Les ancêtres du violon et du violoncelle/La Rubèbe et le Rebec

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musiciens
D’après un manuscrit de la bibliothèque nationale (xve siècle).


LA RUBÈBE ET LE REBEC

I


On devait connaître la rubèbe à peu près vers la même époque que la vièle, car elle est souvent citée dans les anciennes poésies, sous les noms de rebèbe, rebelle, rubèbe, etc., en même temps que cet instrument et que tous ceux que l’on pratiquait alors :

Harpes bien sonnans et rebebes.

(Roman de la Rose.)

Guiterne, rebebe ensement
Harpe, psaltérion, douçaine
N’ont plus amoureux sentement
Vielle, fleuthe traversaine.

(Eustache Deschamps.)

Sonnez, tabours, trompes, tubes, clarons,
Flustes, bedons, symphonies, rebelles,
Cymbales, cors doulx, manicordions.

(Molinet, Chanson sur la journée de Guineyale.)

Guillaume de Machault, poète et musicien du xive siècle[1], n’oublie pas de la faire figurer dans son poème Li Temps pastour, au chapitre : Comment li amant fut au dîner de sa dame :

Mais qui véist après mangier
Venir menestreux sans dangier
Pignez et mis en pure corps
Là furent meints acors.
Car je vis là tout en un cerne
Viole, rubèbe, guiterne,
L’enmorache, le micamon
Citole et le psaltérion ;
Harpes, tabours, trompes nacaires.
Orgues, cornes plus de dix paires.
Cornemuses, flajos et chevrettes,
Douceines, simbales, clochettes
Tymbre, la flauste brehaingne
Et le grand cornet d’Allemaingne,
Flajos de sans, fistule, pipe.
Muse d’Aussay, trompe petite,
Buisines, èles, monocorde
Où il n’a qu’une seule corde,
Et muse de blet, tout ensamble ;
Et certainement il me samble
Ou’oncques mais tele mélodie
Ne fut oncques vene ne oye,
Car chacuns d’eus selonc l’acort
De son instrument sans descort,

Viole[2], guiterne, citole,
Harpe, trompe, corne, flajole,
Pipe, soufle, muse, naquaire,
Tabouie, et quanque on puet faire,
De dois, de pennes et de l’archet
Oïs et vis en ce parchet.

C’est encore à Jérôme de Moravie qu’il faut s’adresser pour avoir la définition de la rubèbe et connaître son accord :

« La rubèbe, dit-il, est un instrument de musique qui n’a que deux cordes à une distance d’une quinte l’une de l’autre ; cet instrument se joue comme la vièle, avec un archet. Ces deux cordes, tant par elles-mêmes qu’autrement (c’est-à-dire sans et avec application des doigts sur les cordes)[3] rendent dix sons, savoir : depuis C, fa, ut (ut grave), jusqu’à D, la, sol, ( à la neuvième de l’ut), de la manière suivante. Celui qui veut jouer de la rubèbe doit tenir cet instrument de la main gauche, entre le pouce et l’index, immédiatement près de la tête, de la même manière que l’on tient la vièle. S’il touche avec l’archet la première corde, sans y appliquer les doigts, elle donne le son C, fa, ut, (l’ut grave) ; si l’on applique l’index sans l’arrondir, ainsi que nous l’entendons dans l’application des autres doigts sur la rubèbe comme sur la vièle, mais en le laissant tomber naturellement sur cette corde, elle donne D, sol, ( grave). Si l’on applique le médiaire immédiatement auprès de l’index, ce que l’on doit faire de tous les autres doigts, tant sur la rubèbe que sur la vièle, on obtient le son E, la, mi (mi grave) ; en appliquant l’annulaire ou quatrième doigt, on obtient le son F, fa, ut (fa grave). Il est, en outre, nécessaire que ce soit la corde suivante qui forme les autres sons. Sans application de l’index, elle donne G, sol, , ut (sol), et avec l’application A, la, mi, (la) ; de même, par l’application du médiaire tombant sur la corde non naturellement, mais tourné et tiré au-dessous près de la tête de la rubèbe, on a le son B, fa (si bémol) ; par l’application de ce même doigt non tourné, mais tombant naturellement, la corde rend le son B, mi (si bécarre). Ce qui démontre que, du même doigt, on forme non un seul son, mais deux, savoir : B, fa (si bémol) et B, mi (si bécarre). De même, par l’application du quatrième doigt, on obtient C, sol, fa, ut (ut octave d’ut grave) ; et, par l’application de l’auriculaire, on obtient pour complément D, la, sol, ( octave de grave), et la rubèbe ne peut monter davantage[4]. »

La corde la plus grave donnait donc : et l’autre : .


