représenté que votre cœur n’était pas libre, que je n’avais nul droit de vous dévoiler le secret de mon cœur. Je me vis même méprisable, odieux, chassé par vous. Et en dépit de tout cela, mademoiselle, je n’ai pu me contenir, car je me sentais trop malheureux à garder pour moi seul ce que je sentais le besoin de vous dire. Car je souffrais horriblement à comprimer mon cœur ainsi ! J’ai songé que mon supplice serait plus tolérable même si vous me chassiez ! Et ma torture, Jenny… oui, ma torture a fait naître mon audace !… M’en voulez-vous ? Dites !… Dites-moi seulement que je vous ai offensée, et je serai bien heureux de souffrir tout ce que vous voudrez que je souffre pour expier !

Pierre s’arrêta, haletant, le front baigné, les lèvres pâles et crispées par un sourire d’affreuse angoisse. Il serra plus fortement la petite main de Miss Jane et ajouta, sa gorge exhalant comme un râle :

— Dites… dites-le-moi !

Elle, plus rougissante, plus palpitante, pâlissant elle aussi, pencha sa belle tête aux senteurs enivrantes jusque sur l’épaule du jeune homme, et, dans un murmure si doux qu’il sembla à Pierre un murmure d’ange du ciel, elle répondit :

— Pierre… je vous aime !

Le jeune homme fut secoué par un long frisson, sa tête oscilla comme sous l’effet subit d’un étourdissement, ses yeux se dilatèrent sous la joie immense qui gonflait son âme, et, sans savoir, inconscient, il posa ses lèvres brûlantes sur le front laiteux et pur de Miss Jane.

Et elle, fermant tout à fait ses paupières et toute frémissante s’abandonna… Puis de sa voix douce et métallique qui résonna comme une musique de rêve, elle murmura encore :

— Je t’aime… mon Pierre !

Pierre qui, de son bras droit avait entouré la tête rousse et odoriférante de Miss Jane, tandis que sa main gauche conservait et pressait la main droite de la jeune fille, murmura :

— Quel ciel, inconnu jusqu’à ce jour, vous me faites entrevoir, ma Jenny ! Pour moi vous avez fait de la terre un paradis ! Vous dites que vous m’aimez… et moi qui n’osais vous avouer ce que mon cœur rugissait ! Moi qui vous aimais jusqu’à la vénération depuis ce soir de bal où je vous ai tenue un moment à mon bras ! Oui, dès le jour où je vous vis, Jenny, je sentis tout au tréfonds de mon être qu’une vie nouvelle commençait pour moi, je sentis que je vous appartenais pour le reste de l’éternité ! Votre image fut pour toujours devant mes yeux ! À chaque fois que je vous revoyais, après ce soir-là, je brûlais d’une folle envie de vous prendre dans mes bras, et de vous crier tout l’ardent amour qui me consumait ! Vous étiez devenue toute ma pensée, toutes mes aspirations, toute ma vie ! Et si je songeais à une prochaine séparation, j’endurais un supplice inouï ! Car je m’étais habitué à vous au point qu’une séparation m’apparaissait impossible ! sans vous près de moi, je sentais que mon existence serait un enfer ! Et près de vous je jouissais d’une incommensurable joie ! Ah ! enfin… cette joie et ce bonheur tant désirés, si ardemment souhaités, si souvent rêvés et dont parfois j’ai douté, vous venez d’un mot, ma Jenny, de les réaliser ! Vous faites de moi ce que Dieu peut-être avec toute sa puissance n’aurait pu faire… l’homme le plus heureux de la terre ! mais qu’ose-je dire ! Est-ce que vous n’êtes pas une créature de Dieu ? N’est-ce pas Dieu qui vous a envoyé de son Paradis vers moi ?… Oui, oui, je le crois, ma Jenny, je le crois…

Pierre devenait-il fou ?… Peut-être !

Et Miss Jane, cette ensorceleuse, se serrant davantage contre lui, ses yeux dans ses yeux, ses lèvres rouges effleurant ses lèvres blêmes, oui, Miss Jane répondit :

— Pierre, je vous aimais aussi dès le premier jour, et de ne pas vous le dire j’ai autant que vous souffert ! Mais bah ! ces tourments appartiennent désormais à l’histoire du passé ! Ne pensons plus qu’à nous aimer et assurer notre bonheur pour toujours ! Car, voyez-vous, Pierre, si jamais je vous perdais, je sens que je mourrais ! Que deviendrais-je, seule ? Que ferais-je, le cœur plein de vous-même ? Ah ! vous perdre, Pierre… cette pensée suffit pour me bouleverser d’épouvante ! Non !… dites-moi, Pierre, que nous resterons toujours ensemble ! Dites-moi, Pierre, que vous me garderez toujours !

— Toujours… toujours… répétait Pierre.

Et alors, ce Pierre, tout à fait épris, fiévreux, aveuglé… Pierre, qui ne songeait plus au passé, ni au présent, ni à l’avenir… qui oubliait son Chasse-Torpille, ses plans, son modèle et Kuppmein ! Pierre, qui oubliait tout… qui oubliait Henriette, la douce et mignonne petite canadienne qui avait tant fait pour lui ! Oui, Pierre, qui vivait à cette minute dans un de ces vertiges d’amour qui, dès qu’ils se dissipent, peuvent détraquer le cerveau le mieux constitué. Pierre Lebon, disons-nous, ne voyait pas que, au coin des lèvres exquises dont il rêvait de savourer les délices, s’amplifiait un sourire de cruel sarcasme…