Les ancêtres du violon et du violoncelle/La Gigue

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fragment d’un charivari donné à une veuve
Romand de Fauvel, xve siècle (Bibl. Nat.).


LA GIGUE

I

En France, le nom de gigue semble avoir été porté exclusivement par la plus petite des vièles, par celle qui servait de dessus ou plutôt de pardessus aux autres instruments à archet. On écrivait : gigue[1], gighe, gygue, gige, giga.

Gigue, ne harpe, ne vièle
Ne vaucissent une cenèle.

(Lai de l’oiselet.)

Madame Musique as clochetes
Et li clerc plain de chançonetes
Portoient gigues et vièles
Salterions et fleutèles.

(La bataille des sept arts.)

De gighe sot, de simphonie,
Si savoit assès d’armonie,

(Roman de Brut.)

Estives, harpes et sautiers,
Vièles, gygues et rotes
Qui chantoient diverses notes.

(Roman de la Poire.)

On le voioit esbanoier
En estrumens oir, soner,
Psaltère, harpes et vièles
Et giges et chifonies bèles.

(Le Lucidaire.)

Là véissiez maint jogléor,
Maint hiralt et maint lecéor
Giges et harpes et vièles,
Muses, flaustes et frestèles,
Tymbres, tabors et sinfonies,
Trop furent grans les mélodies.

(Roman de Dolopathos.)

L’us flautella, l’autre viula,
L’us mena giga, l’autre rota.

(Roman de Flamenco.)

Mais il n’en était pas de même en Allemagne, où le mot geige, équivalent de notre mot vièle, s’appliqua d’abord indifféremment à toutes les vièles en général, et plus tard à toutes les violes ; et cela, qu’elles fussent construites de n’importe quelle façon, à fond plat ou bombé, ou bien avec manche dégagé ou non. Autrefois, on disait : gige et gigen :

Ern ist gige noch diu rotte.

(Wolfram von Eschenbach, Parcival.)

Se gige und ir rotte.

(Gottfried von Strassburg, Tristan.)

Liren und gigen.

(Gottfried von Strassburg.)

Et le verbe geigen, comme le nôtre viéler, exprimait l’action de jouer de la vièle ou de tout autre instrument à cordes et à archet.

Au début des recherches sur les instruments, quelques auteurs ont émis des opinions diverses sur la nature de la gigue. Roquefort en donne les définitions suivantes : « Gigue, gige, sorte d’instrument à vent. — Gigue, espèce de danse. — Gigue, la cuisse. — Gigueour, gigueur, joueur de l’instrument appelé gigue ou gige », etc.[2]. Bottée de Toulmon reste dans le doute : « Quant à la gigue, dit-il, l’emnorache, le micamon et la trépie, j’avoue qu’ils me sont inconnus[3]. » Dante en parle dans sa Divine Comédie :

E come giga e arpa, in tempora tesa
Di moite corde, fan dolce tintino
A tal da cui la nota non è intesa
.

(Paradiso, cant. XIV)

Ce passage montre que la gigue était bien un instrument à cordes, et comme le mot allemand geige s’appliquait à toutes les vièles sans exception, la gigue ne pouvait donc être qu’un instrument à cordes et à archet.

Dans son Roman de Cléomadès, que nous avons cité dans le chapitre consacré à la vièle, Adenés li Rois ayant écrit :

Et de giguéours d’Allemaigne,

de Coussemaker, qui traduit : « Joueurs de gigue d’Allemagne », en conclut que la gigue était d’origine allemande. Peut-être le vieux poète a-t-il voulu dire : et joueurs de gigue allemands, et caractériser la nationalité des individus qui jouaient ici de la gigue, plutôt que celle de l’instrument ?

Il n’y aurait rien d’impossible à ce que le nom de la gigue vînt de gigot. Emile Gouget dit :

« Jambon, Jambonneau. — Violon (argot d’orchestre). La couleur et la forme de ces deux objets ont quelque analogie. À ceux qui, trouvant ce rapprochement bizarre, s’indigneraient de voir la charcuterie envahir le domaine de l’art, nous rappellerons qu’au xviie siècle la contrebasse du hautbois était appelée cervelas et qu’au Moyen Âge on se servait d’un violon à trois cordes, la gigue (de gigua, jambe, cuisse), ainsi nommée à cause de sa ressemblance avec un gigot[4] »

Quoi qu’il en soit, la gigue était très estimée des jongleurs et des ménestrels ; les trouvères parlent rarement de la harpe, de la vièle et de la rote, qui étaient les instruments les plus recherchés, sans la nommer. Guillaume de Machault la désigne sous le nom de gingue dans son poème sur la Prise d’Alexandrie :