De sorte qu’avec l’application des doigts la rubèbe avait l’étendue suivante :

On voit, par cet exemple, que la rubèbe n’offrait que de très faibles ressources à l’exécutant, aussi paraît-elle avoir été moins estimée que les autres instruments à archet de son temps, car elle n’est pas au nombre de ceux que devait posséder un bon jongleur, suivant Giraud de Calençon, et ne figure pas non plus dans le fabliau Les deux Bordeors rïbaus ; ce qui semble indiquer qu’elle n’était pas rangée parmi les instruments artistiques et que son rôle était secondaire.

Divers passages des Lettres de Rémission montrent que la rubèbe était principalement employée pour faire danser, que c’était l’instrument des ménétriers d’alors :

« Un nommé Isembart jouoit d’une rubèbe, et, en jouant, un nommé Le Bastard se print à danser. » (Litt. remis., an 1391).

« Roussel et Gaygnat prinrent à jouer, l’un d’une fluste, l’autre d’une rubèbe, et ainsi que les aulcuns dansoient. » (Ibid., an 1395.)

« Avec lesquels compaignons estoit un nommé François Gontaud, qui sonnait d’une rubèbe, et allèrent danser. » (Ibid., an 1458.)

Ce rôle était, d’ailleurs, celui des vièles en général ; mais la rubèbe paraît avoir été plus particulièrement entre les mains des ménétriers de second ordre, pour figurer dans les fêtes bourgeoises, populaires et champêtres. Du reste, tous les instruments à archet, montés seulement de deux ou de trois cordes ont été dans le même cas, on les voit toujours défrayant les concerts du peuple, et cela en tous pays.

De même que la lyra, dont elle est un des dérivés, la rubèbe n’avait ni éclisses ni manche ; sa caisse de résonance, à fond bombé, se prolongeait en s’amincissant jusqu’au cheviller.

Coussemaker et Kastner croient qu’elle devait être de plus grande dimension que la vièle. Tel n’est pas notre avis, car on la jouait en la tenant comme le violon, et, pour cette raison, on ne pouvait en augmenter la taille. Son accord, donné par Jérôme de Moravie, montre, il est vrai, qu’on y obtenait des sons graves ; mais employait-on toujours cet accord ? N’était-il pas spécial pour exécuter des mélodies lentes ? Ne le modifiait-on pas quand il s’agissait de faire danser aux sons de la rubèbe ? Cela ne nous paraît pas douteux. En tout cas, même en s’y conformant, il aurait été bien inutile que les proportions de la rubèbe dépassassent celles de la vièle, attendu qu’avec la disposition de cet accord, si elle montait moins dans l’aigu, elle ne descendait pas non plus autant dans le grave que celle dernière. De sorte que, par suite de ce fait, il n’y aurait rien d’impossible à ce que la rubèbe fût la plus petite des deux.

II

Aymeric de Peyrac, poêle du xiiie siècle, qui se sert un des premiers, du mot rebec pour désigner la rubèbe, dit que cet instrument rendait des sons aigus imitant les voix de femmes :

Quidam rebecam arcuabant,
Quasi muliebrem vocem configenles[5].

Gerson, un autre auteur de la même époque, expliquant les paroles du psaume Laudate eum in chordis et organo, établit aussi que la rubèbe était plus petite que la vièle[6].

Tous ces textes ont jeté le doute dans l’esprit de nos modernes musicographes et fait naître des opinions diverses : — « Comment, dit Coussemaker, expliquer cette contradiction ? Faut-il admettre que l’accord enseigné par Jérôme de Moravie doive être haussé d’une octave ? Cela ne paraît guère vraisemblable[7] » — Kastner n’est pas moins indécis : « La différence de ces témoignages, dit-il, ferait supposer que le rebec et la rubèbe, dans le siècle où vivaient les deux écrivains précités (Jérôme de Moravie et Aymeric de Peyrac), c’est-à-dire dans le xiiie n’étaient peut-être pas des instruments tout à fait identiques, mais deux variétés de l’espèce. » Et parlant de Gerson : « Cependant, il ne paraît pas que cet autour, et, en général, les écrivains du Moyen Âge, aient pris, dans un sens différent, la rubèbe ou le rebec, qu’ils se bornent, dans certains passages, à distinguer d’avec la vielle[8]. » — Quant à Fétis, il dit carrément : « M. de Coussemaker a confondu le rebec avec la rubèbe de Jérôme de Moravie : celle-ci était la basse, l’autre le dessus[9]. »

Nous pensons qu’il est possible d’apporter un peu de lumière dans ce débat et de trouver l’explication logique des textes d’Aymeric de Peyrac et de Gerson, en remontant à la naissance de la rubèbe. Or, cet instrument n’était pas le seul dérivé de la lyra, il y avait aussi la gigue, la plus répandue des deux et aussi la plus petite, ou plutôt celle dont la caisse de résonance était la plus étroite, la plus effilée. Avec elle, il n’était pas nécessaire de hausser d’une octave l’accord de Jérôme de Moravie pour obtenir des sons aigus, elle devait les donner naturellement, puisque c’était là son caractère, sa nature même. Elle formait avec la rubèbe les deux variétés de l’espèce, et y tenait l’emploi de dessus. L’autre n’en était pas la basse, mais plutôt le ténor ; car la basse des bas instruments à archet était alors le grand monocorde ;

