Les anciens couvents de Lyon/05. Augustins réformés

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Emmanuel Vitte (p. 85-98).

LES AUGUSTINS RÉFORMÉS
OU PETITS-PÈRES



AU seizième siècle, une réforme fut commencée dans l’ordre des ermites de Saint-Augustin, non que ces religieux eussent bien dégénéré de leur ancienne régularité, mais parce que des moines plus fervents désirèrent des austérités plus grandes. Cette réforme fut commencée par le P. Thomas de Jésus, religieux du Portugal ; mais il y eut contre lui comme un soulèvement dans l’ordre, et son œuvre resta imparfaite. Ayant accompagné le roi don Sébastien dans la guerre qu’il fit en Afrique contre les musulmans, il fut fait prisonnier et mourut en captivité. Le P. Louis de Léon continua l’œuvre de réformation commencée par le P. Thomas de Jésus ; il la mena à bonne fin, et l’ordre fut divisé en deux grandes familles : les Observants, qui étaient les anciens Augustins, et les Déchaussés, qui étaient les religieux de la nouvelle réforme.

Elle fit de grands progrès en Italie, en Espagne même, malgré bien des peines qu’on lui suscita, et, en 1596, elle était introduite en France par les PP. Hamet et Mathieu de Saint-François. Leur premier couvent fut en Dauphiné, dans le prieuré ruiné de Villars-Benoît. Ces religieux s’établirent ensuite à Marseille, plus tard ils allèrent à Paris. Henri IV avait autorisé la nouvelle congrégation, et Louis XIII confirma, par lettres patentes de 1613, l’autorisation donnée par son auguste père. Bien plus, il se déclara fondateur de leur couvent de Paris, qu’il appela du nom de Notre-Dame des Victoires, en mémoire de la prise de la Rochelle. Il en bénit la première pierre (1629) et donna ses propres armes a l’ordre nouveau.

Les constitutions étaient sévères : lever la nuit et office chanté, silence rigoureux, en dehors des deux récréations qui suivaient les repas de midi et du soir ; jeûnes et abstinences nombreux et pénibles, discipline trois fois par semaine, cellules très pauvres, telles étaient les exigences de la règle. Ces religieux portèrent d’abord la barbe longue, mais, en 1726, un décret pontifical leur ordonna d’avoir le visage rasé ; ce même décret leur imposa le capuchon rond, à la place du capuce pointu qu’ils portaient auparavant. Ils avaient la tête nue et rasée. Ils furent longtemps chaussés de sandales, mais, en 1740, ils durent prendre des chaussures communes. Ils ne différaient guère des Capucins que par la couleur de leur vêtement qui était noir, et au lieu de la corde de Saint-François, ils avaient une ceinture de cuir noir. Dans le peuple, on les appelait Augustins déchaussés, mais plus fréquemment Capucins noirs, Capucins d’ébène. On les appelait aussi les Petits-Pères ; en voici la raison bien simple : Quand il fut question, pour ces religieux, d’aller s’établir à Paris, deux d’entre eux, qui étaient de petite taille, furent délégués au roi Louis XIII ; en les voyant, le roi demanda : Quels sont ces petits Pères ? — Et le nom leur resta. C’est sous ce nom qu’ils étaient connus à Lyon. Mais leur appellation vraie est Augustins réformés de la congrégation de France. Leur nombre devint assez considérable pour qu’on reconnût la nécessité de les partager en trois provinces : Dauphiné, France et Provence. Chaque province combina son blason avec les armes générales de la congrégation données par Louis XIII.

Le couvent de Lyon appartenait à la province de Dauphiné : ses armes étaient d’azur semé de fleurs de lys d’or, écartelées aux premier et dernier de trois cœurs de gueules deux et un, et aux deuxième et troisième de trois fers de lance d’argent deux et un, à la bordure chargée de quatre dauphins d’azur, l’écu surmonté d’une couronne de prince du sang et entouré d’un chapelet avec une ceinture de Saint-Augustin, et timbré d’un chapeau d’évêque.

