Les anciens couvents de Lyon/06.1. Saint-Pierre-les-Nonnains
LES BÉNÉDICTINES
SAINT-PIERRE-LES-NONNAINS
L y a eu à Lyon cinq communautés de Bénédictines, dont nous
allons nous occuper en suivant leur ordre d’importance et d’ancienneté. Ces trois abbayes sont celle de Saint-Pierre, celle de la Déserte, celle des Chazeaux, et deux prieurés, celui de Blie et celui de Saint-Benoît.
Le monastère de Saint-Pierre-et-Saint-Saturnin, — c’est son ancien nom — est un des plus anciens témoignages de la vie religieuse à Lyon, je dirais même le plus ancien, si l’historien Rubys, auquel on n’est pas tenu de croire cependant, car il est bien difficile d’admettre l’existence de couvents au temps des persécutions, ne nous disait que le monastère de Saint-Irénée, fondé en 202, l’avait précédé.
Comme pour toutes les questions d’origine qui remontent un peu haut, les nuages entourent les commencements de cette communauté ; les auteurs ne sont pas d’accord. Mais voici trois opinions les plus généralement émises. Les uns disent — à mon humble avis, c’est l’opinion la moins probable par la raison énoncée plus haut — qu’un gouverneur de Lyon, nommé Aldebert, s’étant converti au christianisme, après le martyre, de saint Irénée, fonda un établissement religieux où ses deux filles, Radegutide et Aldegonde, et une nièce nommée Sibilla, se consacrèrent au service de Dieu ; cette sorte de couvent aurait été bâti dans le lieu où est actuellement l’église de Saint-Pierre, l’an 304, dit Perrietti. Mais la persécution de Dioclétien n’avait cessé qu’en 303 ; il est bien difficile de croire que, dès l’année suivante, on ait fondé une telle communauté. D’autres croient, et ce doit être la vérité, d’après des chartes authentiques citées par Rubys, que ce monastère ne fut fondé que vers l’an 320, quelques années après que Constantin, monté sur le trône impérial, eut fermé l’ère des persécutions et donné (312) la liberté à l’Église. Ainsi cette institution aurait précédé la monarchie française, elle aurait vu se succéder bien des générations, s’élever et tomber bien des trônes ; les religieuses elles-mêmes ont disparu, mais l’église est là toujours, comme pour dire que les hommes passent et que Dieu demeure. Enfin, quelques auteurs croient que ce n’est qu’au sixième siècle que ce monastère fut fondé, soit par Gondemard, roi des Burgondes, et par la reine Teudelinde, sa femme, qui y établirent quelques religieuses au service des malades, soit par Radegonde, épouse de Childebert, qui, en 544, aurait soumis en même temps les religieuses à la règle de saint Benoît. Mais ces assertions doivent être inexactes, car, dès le quatrième siècle, de grands personnages y avaient déjà reçu la sépulture. Pour être complet, je dois ajouter que Berquigny n’admet pas la fondation du monastère si tôt ; il la reporte, lui, au sixième siècle.
Sur la fin du sixième siècle, en 587, Girart, seigneur bourguignon, et sa femme Gimberge léguèrent tous leurs biens à ce couvent pour la dot de leur fille Adaltrude. Mais, ce n’est qu’au septième siècle que le monastère de Saint-Pierre prit une grande importance. Saint Ennemond, issu de l’illustre famille des Delphins, qui fut, dit le P. Colonia, la tige des Dauphins de Viennois, était alors évêque de Lyon. Il dota ce monastère avec une telle magnificence qu’il en fut considéré comme le second fondateur. « Il ne se borna pas, dit M. l’abbé Condamin, qui a fait sur saint Ennemond une intéressante étude, à relever les bâtiments détériorés, à les agrandir et à leur donner ce cachet de nouveauté qui permit, un siècle et demi plus tard, à Leydrade d’appeler Ennemond fondateur du monastère ; il s’occupa aussi de l’avenir, et, pour mettre les religieuses à l’abri de toute éventualité pénible, il leur, donna à perpétuité les bénéfices, dîmes et perceptions de toute nature appartenant à l’église de Ceyzérieu, tous les revenus qu’il tirait de la Tour-du-Pin, et une directe sur plusieurs paroisses, bourgs et villas. » On sait comment finit saint Ennemond : Ebroïn, maire du palais, redoutant son influence sur le roi, le fit assassiner à Chalon, quand il était en route pour se rendre à Paris, où Ebroïn l’avait fait appeler pour rendre compte de sa conduite. Son corps, exposé sur un bateau et abandonné sur la Saône, vint seul jusqu’à Lyon, ce Toutes les cloches sonnèrent sur son passage, » disent les chroniques du temps. Or, saint Ennemond avait deux sœurs religieuses au couvent de Saint-Pierre, Luce et Pétronille. Elles vinrent au bord de la Saône, et prièrent leur frère de s’arrêter ; le bateau s’arrêta. Je me reprocherais de ne pas citer ici une jolie réflexion de Pernetti : « Il est aisé, dit-il, de voir que c’est là une histoire forgée dans ces temps d’ignorance, où l’on ne croyait pas à la sainteté sans prodiges ; on en inventait quand on n’en voyait point. » Quoi qu’il en soit, les religieuses de Saint-Pierre reçurent la dépouille mortelle du saint évêque, leur bienfaiteur, et l’inhumèrent dans la chapelle de leur couvent. Tous les seigneurs de la famille d’Ennemond y voulurent aussi avoir leur sépulture.