Qui à tous instrumens s’accorde,


comme dit Guillaume de Machault dans son poème sur la Prise d’Alexandrie. C’est ce dernier instrument qui prit plus tard le nom de trompette marine, lorsqu’il fut muni du petit chevalet mobile, qui, par ses frémissements imitait un peu le timbre de la trompette. Donc, si l’on veut bien comparer la rubèbe et la gigue avec les deux textes précités, on arrivera facilement à se convaincre que Gerson et Aymeric de Peyrac ont bien pu confondre ces deux instruments à cause de leur ressemblance, laquelle s’augmentait encore par la manière de les tenir pour les jouer ; et l’on pourra très bien admettre, avec nous, qu’ils ont dû donner par erreur le nom de rebec à la gigue, laquelle était plus petite que la vièle, et rendait des sons aigus. Quant à supposer que la rubèbe et le rebec n’étaient pas des instruments identiques, il n’y faut pas songer ; car on ne trouve jamais leurs deux noms dans le même poème, les écrivains du Moyen Âge se servant tantôt de l’un, tantôt de l’autre, pour désigner un seul et même instrument.

Orgues vielles micamon,
Rubèbes et psaltérion.

(Guillaume de Machault, La Prise d’Alexandrie.)


Où estes-vous chantz de linottes,
De chardonneretz ou serins,
Qui chantés de si plaisans notes
Soubz les treilles de ses jardins ?
Où estes-vous les tabourins,
Les doulcines et les rebecz,
Que nous avions tous les matins
Entre nous aultres mignonnetz ?

(Coquillart, Monol. du Puys.)

Ces deux noms ont été employés indifféremment avec celui de rebele, jusqu’à la première moitié du xve siècle :

Merveille est de ce monde comme torne boucle
Et tort et sans renom me chose et rebele
Quar s’um bergier de chans tabore et chalemele
Plus tost est apelé que cil qui bien vièle.

(Des laboureurs, attribué par de Roquefort à Rutebeuf.)


Car, en dançant, tant me lassa,
Que ma muse à bruiant cassa,
Et mes nacaires pourfendi ;
Oncques puis corde ne tendi
Sur tabourin, ne sur rebelle.

(Jehan Molinet. xve siècle.)

Mais à partir de la deuxième moitié du xve siècle, le mot rebec paraît avoir été adopté d’une façon définitive :

À tel menestrier, tel rebec ;
Tenant toujours le verre au bec.

(Les Satires chrétiennes.)


Ô Muse, je t’invoque ; emmielle-moi le bec
Et bande de tes mains les nerfs de mon rebec.

(Régnier, Xe Satire.)

Le nombre des cordes dont on garnissait la rubèbe ou le rebec ne fut pas toujours réduit à deux ; il a été bien plus souvent porté à trois. Coussemaker, et après lui Kastner, Fétis et Vidal disent que ces trois cordes s’accordaient de quinte en quinte. Nous ne pensons pas que cet accord par quintes, des trois cordes du rebec, ait été employé avant le xve siècle. Il est bien plus probable que jusqu’à la fin du xive siècle, lorsque cet instrument était monté de trois cordes, deux de celles-ci devaient être accordées à l’unisson ou à l’octave, conformément au système de cordes doubles alors en usage ; et que ce n’est que plus tard, vers le xve siècle, quand la famille des violes eut remplacé les vièles, que le rebec, restant la seule vièle en usage, se perfectionna dans son accord. Car si la rubèbe à trois cordes avait été accordée en quintes, elle aurait offert plus de ressources que la vièle proprement dite, et serait devenue l’instrument artistique. Or, d’après tous les auteurs du temps, la vièle était plus honorée que la rubèbe ; nous en trouvons la preuve évidente dans les instructions de Jérôme de Moravie.

Le rebec est la vièle à archet qui a été le plus longtemps en usage. À cause de sa longue carrière, on peut le considérer comme le chef des vièles du deuxième groupe. Au xviiie siècle, lorsque le violon commençait à être en grande faveur, on le voit encore entre les mains des ménétriers qui vont jouer de cabarets en cabarets. Universellement répandu, il portait les noms de rabbel ou arrabel en Espagne, et de rebeca en Portugal. Pendant la première moitié du xixe siècle, on le retrouve en Bretagne ; et, de nos jours, il figure encore dans les concerts rustiques sous les noms de lyra en Grèce et de goudok en Russie. Ajoutons que les Orientaux emploient toujours le rebab.