augustin réformé

Les Almanachs de Lyon ne sont pas très exacts quand ils disent que les Augustins réformés furent appelés dans notre ville par le cardinal de Marquemont. Ce sont au contraire ces religieux qui sollicitèrent la faveur de s’établir parmi nous. Après avoir fondé les maisons d’Aix en Provence (1616), de Bourgoin (1620), de Grenoble (1621 et 1623), les Augustins réformés, dans un Chapitre général tenu à Avignon en 1623, décidèrent de fondera Lyon une maison de leur ordre. À cet effet, le P. Charles de Sainte-Agnès, membre distingué de la congrégation, fut envoyé à Lyon pour poursuivre et réaliser ce projet. Après examen, ses vues se portèrent sur le quartier de la Croix-Rousse, et sans doute en cela, vu la situation délaissée de ce faubourg, il fut conseillé par l’administration ecclésiastique.

La Croix-Rousse n’était pas alors le quartier populeux que nous connaissons aujourd’hui, mais comme elle était le grand aboutissant des routes de la Bresse et de la Suisse, elle était assez fréquentée. Le beau quai par lequel on entre aujourd’hui à Lyon n’existait pas encore ; il ne fut commencé qu’après 1729. Les arrivants suivaient alors une route qui passait par Saint-Maurice-de-Beynost, Rillieux, traversait le plateau et aboutissait à la porte de Saint-Sébastien. Dans le faubourg, comme à la Guillotière et à Vaise, on trouvait en grand nombre, des deux côtés de la route, des hôtelleries très fréquentées. Le plan de Lyon, de Simon Maupin, qui date de 1625, donne de la Croix-Rousse, à cette époque, une idée très exacte. Sur le chemin, on rencontrait une croix rougeâtre ou rousse, qui donna son nom au faubourg. Abattue en 1562 par les protestants, elle fut relevée plus tard. Quelques années ensuite, on en érigea une seconde près des portes de la ville ; la Révolution la fit abattre. Quand la paix fut rendue, elle fut rétablie à nouveau dans l’axe de la Grand’Rue, mais comme elle gênait la circulation devenue plus active, on la déplaça et la mit sur le côté occidental de la place ; en 1881, la municipalité la fit encore abattre.

Pour avoir une idée exacte de la Croix-Rousse, il faut se rappeler aussi qu’à la place du magnifique boulevard qui traverse aujourd’hui le plateau, il y avait autrefois et, jusqu’en 1865, les murs des fortifications qui s’étendaient du Rhône à la Saône, et qui d’abord n’eurent qu’une porte, celle de Saint-Sébasten ou de la Croix-Rousse, et qui était fermée pendant la nuit. On conçoit facilement combien était gênante cette barrière de remparts.

Au point de vue spirituel, la Croix-Rousse était dans le délaissement le plus complet ; il n’y avait point d’église. À part celle de Cuire, qui n’était pas où est l’église actuelle, mais qui était sur le bord de la Saône, les églises les plus voisines étaient Saint-Vincent, Notre-Dame de la Platière et Saint-Pierre-et-Saint-Saturnin. Ces trois paroisses se partagèrent la Croix-Rousse : Saint-Vincent eut tout le versant occidental, Notre-Dame de la Platière le plateau jusqu’à l’axe de la Grand’Rue, et Saint-Pierre-et-Saint-Saturnin.

tout le reste, de la Grand’Rue au bas du versant oriental. Mais quelle difficulté pour le service religieux ! Et pour les malades, la nuit, les portes de la ville étant fermées, cette difficulté devenait de l’impossibilité. Cette situation ne pouvait durer, c’est pourquoi ce plateau de la Croix-Rousse fut choisi pour l’installation nouvelle.

Mais avant toutes choses il fallait l’autorisation du Consulat. Le P. Charles de Sainte-Agnès lui présenta sa requête :

« À Messieurs les Prévost des Marchantz et Eschevins de la ville de Lyon :