Au huitième siècle, lorsque Eudes, duc d’Aquitaine, appela à lui les Maures d’Espagne, les Sarrasins se jetèrent sur les provinces méridionales, et Lyon fut saccagé ; le monastère de Saint-Pierre fut livré au pillage et détruit. L’archevêque Leydrade le releva presque entièrement, c’est lui-même qui nous l’apprend dans sa fameuse lettre à l’empereur Charlemagne : « J’ai fait rebâtir un monastère de vierges dédié à saint Pierre, dans lequel on a enseveli le saint évêque Ennemond, qui en est le fondateur. J’ai fait rebâtir l’église et la maison depuis ses fondements ; et l’on compte aujourd’hui dans ce monastère trente-deux religieuses qui y vivent régulièrement. » On croit que c’est alors qu’elles se mirent sous la règle de Saint-Benoît.
Saint Benoît fut le patriarche de la vie monastique en Occident, comme saint Antoine le fut en Orient ; c’est lui qui, sans exagération, transfigura l’Europe. À l’époque où le monde ancien était inondé des légions des barbares, saint Benoît apparut avec ses légions de moines. Il fut, comme l’appela Montalembert, le législateur du travail et de la vertu.
Mais fonda-t-il des monastères de religieuses ? Quand on se rappelle sainte Scholastique, que saint Grégoire appelle sanctimonialis, et qui habitait Piombarole, à quatre milles du mont Cassin, on est bien tenté de croire que le grand patriarche ne limita pas son zèle à fonder des monastères d’hommes. Cependant, le P. Mabillon, toujours si exact, dit qu’on n’a pas déraisons suffisantes pour l’affirmer.
Quoi qu’il en soit, il y eut, dans la suite, des âmes assez généreuses pour accepter de vivre sous la règle de Saint-Benoît, avec ou sans mitigations. Elles s’appelaient Bénédictines, et généralement leur costume était noir : robe, scapulaire et tunique.
L’époque où les religieuses de Saint-Pierre passèrent sous la règle de saint Benoît n’est pas absolument certaine. Quelques-uns pensent que le fait eut lieu dès le sixième siècle, d’autres l’attribuent à Leydrade. Dès cette époque, l’abbaye va toujours prospérant, et bientôt le roi Lothaire ajouta à tous les biens possédés par cette communauté des biens considérables situés, à ce que l’on croit, à Morancé, en Beaujolais. Dans cette charte de Lothaire, il y a une phrase curieuse ; il y est dit que le monastère de Saint-Pierre est entre le Rhône et la Saône, dans le bourg de Lyon, in burgo, pendant que le roi siège de sa personne sur la rive droite de la Saône, dans la ville de Lyon, in civitate Lugdunensi.
Les biens de l’abbaye furent bientôt considérables ; elle posséda les plus beaux immeubles de la ville et augmenta chaque jour ses richesses, soit par les dons magnifiques qu’elle recevait, soit par les dots considérables des nouvelles religieuses qu’elle admettait, soit par les gros intérêts qu’elle retirait de l’argent prêté aux autres Chapitres, soit par les acquisitions avantageuses qu’elle faisait de leurs biens à bas prix.