Ménage dérive du rabel des Espagnols, dérivé lui-même de l’arabe, le mot français rebec que d’autres font venir du celtique reber.

Kastner n’est pas très heureux lorsqu’il dit que le crwth trithant est l’ancêtre présumé du rebec. Parlant des barz de village bretons, qui passent pour les descendants directs des anciens ménestrels ou bardes, il cite le passage suivant de M. Hersat de la Villemarqué :

« Ces barz, à l’exemple de leurs ancêtres, célèbrent les actions et les faits dignes de mémoire ; ils dispensent avec impartialité à tous le blâme et la louange, et pour relever le mérite de leurs chants, ils s’accompagnent des sons très peu harmonieux d’un instrument de musique à trois cordes, nommé rebek, que l’on touche avec un archet, et qui n’est autre que la krouz ou rote des bardes gallois et bretons du vie siècle[10]. »

Un peu plus loin, à propos du rabel des Espagnols, il ajoute :

« Quelques-uns croient que cet instrument tire son origine de la rubèbe et n’en est qu’une imitation[11]. »

Il est bien évident que le crouth à trois cordes et le rebec sont des bas instruments qui ont surtout été employés par des ménétriers de second ordre. Mais de là à leur donner la même origine, il y a loin, et l’on s’explique difficilement que Kastner donne pour ancêtre présumé au rebec à fond bombé le crouth, dont la caisse de résonance était plate avec des éclisses ; et cela, après avoir décrit séparément la forme de ces deux instruments.

A. Vidal pense que l’origine du rebec vient probablement de l’Orient : « Le rabeb, dit-il, qui a été apporté par les Maures en Espagne, lors de la conquête, vers le commencement du viiie siècle, n’est autre chose que le rebec[12]. » Et dans un renvoi, il ajoute :

« Don Ant. Rod. de Hita indique parmi les instruments usités par les Espagnols au Moyen Âge : « el ravé gritador con su alta nota », et plus loin : « el rabé morisco ». Le ravé gritador n’est évidemment que notre rebec « dur et sec ». Quant au rabé morisco, c’est, à n’en pas douter, le rabeb arabe. Ce mot de rabé s’est conservé en Espagne à travers les siècles, car, aujourd’hui encore, certaines peuplades de la Catalogne appellent le violon « rabaquet ». (Historia de la musica espagnola desde la venedia de las Fenicios, hasta el año 1850. Por Mariano Fuertes, Madrid, 1855.)

G. Chouquet fait aussi descendre le rebec du rebab[13]. Fétis affirme que l’archet nous vient de l’Inde et que le rebec est d’origine orientale.

Nous nous sommes suffisamment expliqué sur ce sujet dans l’introduction de cet ouvrage, nous n’y reviendrons pas. Cependant, nous tenons à faire remarquer qu’en établissant des rapprochements entre le rebab sans éclisses des Orientaux et le rebec, on a déplacé la question. Le rebec étant une imitation ou plutôt une continuation de la lyra, c’est donc entre celle-ci et le rebab qu’il faudrait d’abord établir des points de comparaison ; car l’on ne se rapprochera de la vérité qu’en remontant jusqu’à l’ancêtre européen du rebec. Or, qu’on le veuille ou non, la rubèbe ou le rebec a eu la lyra pour prédécesseur en Europe, et le lecteur n’aura qu’à se reporter au chapitre qui est spécialement consacré à ce dernier instrument, pour se faire une opinion sur ce point.

III

Un des médaillons sculptés d’une petite frise de la fin du xie siècle ou du commencement du xiie, provenant de l’ancienne chapelle du vieux château du Gros-Chigy, et utilisé aujourd’hui dans l’encadrement de fenêtre d’une ferme de
rubèbe
Ancienne chapelle du vieux château du Gros-Chigy
(Saône-et-Loire), xiie siècle..
la commune de Saint-André-le-Désert (Saône-et-Loire), dépendant du château actuel, offre une représentation de la rubèbe. Cette sculpture très sommaire n’est intéressante que par la manière dont le personnage tient l’instrument qu’il joue, et qui est la même que celle adoptée de nos jours pour le violon.

Nous ne faisons que signaler les trois rubèbes à deux cordes, qui sont au nombre des instruments à archet du portail de l’église de Moissac ; car elles ne diffèrent que par le nombre de leurs cordes avec les lyra que nous avons déjà reproduites.