« Les frères relligieux hermites de l’ordre Saint-Augustin refformez deschaux en France Vous remonstrent en toute humilité que le sainct Père Clément huictièsme des lannée 1600 après avoir recogneu limportance des sainctes refformes qui se font en lesglize de Dieu Aurait expédie son bref aux suppliantz pour estre receuz et sacquitter de leurs exercisses spirituelz dans le royaulme de France comme il appert de lextroit dicelluy expédié à Rome au dit an 1600 deuement signe : suyvant lequel il aurait pieu au deffunct roy dheureuse memoyre Henry le Grand de donner aux susdicts relligieux son brevet de réception ri ères son royaulme comme il appert dicelluy donné à Fonteynebleau le 26e juin 1607 signé Henry et plus bas Bruslart. Et ensuitte de ce qu’il aurait esté le plaisir duxoy Loys 13 à présent régnant par ses patentes données à Paris au moys de juin 1613 deuement signées et scellees de confirmer et de ratiffier les précédentes et recepvoir les suppliantz partout son royaulme avecq les mandementz en tel cas requis.

« Ce considéré, Messieurs, veu les susdietz brefs et patantes dont les extraietz sont cy attachez avec la proccuration passée par le R. P. Charles, prédicateur dudict Ordre ayant le pouvoir des supérieurs dicelluy.

« Il vous plaise de admettre les suppliantz au lieu de la Croix rousse lung de voz faulxbourgs ou il n’y a aulcuns relligieux ny mesmes aulcune église Ce qui cause la perte de plusieurs ames. Pour a ce remédier ilz désirent d’y travailler pour la gloire de Dieu, soubz loffre quilz font de se retirer audict lieu du faulxbourg de la Croix rousse s’y loger à leurs fraitz et y faire leurs exercisses comme il leur est permis par Sa Majesté ainsy quilz ont accoustumé ez endroicts ou ilz sont establis sans que pour quelque cause ou occasion que ce soit 41z puissent de présent ny a ladvenir espérer ou rechercher destre establis et avoir aulcung convent dans la ville ny changer de demeure. Comme aussy aux conditions de ne point mandier, ny faire aulcune queste dans ladite Ville daultant quilz ne veulent estre a charge aux communaultes des pauvres et familles religieuses ja establies.

« Et ilz prieront Dieu pour la prospérité de la Ville et vostre conservation.

« Vernat. »

Cette requête, datée du mois d’avril 1624, vint en délibération dans la séance du Consulat du 9 mai suivant. Les magistrats de la cité, émus du délaissement spirituel du faubourg, donnèrent leur consentement aux religieux, à la condition « y spécifiee de ne point mendier, ny faire aucune queste dans ladicte ville. »

L’administration ecclésiastique fut plus bienveillante encore. Mgr de Marquemont favorisa ce nouvel établissement, exprima le désir que l’église future du couvent fût dédiée à saint Denis, son patron, et offrit aux religieux d’être lui-même le fondateur de ce monastère.

Après avoir obtenu cette double autorisation, le P. Charles de Sainte-Agnès quitta le domicile hospitalier de M. Christophe Vernat qui l’avait accueilli, qui demeura l’auxiliaire dévoué de la communauté naissante, et qui en resta le syndic [ou Père temporel. Nous venons de voir son nom au bas de la requête présentée au Consulat ; sa maison était à l’angle nord-est des rues du Griffon et Puits-Gaillot.

Nos religieux, le P. Charles de Sainte-Agnès à leur tête, montèrent à la Croix-Rousse et s’installèrent provisoirement dans une maison de louage. Un an après, ils achetaient du sieur avocat de la Forest, au prix de trois mille neuf cents livres tournois, l’emplacement de leur couvent.

Les commencements furent très laborieux ; bien que vivant dans une rigoureuse pauvreté, les religieux n’avaient ni biens-fonds, ni capitaux, ni rentes, pour subvenir aux frais d’acquisition ou d’installation. Ils s’adressèrent fréquemment au Consulat, et le Consulat, toujours bienveillant, leur donna fréquemment des secours. Mais ces secours eux-mêmes étaient insuffisants, paraît-il. Dans ces conjonctures extrêmes, et croyant être autorisés par l’exemple d’autres religieux qui quêtaient dans la ville, malgré leurs promesses premières, les Augustins réformés se mirent à quêter eux-mêmes.