Là avoit de tous instrumens ;
Et s’aucuns me disoit : Tu mens.
Je vous dirai les propres noms
Qu’ils avoient et les seurnoms,
Au moins ceuls dont j’ai connoissance
Se faire le puis sans ventance ;
Et de tous les instrumens le roy
Dirai le premier, si comme je croi :
Orgues, vielles, micamon,
Rubèbes et psaltérion,
Leus, moraches et guiternes
Dont on joue por les tavernes ;
Cimbales, cuitolles, nacquaires,
Et de flaïos plus de X paires
C’est-à-dire de XX manières.
Tant de fortes comme de legières ;
Cors sarrazinois et doussaines,
Tabours, flaustes traversaines,
Demi-doussaines et flaustes
Dont droit joue quand tu flaustes :

Trompes, buisines et trompettes,
Gingues, rotes, harpes, chevrettes,
Cornemuses et chalemelles,
Muses d’Aussay riches et belles,
Eles, frestiaux et monocorde
Qui à tous instrumens s’accorde ;
Muse de blef qu’on prend en terre
Trepie, l’eschaqueil d’Angleterre,
Chifonie, flaïos de saus ;
El si avoit plusieurs corsaus
D’armes, d’amour de sa gent
Qui estoient courtois et gent.
Mais tous les cloches sonnoient
Que si très grant noise menoient
Que c’estoient un grant merveille,
Le roi de ce moult se merveille,
Et dist qu’oncques mais en sa vie
Ne vistl si très grant mélodie.

L’auteur donne ici une bien plus longue énumération des instruments de musique de son époque que dans Li temps pastour, et l’on peut voir que certains d’entre eux ne sont pas orthographiés de la même manière dans ses deux poèmes.

II

La gigue dérivait aussi de la lyra. Sa caisse, à fond bombé, sans éclisses et sans échancrures sur les côtes, se prolongeait en diminuant insensiblement, de façon à tenir facilement dans la main, jusqu’au cheviller, qui, le plus souvent, décrivait une courbe gracieuse en revenant sur lui-même, et dont l’extrémité était parfois ornée d’une tête sculptée. Percée de deux ouïes, la table, tout à fait plate, était surmontée, du côté du cheviller, par une touche aussi large qu’elle, et qui devenait une sorte de double table, car on y pratiquait aussi des ouvertures sous forme de rosace ou de losange ; de sorte que, sur cette partie de l’instrument, un second corps sonore était disposé au-dessus du premier. Étroite et effilée, sa largeur, beaucoup moindre que celle du rebec, la différenciait de celui-ci ;
gigue à quatre cordes
D’après Cima da Conegliano
(1480-1520).
mais son diapason devait aussi offrir des dissemblances qui empêchaient de les confondre. Instrument chantant par excellence, elle était plutôt propre à faire entendre des mélodies, des airs vifs et sautillants que des accompagnements et il est bien certain qu’Aymeric de Peyrac faisait allusion à la gigue et la confondait avec le rebec, à cause de sa forme, lorsqu’il écrivait que celui-ci rendait des sons imitant les voix de femmes.

En France, en Angleterre et en Allemagne, elle était généralement montée de trois cordes ; mais en Italie, où elle fut également très répandue, les vieux maîtres des différentes écoles de peinture, qui nous en ont laissé de ravissants modèles, la représentent presque toujours avec un plus grand nombre de cordes ; ce qui ferait supposer qu’elle y avait un caractère plus relevé, qu’elle y était un instrument plus artistique que dans les autres contrées.

L’exemple que nous donnons, emprunté à un tableau de Cima da Conegliano (1480-1520), nous montre un ange jouant d’une gigue où l’on remarque tous les détails de construction que nous venons de décrire. Montée de quatre cordes, son cheviller est arrondi, mais il n’y a pas de sculpture à son extrémité.

Gio-Bellini nous offre aussi un charmant modèle d’une gigue semblable, dans la Vierge entourée des saints, qui est à l’Académie royale de Venise. Une tête d’homme à la mine rébarbative décore son cheviller.

gigue à quatre cordes
La Vierge entourée des saints, Gio-Bellini (fin du xve siècle). Académie royale de Venise.

Deux gigues, ayant des chevillers semblables au précédent, sont entre les mains des anges qui entourent la Vierge, sur le magnifique bas-relief italien du xve siècle[5], représentant l’Assomption de la Vierge. Les cordes, les chevalets, les cordiers et les archets ne sont pas représentés.

gigues
Assomption de la Vierge, bas-relief du monument Barbarigo (xve siècle).
Académie royale des Beaux-Arts, à Venise.


La gigue de l’ange qui se trouve à gauche de la Vierge est exactement de même forme que celle de Gio-Bellini. La caisse de l’autre instrument a des échancrures sur les côtés.

Douze anges, jouant de différents instruments, entourent la Vierge et l’Enfant Jésus, d’Angelico Fra Giovanni, qui est à la Galerie royale des Offices, à Florence. L’un d’eux y joue une gigue très exacte dans tous ses détails.

La gigue était considérée comme un instrument très gai. Giraud de Calencon, troubadour gascon du xiiie siècle, donnant des conseils à un jongleur, termine ainsi : « Et bien accorder la gigue pour égayer l’air du psaltérion. »

chalumeau et gigue
Manuscrit Simon (début du xvie siècle). Bibliothèque de Rouen.