L’ange qui se voit à droite, sur le beau tableau de David Gérard, La Vierge et les saintes, du Musée de Rouen, joue d’un rebec qui peut être considéré comme un parfait modèle de cet instrument. Il n’y a pas de manche ; la caisse, dont le fond est arrondi, se prolonge en se rétrécissant jusqu’au cheviller, renversé et recourbé, qui est garni de trois chevilles placées sur les côtés comme celles du violon. Les trois cordes sont attachées à un cordier et passent sur un chevalet dont les deux pieds reposent sur la table, en arrière des deux ouïes découpées en C presque droits tellement ils sont ouverts.
rebec
La Vierge et les Saintes
David Gérard (1450 + 1530).
Musée de Rouen.
La touche, aussi large que la caisse à laquelle elle adhère sur les côtés, est décorée d’une rosace ; de plus, elle s’avance assez loin au-dessus de l’instrument et forme ainsi une double table. Ce détail si caractéristique est particulier au rebec et à la gigue ; on le remarque sur la plupart de leurs représentations ; du reste, l’instrument donné ici est assez petit, on pourrait même le prendre pour une gigue si ce n’était sa largeur.

Cette peinture offre encore un grand intérêt, car l’archet est tenu de la main droite par l’ange musicien à peu près comme l’on tient aujourd’hui celui du violon. Son pouce appuie contre la hausse au lieu de presser la baguette ; quant à ses autres doigts, ils sont élégamment arrondis au-dessus de la baguette ainsi qu’on le fait de nos jours.

La main gauche de l’exécutant mérite aussi d’être étudiée ; le médius appuie à plat sur la chanterelle, et le pouce a l’air de remplir le même office sur la troisième corde.

Dans son tableau Le couronnement de la Vierge, qui est au Musée du Louvre, Fra Angelico a peint deux anges musiciens qui accompagnent les anges chanteurs en jouant, l’un d’une viole, que nous donnerons plus loin, et l’autre d’un rebec.

rebec
Le Couronnement de la Vierge. Fra Angelico (xve siècle). Musée du Louvre.


L’instrument, de coupe très élégante, est vu de dos. Le fond rappelle, par sa forme, celui d’une barque. Les côtés absolument droits de la caisse sont gracieusement échancrés à chaque extrémité. Le cheviller, recourbé, contient deux chevilles placées de face. L’archet, assez long, n’a pas de hausse, ou plutôt celle-ci est figurée par un nœud ou un rendement du bois ; il est tenu par le pouce et l’index. La position de la main gauche est excellente, le pouce n’appuie pas sur la touche, mais contre la partie de l’instrument qui sert de manche.

chalumeau et rebec
Danse macabre. Manuscrit du xve siècle. Bibliothèque nationale.

Parmi les nombreux ménétriers qui sont représentés dans la Danse macabre, il en est un qui joue du rebec[14] et frotte consciencieusement son archet sur la table de son instrument, laquelle est veuve de ses cordes ainsi que de tous les autres accessoires. Le squelette musicien n’a pas l’air de s’émouvoir pour si peu, il cherche à entraîner son compagnon, qui s’en va en sens inverse tout en soufflant dans un chalumeau.

« L’idée des squelettes musiciens, dit Kastner, placés en tête des rondes funèbres, le plus souvent sur une estrade auprès du charnier, fut probablement suggérée par la coutume, très répandue pendant le Moyen Âge, de pratiquer des jeux et des divertissements après les saints offices autour des églises, dans le lieu même qui servait d’asile aux morts. C’est là que les pèlerins récitaient des cantiques et des légendes, que les trouvères et les ménestrels fablaient et chantaient, que les jongleurs faisaient leurs tours d’adresse, que les marchands vendaient mille babioles, et que la jeunesse des deux sexes tenait de doux propos et dansait. Cette coutume ne fut, à la vérité, qu’une tolérance de la part du clergé, qui s’y opposa formellement toutes les fois qu’elle occasionna des abus et devint un sujet de scandale. Le Manuel du péché, composé, à ce que l’on croit, au xiiie siècle, par l’évêque Grosthead, et cité par Douce, proteste contre cet usage dans les vers que voici :

Karoles ne lutes ne deit nul fere
En seint église, ki me voit crere ;
Kas en cimetière Karoler
Utrage est grand u lutter.

« Mais la force de l’habitude l’emporta sur les exhortations et les remontrances. Ce fut en vain que l’autorité ecclésiastique essaya, par des mesures plus rigoureuses et par des défenses réitérées, d’abolir cet usage, qui, loin de s’affaiblir, se perpétua de siècle en siècle[15]. »

Kastner ajoute, dans un renvoi, que le concile d’Exeter, tenu en Angleterre en 1287, ordonne aux curés de ne point souffrir, dans les cimetières, l’exercice de la lutte, des danses et autres jeux, surtout pendant la célébration des veilles ou des fêtes des saints ; que l’assemblée du clergé de France, tenue à Melun en 1579, défend les spectacles comiques et renouvelle l’ordonnance des anciens conciles de ne point jouer des comédies et de ne point danser dans les cimetières, et que le rituel de Cahors, donné en 1604 par l’évêque Étienne de Popian, contenait les prescriptions suivantes : « Par quoi mandons et très expressément enjoignons à tous prieurs, recteurs, curez ou leurs vicaires, chasser hors de l’église (à laquelle, comme maison de Dieu et d’oraison, convient la sainteté) et des porches et des cimetières et autres lieux sacrés et circonvoisins, toutes sortes de tambours et joueurs d’instruments, farces et quelconques représentations par personnages masquez ou déguisés, danses, jeux, etc. »

rebec et trompette droite
Les Échecs amoureux (xve siècle).