Or, le Consulat tenait essentiellement à ce que les aumônes fussent réunies et concentrées au profit de l’Aumône générale et de l’Hôtel-Dieu. En parlant des Cordeliers, nous verrons comment l’Aumône générale fut fondée, mais sachons dès maintenant que des troncs étaient placés dans toutes les églises, dans les établissements publics, chez plusieurs négociants ; on sollicitait les souscriptions des habitants, et tous les mois, des commissaires préposés à cet effet les recueillaient dans chaque quartier. Tolérer des quêtes pour d’autres œuvres, o»était diminuer les ressources. Aussi les administrateurs de l’Aumône générale et les recteurs de l’Hôtel-Dieu adressèrent-ils une plainte au Consulat en dénonçant nominativement les contrevenants : c’étaient les Carmes déchaussés, les Feuillants, les Augustins réformés de la Croix-Rousse et les Picpus de la Guillotière.

Nos religieux durent renoncer à la quête, c’était la ruine de cette fondation pour laquelle on avait déjà dépensé tant d’efforts et de sacrifices. N’ayant plus qu’à se retirer, par conséquent n’ayant rien à perdre, ils adressèrent au Consulat, quelque temps après, une dernière et pressante requête. Cette fois, le Consulat, après avoir soumis la demande aux administrateurs de l’Aumône générale et aux recteurs de l’Hôtel-Dieu, fut ému de la détresse des Pères et leur accorda l’autorisation de mendier, ce à la charge et condition qu’ils feront leur résidence perpétuelle et actuelle dans ledit faubourg de la Croix-Rousse ; qu’ils ne puissent être plus de douze religieux, et que, s’ils quittent leur demeure, l’autorisation de quêter leur soit refusée. »

Rassurés sur ce point, ils ont une nouvelle complication avec l’administration ecclésiastique. Mgr de Marquemont meurt en 1626, il leur faut une nouvelle autorisation de son successeur, Mgr Charles Miron. Elle est accordée les 26 avril et 14 juin 1628, aux conditions suivantes :

Ils ne pourront outrepasser le nombre de douze religieux ; ils seront obligés d’administrer aux habitants du faubourg les sacrements de Baptême, Eucharistie et Pénitence en cas de nécessité ; ce pouvoir est révocable ad nutum ; ils ne pourront en aucune façon s’immiscer en la conduite d’aucun couvent de religieuses de la ville ou du diocèse, à moins d’y être appelés par l’archevêque.

Telles furent les difficultés des commencements ; mais, à cette date de 1628, voilà les Augustins libres de toute entrave, ils vont se mettre à l’œuvre.

Le 8 avril 1629, on posa solennellement la première pierre de l’église en présence du prévôt des marchands et des échevins, et les travaux continuèrent. L’église fut placée, selon le vœu du défunt cardinal de Marquemont, sous le patronage de saint Denis.

La construction d’une église est toujours une lourde charge, et la pauvreté notoire des Augustins réformés aurait eu quelque droit de s’en alarmer. Mais un généreux citoyen lyonnais, Jean Girardot, confiseur de la ville, vint à leur aide. Il fonda une messe basse à dire chaque samedi et leur donna trois cents livres tournois, somme considérable pour l’époque. Les Augustins, reconnaissants, car il est probable que Jean Girardot ne borna pas là ses libéralités, lui donnèrent le titre de fondateur. Jean Girardot fut aussi recteur de l’Hôtel-Dieu. Je dis que sans doute il se montra généreux envers les Petits-Pères, nous n’en avons pas de preuve, mais nous savons que c’est lui qui, dans cette église qu’il, avait contribué à élever, fonda deux confréries, celle de Notre-Dame des Sept-Douleurs et celle de la Bonne-Mort, sous le patronage de saint Nicolas de Tolentin ; nous en parlerons plus loin. Mais il est a présumer que Jean Girardot appuya son initiative de ses libéralités.

Avant d’aller plus loin, remarquons que nous sommes à ces années funèbres signalées par ce terrible fléau dont nous aurons à parler si souvent, la peste. Nous donnons de plus longs détails en parlant des Capucins. Mais tous les ordres religieux firent vaillamment leur devoir. La Croix-Rousse fut peut-être moins éprouvée que les quartiers inférieurs, mais elle fut contaminée cependant, et les Petits-Pères se dévouèrent au service des malades. C’est surtout à l’hôpital Saint-Laurent de la Quarantaine et au lieu de la Fleur-de-Lys, qui en était une dépendance, que nos religieux se prodiguèrent ; un acte consulaire cite même deux noms, le P. Agricol et le F. Simplicien, qui furent exposés au fléau pendant quatre ans : le F. Simplicien mourut. On cite aussi un P. Cyrille, qui mourut au service des pestiférés.