Sur le frontispice du manuscrit Simon, fait dans les premières années du xvie siècle pour Georges Ier d’Amboise, cardinal ministre de Louis XII, roi de France, qui est aujourd’hui à la bibliothèque de Rouen, on voit deux enfants qui jouent, l’un d’une gigue en forme de losange, et l’autre d’un petit chalumeau. Ici, l’instrument est à peine esquissé, l’archet a la forme primitive d’un arc très prononcé.

Jérôme de Moravie a négligé de faire connaître l’accord de la gigue. Nous pensons que, lorsque celle-ci n’avait que deux cordes, on devait les accorder par quintes, comme sur la rubèbe ;
gigue allemande
D’après Lucinius
(xviie siècle).
et que si elle en possédait trois, l’une des manières décrites par cet auteur pour la vièle lui était applicable. Quant à la gigue italienne à quatre cordes, son accord devait être inspiré de la deuxième manière indiquée pour la vièle, mais sans corde double, et le tout à une quarte ou à une quinte plus haut que pour les autres instruments, puisque la gigue était plus petite et par conséquent d’un diapason plus élevé.

Toutes ces suppositions sur les accords ne s’adressent, bien entendu, qu’aux gigues françaises, anglaises et italiennes, qui étaient des instruments aigus. Mais en Allemagne, où il y avait des gigues de différentes grandeurs, que l’on désignait par le nom collectif de geige, et qui, au xvie siècle, formaient un quatuor complet, montées de trois cordes, elles s’accordaient ainsi :

Nous donnons, d’après Luscinius[6], le dessin de la plus petite de ces gigues. Les autres étaient absolument semblables de formes, et n’en différaient que par les proportions. Prætorius donne le dessin d’un instrument semblable (planche XXI de son ouvrage) et le nomme « Geigen ein Octav hôher[7] ».

Ainsi que nous l’avons déjà signalé, le mot geige s’appliquait indifféremment, en Allemagne, à tous les instruments à cordes et à archet. Luscinius appelle « gross Geige » un instrument de forme tout autre, qui est une grande viole à neuf cordes avec un manche court et large, ayant de profondes et hautes échancrures sur les côtés, et un cheviller ployé en arrière comme celui du luth. Nous nous occuperons de cette « gross Geige » dans le chapitre consacré aux violes.

III

pochette avec son archet
D’après Mersenne
(xviie siècle).

Le violon, avec son timbre mordant et incisif, porta un rude coup à la gigue. Bannie des concerts, reléguée à la danse, elle se confondit bientôt avec le rebec et finit par disparaître avec lui. Les maîtres à danser, qui faisaient, comme on l’a vu plus haut, partie des corporations ménétrières, furent les derniers à s’en servir. Mais en même temps que diminuait son prestige, on diminuait aussi la largeur de sa caisse, afin de permettre à ces messieurs de la mettre dans leur poche après chaque leçon. C’est ce qui fit donner à l’ancien instrument rétréci le nom de poche ou pochette ; son peu de son lui valut aussi celui de sourdine.

Voici, d’après Mersenne, le dessin de la pochette imitée de la gigue. Plus tard, la pochette devenant prétentieuse s’attribua les formes du violon.

On peut admettre comme pochette, imitée à la fois de la gigue et du violon, l’instrument que joue Eurydice la Belle, sur la facétieuse estampe du xviie siècle que nous reproduisons.

La gigue a donné son nom à une danse d’un rythme inégal et sautillant, qui a été très en honneur parmi nous jusqu’à la fin du xviiie siècle, et qui l’est encore en Angleterre.

orphée le charmant et eurydice la belle
D’après une ancienne estampe (xviie siècle).


Tous les grands compositeurs ont écrit des gigues : Bach, Rameau, Couperin, etc. De plus, la gigue n’a pas été sans influence sur la création de certaines locutions populaires, comme celles-ci : giguer, courir, sauter, gambader ; gigue, fille gaie, vive, égrillarde[8]. De sorte que la gigue n’a pas été seulement un instrument de musique fort apprécié, de son temps, pour la gaîté et l’entrain qu’elle apportait ; mais on peut aussi la considérer comme la marraine de nos modernes gigolettes.

  1. « Giga est instrumentum musicum et dicitur gallice gigue… » Magistri Johannis de Garlandis Dictionarus, art. LVI.
  2. Roquefort. Glossaire de la largue romane.
  3. Bottée de Toulmont. Dissertation sur les instruments de musique au Moyen Âge.
  4. Argot musical, Paris. 1892.
  5. Bas-relief du monument Barbarigo. xve siècle. Royale académie des Beaux-Arts, à Venise.
  6. Ottomari Luscinii. Musurgia, sen Praxis musicæ, etc.
  7. Prætorius. Theatrum Instrumentorum, etc.
  8. Roquefort, Glossaire.