Notre brave rebec ne figurait pas seulement que dans les saturnales. On le voyait bien, il est vrai, dans l’orchestre de la Fêtes des fous et de l’âne ; mais, accompagné du tambourin, il précédait aussi les épousées à l’église[16]. La même coutume existait en Allemagne. Du reste, pendant tout le Moyen Âge, le rebec fut en vogue ainsi que la vielle à roue, la flûte, le chalumeau, la cornemuse, le tambourin et le tambour. Il s’employait dans les bals, festins, noces, mascarades, sérénades, etc.

On trouve, dans les Comptes de l’Argenterie du roy Charles VIII, qu’en 1483, étant à Septème, il fit donner 35 sols « à ung poure insensé qui jouait du rebec. — Payé à Raymond Monnet, joueur de rebec[17]. »

Le rebec figurait aussi parmi les instruments reçus dans les cours royales.

rebec avec cheviller en forme de luth
Voussure de l’orgue de Gonesse (début du xvie siècle).

De 1523 à 1535 : « Lancelot Levasseur, joueur ordinaire de rebec du Roy. »

En 1559 : « Jehan Cavalier, joueur de rebec du Roy[18]. »

On faisait aussi usage du rebec en Angleterre. Milton vante le son joyeux de cet instrument : « The jocund rebuts sound », et témoigne de la faveur qu’on lui accordait pour accompagner les danses. Brantôme a peu d’estime pour ceux qui venaient d’Écosse. En 1526, le rebec faisait partie de la bande royale :


rebec
Vitrail de l’église de Brou (Ain)
(xvie siècle).
« The state band of Henry VIII (1526) consisted of XV trumpets, III lutes, III rebeks, III taborets, a harp, II viols, IV druslamdes, a fife, and X sackbuts[19] ».

Les Échecs amoureux, manuscrit du xve siècle dédié à Louis de France, duc d’Orléans, renferme plusieurs vignettes, parmi lesquelles se trouve le triomphe de Neptune, représentant une sirène qui souffle dans une grande trompette droite et tient en même temps un rebec, monté de trois cordes, bien qu’on y compte cinq chevilles. Mais la double table formée par la touche y est très bien indiquée (voir p. 143).

Un des anges musiciens de la voussure de l’orgue de Gonesse (Seine-et-Oise), lequel porte la date de 1508, joue d’un rebec avec cheviller en forme de luth et dont on ne voit que le dos qui est à côtes.

On voit aussi un ange jouer du rebec à trois cordes, dans un des croisillons d’un vitrail de l’église de Brou (Ain), du xvie siècle. Ici le cordier et les ouïes sont à leurs places habituelles ; mais le peintre verrier a mis, par étourderie sans doute, le chevalet entre l’archet et la touche ;
Geige ou rebec allemand
(xvie siècle).
de sorte que l’action des doigts sur les cordes y serait tout à fait nulle.

L’emploi vulgaire du rebec l’a fait considérer comme un violon rustique, un mauvais violon. Roquefort le définit en ces termes : « Rubèbe, Rebelle, Rebec, sorte de violon bâtard, de violon champêtre, qui rendoit un son aigre[20]. » C’est sans doute d’après cette tradition que les auteurs modernes en ont fait l’instrument de prédilection des musiciens du Moyen Âge qu’ils font figurer dans leurs écrits. Cependant, ce n’est pas au rebec que Rabelais applique l’épithète de rustique, mais à la cornemuse : « Plus me plaist, dit-il, le son de la rusticque cornemuse que les fredonnements de luts, rebecs et violons anticques. »

Régnier fait allusion à la mauvaise qualité du son du rebec dans ses satires :

Bref vos paroles non pareilles
Résonant, doux à nos oreilles
Comme les cordes d’un rebec.

On appelait les joueurs de rebec, rebecqueux et rebecqueuse :

« En 1568, une femme nommée « Philippe la Rebecqueuse » fut fustigée par les rues de Nancy et marquée sur les épaules[21] ».

En Allemagne, au xvie siècle, le rebec se confondait encore avec les autres instruments à archet, auxquels on donnait indifféremment le nom de geige, qui équivalait à notre vieux mot vièle.