L’église et le couvent étaient encore en construction en 1633, mais ils ne tardèrent pas à être achevés. L’ensemble était plutôt modeste que recherché. Le P. de Saint-Aubin rapporte que le couvent fut dressé en un grand espace et un plein sol qui est partagé en un grand jardin, en beau parterre et en des allées merveilleusement agréables. Clapasson se borne à dire que le couvent est assez bien bâti. Pour avoir une idée de l’ensemble, disons que l’église est bâtie dans le sens de celle d’aujourd’hui, du sud au nord ; que le cimetière des religieux est au chevet de l’église, au nord ; qu’à l’occident se trouve le cloître avec ses galeries à arcades, sur lesquelles s’ouvrent des salles de communauté et des cellules ; qu’au delà enfin, limité par ce qui est aujourd’hui la grande rue de Cuire, s’étend un vaste clos, dont les produits servent à la nourriture des religieux. Le clocher actuel est le seul survivant de ce passé.

L’église n’avait rien de remarquable ; c’était une nef rectangulaire, couverte d’un simple lambris et terminée par un chœur, où étaient les stalles des religieux. À cette nef on avait ajouté à droite, en entrant, une nef plus petite divisée en chapelles.

La plus rapprochée du portail était celle de la famille Savaron, qui avait une vaste propriété entre les rues de Cuire et de l’Enfance. Cette famille n’était pas lyonnaise, mais originaire d’Auvergne, où Jean Savaron, président au présidial de Clermont, s’était fait une grande réputation par la publication de divers ouvrages. Elle vint à Lyon vers le milieu du dix-septième siècle, et dès lors sa présence se signale parmi nous. Un Savaron est échevin en 1666 ; un autre est recteur de l’Hôtel-Dieu ; la dernière abbesse du royal monastère des Chazeaux est une Savaron. La propriété Savaron, après être restée pendant dix générations dans cette famille, appartient aujourd’hui à Mme la baronne de Jerphanion, fille de Louise-Françoise de Savaron, comtesse de Cibeins. Je me suis souvent demandé pourquoi le nom de rue de Cuire, qui ne dit rien, ne serait pas remplacé par celui de rue Savaron, qui rappelle un vieux et bon souvenir. Leur chapelle était ornée d’un beau tableau, et le seul souvenir qui reste de cette famille, car la chapelle fut démolie plus tard lors de l’agrandissement de l’église, est un écusson à ses armes, haut placé dans le mur latéral de droite ; dans un cartouche de style Louis XIV est inscrit le blason des Savaron : d’azur à la croisette d’argent accompagnée de trois soleils d’or : devise : Una rosa, anagramme du mot Savaron ; surmonté d’un casque à lambrequins.

C’est dans cette chapelle des Savaron que la confrérie de la Bonne-Mort faisait ses exercices religieux. Elle avait l’autorisation de l’archevêque et du Souverain Pontife, comptait des membres très nombreux et faisait beaucoup de bien. Elle était gouvernée par le P. Directeur, qui était toujours un religieux du couvent, un recteur laïque, douze anciens et des officiers annuellement élus. L’autorisation d’user de la chapelle était régulièrement demandée tous les dix ans, et non moins régulièrement elle était accordée. La seconde chapelle était dédiée à Notre-Dame des Sept-Douleurs, pour laquelle les Augustins réformés avaient une grande dévotion. C’était aussi la chapelle de la confrérie de ce nom, à qui

une statuette de bois donnait une certaine célébrité. Elle était connue sous le nom de Notre-Dame de Montaigu. Montaigu, petite colline, près de Louvain, possédait un grand chêne où la dévotion populaire avait placé une statuette de Marie. Un berger voulut s’en emparer, mais après son larcin, il ne put plus faire un pas. Il avoua sa faute et l’engourdissement cessa. On éleva une chapelle à cet endroit et, du bois du chêne, on fit des statues de la Vierge, qui furent répandues dans bien des endroits. Elle représentait la sainte Vierge, légèrement inclinée dans l’attitude de la prière, les mains jointes sur la poitrine où s’enfonçaient les sept glaives de douleur. Au témoignage de certains historiens, on voyait là s’accomplir des prodiges. Le P. Maurice de la Mère de Dieu écrit : In cujus capellâ Dominæ nostræ Septem Dolorum effigies Beatæ Mariæ Virginis de Monteacuto multis gratiis et miraculis clara veneratur : dans la chapelle de Notre-Dame des Sept-Douleurs, la statue de la bienheureuse Vierge Marie de Montaigu, célèbre par une foule de grâces accordées et de miracles opérés, est l’objet de la vénération. Le P. Athanase de Sainte-Agnès dit : « Le couvent de Lyon possède une saincte Vierge de Montaigu, laquelle rehausse par ses merveilles l’autel de la Vierge des Sept-Douleurs, et attire tous les malades, afin d’adoucir toutes leurs douleurs. »

S’il faut juger de la prospérité d’un monastère par le nombre de ses religieux, il faut croire que celui de la Croix-Rousse avait singulièrement prospéré. Nous avons vu que les religieux ne devaient pas dépasser le nombre de douze, mais, vers 1655, ils étaient trente-cinq, et en 1671, ils étaient cinquante prêtres, frères ou novices, et recevaient quantité de religieux passants, dit un procès-verbal de cette année-là.

Mais ce qu’il faut constater avec un réel plaisir, c’est que nos religieux se livraient à l’étude, et leur bibliothèque était très estimée. De plus, ils possédaient une collection de manuscrits importante et précieuse. Malheureusement cette collection disparut bien avant la Révolution, sans laisser aucune trace, vendue probablement par les religieux, pour se procurer des ressources.

Pendant le dix-huitième siècle, certains faits sont à retenir. Le 29 octobre 1714, Mgr Antoine Sicauld, évêque de Sinope, et suffragant de Mgr de Saint-Georges, archevêque de Lyon, consacre l’église de Saint-Denis et son autel.

La faveur du Consulat est acquise au couvent, il lui en donne presque annuellement des preuves. Mais, en 1736, il devient propriétaire du fief de Cuire-la-Croix-Rousse, par conséquent seigneur direct du faubourg ; les Augustins sont sous ce patronage immédiat et en bénéficient ; ils reçoivent un secours de onze cents livres en 1744, pour la réfection des cloches.

On sait que cette même année vit les réjouissances publiques de la France entière pour célébrer la guérison de Louis XV, tombé malade à Metz, quand il soutenait l’électeur de Bavière, Charles-Albert, dans ses prétentions au titre d’empereur d’Allemagne.

Ces fêtes furent solennellement célébrées chez les Augustins réformés. M. le marquis de Rochebaron, commandant pour le roi dans la ville de Lyon et les provinces de Lyonnais, Forez et Beaujolais, se rendit, escorté d’une suite brillante, dans l’église de la Croix-Rousse pour assister au Te Deum qui y fut chanté. Cette cérémonie fut suivie d’un feu de joie sur la place de la Croix-Rousse, et le soir, d’un magnifique souper dans la campagne des Pères Jésuites, là où sont maintenant les sœurs de Saint-Joseph de Cluny.

Comme nos religieux relevaient de la directe de la Platière, ils avaient à payer au prieur de cette dernière certaines redevances. Je ne parle pas des innombrables papiers qui ont rapport à ces questions d’intérêt ; je ne retiens que ces détails : c’est que le couvent était bâti sur le territoire de Saint-Sébastien, lieu appelé anciennement du Saugey, et que la surface du terrain occupé par le couvent et ses dépendances s’étendait à deux hectares. À cette date, les Augustins réformés, sans être riches, ne sont plus les pauvres dont nous avons parlé. Ils reçoivent des sommes importantes pour des fondations ; ils achètent un domaine considérable à Chaneins, aujourd’hui dans le diocèse de Belley, et un autre à Ampuis, dans le canton de Condrieu.

En 1751, ils sont obligés de dresser un inventaire où ils doivent signaler leur actif et leur passif. Cet inventaire constate qu’ils sont trente religieux, et que leur situation se balance par un revenu de cinq cents livres.