Nous reproduisons, d’après Prætorius[22], le dessin d’un klein Geige ohne Bünde (viole sans cases sur la touche), qui n’est autre qu’un rebec. Le chevalet porte sur la table dans laquelle sont percées les deux ouïes. Comme sur le rebec du tableau de Gérard David, la touche se prolonge au-dessus de la table et adhère aux côtés de la caisse.

Agricola prend le soin d’expliquer l’absence des divisions de la touche sur ces instruments : « Écoute encore, dit-il, ce que je vais te dire : Comme elles (ces gigues) sont faites sans cases (ohne Bünde), on trouve plus de difficulté pour y appliquer les doigts et les conduire juste sur les cordes ; mais il n’y a rien sur la terre d’assez difficile pour qu’on n’en vienne pas à bout avec de l’assiduité[23]. » Il nous apprend encore que cette sorte de geige était très usitée en Pologne, qu’il y en avait de plusieurs tailles et qu’on les accordait par quintes, de la façon suivante :

La transformation des vièles en violes avait déjà porté un rude coup au pauvre rebec, mais lorsque le violon parut, ce fut bien pis ; chassé, traqué par les musiciens de haute marque, il tomba en discrédit et devint l’apanage exclusif des ménétriers de bas étage. Le 27 mars 1628, une sentence fut rendue par le lieutenant civil de Paris :
rebec allemand
Appartenant à M. Bedot de Genève.
(Fin xviiie siècle.).

« Faisant défense à tous musiciens de jouer dans les cabarets et mauvais lieux des dessus, basses ou autres parties de violon, ains seulement du rebec[24]. »

Un avis du procureur du roi, rendu le 29 août 1643, confirmé par une sentence du prévôt le 2 mars 1644, et par arrêt du Parlement du 11 juillet 1648, faisait encore une fois défense, sous des peines précédemment prononcées, à tous ménétriers non reçus maîtres d’entreprendre à l’avenir sur l’exercice des joueurs d’instruments de musique et de jouer d’autres violons que du rebec. Un siècle plus tard, le malheureux rebec est encore pourchassé. En 1741 non en 1742, comme le dit A. Vidal[25], Guignon fut nommé roi des violons et s’empressa de lancer une ordonnance dont nous détachons ce passage :

« Comme il seroit également impossible et opposé aux projets de la communauté ; pour la perfection des arts qui en font l’objet, d’y comprendre un certain nombre de gens sans capacité, dont les talents sont bornés à l’amusement du peuple dans les rues et dans les guinguettes, il leur sera permis d’y jouer d’une espèce d’instrument à trois cordes seulement, et connu sous le nom de rebec, sans qu’ils puissent se servir d’un violon à quatre cordes sous quelque prétexte que ce soit. »

Déjà en 1730, le rebec était considéré comme un instrument tombé en désuétude ; car on lit dans la scène iii de l’Industrie, prologue de Zémire et Almanzor, pièce représentée à la foire Saint-Laurent :

Pierrot à l’Antiquité (d’un ton de vieille).

Ici que venez-vous faire ?
Dites, ma bonne grand’mère,
N’y venez-vous point, pour plaire.
Chercher l’eau de Beauté ?


L’Antiquité (montrant le palais).
Air : Griselidis.

Demoisel, quoi qu’on die,
Mon manoir est illec,
Où l’on oit mélodie
De Luth et de Rebec.
Las ! mon doux Fils,
Ce tems-ci ne vaut mie,
Celui de Pétion des Amadis[26] !

Quoique le rebec fût encore usité au xviiie siècle, comme on vient de le voir par l’ordonnance de Guignon, il en reste bien peu de modèles, et la plupart des musées n’en possèdent que des fac-similés. Celui qui a été fait par J.-B. Vuillaume, en 1873, et qu’il a offert au musée instrumental du Conservatoire de musique à Paris[27], est un instrument de fantaisie, car il a un manche de violon.

Nous avons eu la bonne fortune d’en voir un, qui est d’origine allemande, et fait partie de la collection de M. Bedot, directeur du Musée d’histoire naturelle, à Genève. Nous pouvons le reproduire ici,
rebec allemand
Appartenant à M. Bedot de Genève.
(Fin xviiie siècle.).
de face et de profil, grâce à l’obligeance de son heureux propriétaire.

Cet instrument a été trouvé, paraît-il, dans la Forêt Noire. Est-il bien de la fin du xviiie siècle comme le croient certains ? En tout cas, c’est un spécimen très exact du rebec. De face, il rappelle tout à fait la lyra du manuscrit de Saint-Blaise. Sa touche occupe aussi toute la largeur de la table d’harmonie, mais elle va rejoindre les bords en s’arrondissant, au lieu d’être absolument plate et d’avoir des angles droits, comme dans les instruments de David Gérard et de Prætorius. Une tête sculptée se trouve à l’extrémité du cheviller, lequel a la forme de celui d’un violon. Il mesure :

Longueur totale 
550 millimètres.
Largeur maximum 
160
Épaisseur de la caisse 
620

La malice populaire s’était emparée du rebec. L’expression visage de rebec, qui fait allusion aux têtes qui étaient sculptées sur certains de ces instruments, se prenait en mauvaise part :

Elle en mourut la noble Radebec
Du mal d’enfant, que tant me sembloit nice :
Car elle avoit visage de rebec,
Corps d’Espaignol et ventre de Souice.