Et voici que nous touchons aux années de la Révolution. À l’église de la Croix-Rousse, comme nous le verrons plus loin à la Guillotière, eut lieu, le 9 août 1789, la bénédiction du drapeau de la milice. Le prieur prononça un discours où il salua Louis XVI comme le restaurateur de la liberté française. Évidemment, à ce moment-là, personne ne savait où l’on allait.

Une loi du 13 février 1790 exigeait que chaque religieux ou religieuse déclarât sa volonté de rester au cloître ou de le quitter. Au mois de mai, des officiers de la municipalité se présentèrent au couvent de la Croix-Rousse, et les religieux, qui sans doute voyaient l’horizon bien noir, furent unanimes à signifier leur intention de cesser la vie commune. En conséquence, le Directoire du district proposa la suppression du couvent. Il s’y trouvait à ce moment neuf Pères et quatre Frères convers : les PP. Patrice Labat, prieur ; Constantin Plagniard, Alexis Pelin, La Rivoire, Bazile Célard, Gabriel Bidal, Benoît Latreille, Vivant Cirtot, Élisée Renaud, et les FF. Poncet, Tissot, Durand et Plantier. Les PP. Labat et Latreille demeurèrent encore quelque temps dans le couvent désert. Ils y reçurent la visite des délégués du district chargés de procéder à l’inventaire général des objets possédés par la ci-devant communauté. Cette visite fut faite, le 31 mai 1791, par Antoine-Gaspard Margaron, commissaire du Directoire du district de Lyon, assisté du sieur Garnier, secrétaire.

Enfin, pour achever de ruiner tout ce passé religieux, on mit en vente, comme biens nationaux, les bâtiments claustraux, jardins et dépendances, excepté l’église. Le 24 août 1791, le sieur Jean Lenoir, entrepreneur à Cuire, en devint acquéreur au prix de quarante-trois mille livres.

Quant à l’église, elle fut débaptisée et devint la paroisse de Saint-Augustin, au service du culte constitutionnel. Détail particulièrement triste, le curé fut un ancien religieux du couvent, Plagniard, et son vicaire, Enay, avait reçu l’ordination des mains de l’évêque intrus Lamourette. Mais ce culte schismatique lui-même fut bientôt emporté par la tourmente. L’église fut fermée. En 1803, elle fut rendue au culte et reprit son nom de Saint-Denis.

Quand le quartier eut pris plus de développement, l’église devint insuffisante ; un premier agrandissement eut lieu en 1833, mais ce n’est qu’après 1848 qu’elle a été mise dans l’état actuel, par les soins de M. Forest, architecte. La nef latérale de gauche est construite sur un des côtés du cloître des Augustins réformés ; le reste du cloître se reconnaît encore.

On a dit souvent que la Croix-Rousse était le mont Aventin de notre ville. Il est vrai que les Voraces de 1848 ont fait quelque tort à la réputation de ce quartier ; il est vrai que l’assassinat étrange du commandant Arnaud, en 1870, n’a fait que l’embellir encore ; il est vrai qu’au moment des troubles de la vie civile, la Croix-Rousse fermente, bouillonne et se répand sur la ville ; mais l’on se ferait une idée très fausse de la population de ce quartier si l’on ne la voyait qu’avec cette allure turbulente ; nulle part peut-être on ne trouverait des qualités plus sérieuses : les habitants sont travailleurs, patients, économes, simples et religieux. Spectacle qui console de bien des tristesses, la paroisse de Saint-Denis est peut-être celle de Lyon où les offices sont le plus fréquentés et où assistent le plus d’hommes. C’est parmi ces ouvriers du plateau que se trouve le mieux l’esprit lyonnais. L’église de la Croix-Rousse, soit avant, soit après la Révolution, y a contribué pour beaucoup.

SOURCES :

Il est inutile de citer soit la longue liste des auteurs où sont recueillis les documents, soit les archives municipales, qui contiennent un fonds des Augustins réformés très intéressant. Il suffit de connaître l’étude très complète de M. Grand : Les Augustins de la Croix-Rousse, par A. Grand. Imprimerie Waltener, 1889.