(Rabelais.)

Il est bon joueur de rebec, se disait d’un homme habile, entendu ; mais sec comme un rebec n’était pas très flatteur. Dans la Comédie des proverbes, pièce comique d’Adrien de Montluc, comte de Cramail, prince de Chabarmais, petit-fils du fameux maréchal Blaise de Montluc, pièce qui eut beaucoup de succès dans son temps, Florinde, faisant l’analyse des défauts du capitaine Fier-à-Bras, qu’on lui destine pour époux, dit :

« Pour la mine, il l’a telle quelle, et surtout il est délicat et blond comme un pruneau relavé ; et la bource, il ne l’a pas trop bien ferrée ; de ce costé-là, il est sec comme un rebec, et plus plat qu’une punaise. »

On voit qu’après avoir été admis dans les cours royales, le pauvre rebec a terminé sa longue carrière sous les sarcasmes et les railleries.



  1. Guillaume de Machault, né en Champagne vers 1284, était secrétaire de Jean de Luxembourg, roi de Bohème ; il a composé des motets, des ballades, des chansons, ainsi qu’une messe à trois et à quatre parties, qui fut exécutée, dit-on, au sacre de Charles V, roi de France, en 1364. Un fragment de conversation, rapportée par Monteil dans son Histoire des François, etc., montre que de Machault avait des admirateurs enthousiastes : « Vous trouverez des personnes qui osent bien vous demander si la musique des anciens était meilleure que la nôtre ? Ah, père André ! qu’il est des hommes malheureusement nés ! Pour eux la magnificence du déchant n’existe pas. Pour eux n’existent pas les mélodieuses compositions d’Adam de la Halle et de Guillaume de Machault, qu’on entendra encore avec transport dans mille ans d’ici ; car nos plus fameux chantres ne cessent de vous dire qu’il en sera de la musique actuelle comme du vin dont ils boivent : plus elle vieillira plus on la trouvera bonne. »
  2. Tous ces mots sont les conjugaisons des verbes violer, guiterner, citoler, etc.
  3. Nous donnons la traduction du latin, publiée par M. Perne, Revue musicale, t. II, p. 457 et suiv., qui a été déjà reproduite par Coussemaker. Les mots entre parenthèses, ne sont pas dans le texte primitif.
  4. Jérome de Moravie, ouvrage déjà cité, chap. xxviii.
  5. Rapporté par du Cange.
  6. Tractatus de canticis (Gerbert, De cantu, t. II, p. 154 et suiv.).
  7. Essai, ouvrage déjà cité.
  8. Les danses des Morts, p. 240.
  9. Histoire générale de la musique, t. V, p. 166.
  10. Le nom du rebec, en bas-breton, est rebet, et celui qui en joue est appelé rebeter. Dict. de la langue bretonne, par D. Louis Le Pelletier.
  11. G. Kastner. Danses des Morts.
  12. A. Vidal. La lutherie et les luthiers, p. 2. Le même passage existe aussi dans Les Instruments à archet, du même auteur.
  13. G. Chouquet. Musée du Conservatoire national de musique, Paris. 1884.
  14. Kastner a pris cet instrument pour une gigue, nous pensons que cette classification ne lui est pas applicable à cause de la largeur de sa caisse.
  15. Les danses des Morts, p. 141. G. Kastner.
  16. Dictionnaire de Trévoux.
  17. Archives nat., K. K, 73 et 76.
  18. Jal. Dictionnaire critique de biographie et d’histoire, Paris, 1867.
  19. R. North’s. Mémoires, London. 1840, p. 97. note de l’éditeur.
  20. Roquefort, État de la poésie, etc., p. 108.
  21. Jacqot, La musique en Lorraine.
  22. Syntagma musici, etc.
  23. Hör weiter was ich dir sag :
    Die weil sie ohne Bünde gemacht.
    Wird es schwerer geacht
    Die Finger drauff zu appliciren
    Und zwischen den saiten recht zu fürn
    Doch ist nichts so schwer auff Erden
    Es kan durch Vleiss erlangt werden.

    (Musica instrumentalis…)
  24. Bibliothèque de l’école des Chartres. A. vol. IV, p. 543.
  25. Vidal dit aussi qu’aucun roi n’avait été nommé depuis 1657 (La lutherie et les luthiers, p. 5, renvoi 1).
  26. Le théâtre de la foire ou l’opéra comique, t. VIII.
  27. N° 135 du Catalogue.