L’abbaye était donc très riche, même fastueuse. Les religieuses qui voulaient y être admises devaient faire preuve d’ancienne noblesse, et l’abbesse s’intitulait pompeusement abbesse par la grâce de Dieu. En signe de pouvoir absolu, elle faisait porter sa crosse devant elle par son chapelain ; elle était dame de la Tour-du-Pin, et à ce titre elle recevait hommage des seigneurs de ce lieu. Aussi, les annales du monastère contiennent-elles les plus beaux noms de France : Lévis, Montmorency, Cossé-Brissac, d’Albon, etc. ; on y a vu même des membres des familles souveraines de Lorraine et de Savoie.
Ne nous étonnons pas si l’abbaye de Saint-Pierre devint à Lyon une formidable puissance ; elle obtint non seulement la protection du pouvoir temporel, mais encore celle du chef de L’Église. Dans les innombrables procès qu’elle soutint, elle fut toujours victorieuse. Pour mémoire, je ne cite qu’un exemple ; il est des plus curieux, et date du quatorzième siècle.
Les religieuses de l’abbaye avaient une coutume qui ne paraissait pas trop singulière alors. Elles vendaient a porte-pot, dans leur couvent même, le vin de leurs récoltes. C’était un moyen facile d’écouler les produits de leurs vignobles. Il n’y avait rien là, dans les idées d’alors, de bien surprenant. Le Chapitre de Saint-Jean en faisait autant, et autant le chapitre d’Ainay. Mais, par là même aussi, c’était une concurrence. L’official prononça une sentence par laquelle il défendit aux religieuses de Saint-Pierre de tenir cabaret, ordonna de faire les monitions canoniques afin qu’elles vinssent à résipiscence, sinon l’excommunication devait s’ensuivre. Les religieuses ne tinrent aucun compte de ce jugement. La sentence d’excommunication leur fut signifiée. Elles en appelèrent au Saint-Siège, accusant le Chapitre d’être jaloux, parce qu’il voulait vendre seul, ainsi que le Chapitre d’Ainay, ses récoltes de vin. Le pape accueillit leurs réclamations, les fit absoudre et ordonna que rien ne pût être entrepris contre de les religieuses Saint-Pierre, sous peine d’excommunication, dont il se réservait l’absolution.
Mais, faut-il le dire ? la richesse et l’indépendance ne sont pas des gardiennes bien sévères de l’esprit religieux, et quand cet esprit disparaît d’une communauté, la vertu s’en va. L’abbesse et ses religieuses ne se soumettaient à aucune des règles de leur ordre ; elles se montraient partout, recevaient des visites, assistaient aux fêtes, s’absentaient pour de lointains voyages, vivaient même séparées, chacune dans les terres et domaines qui lui étaient échus, et ne se réunissaient guère que pour les fêtes de Pâques. Et si, d’aventure, une abbesse montre quelque sévérité, ce sont aussitôt de violentes réclamations. C’est ce qui eut lieu en 1453. Alix de Vassail ou de Vassalieu était abbesse ; elle montrait quelque fermeté ; les religieuses aussitôt se plaignent d’être traitées trop durement, et d’un commun accord elles s’adressent au Chapitre de l’Église de Lyon, qui en écrit au duc de Bourbon, père de l’archevêque de Lyon, et à Jean de Bourbon, évêque d’Annecy et administrateur de l’archevêché de Lyon. Ces deux prélats parvinrent à réconcilier les religieuses avec leur abbesse. C’est cette même abbesse de Vassalieu qui soutint en 1456 un procès contre le Chapitre de Saint-Nizier, à propos des reliques de saint Ennemond, et le gagna. Delphin, gouverneur de Lyon et frère de saint Ennemond, avait été enterré à Saint-Nizier. Plus tard, le Chapitre de cette église prétendit posséder aussi le corps de l’évêque ; d’où réclamations des religieuses de Saint-Pierre. Une recherche juridique fut faite des corps des saints que renfermait Saint-Nizier : on ne trouva dans l’endroit où l’on disait que devait être saint Ennemond qu’un sépulcre ouvert dont le dessus avait été brisé et dont les caractères ne pouvaient plus se lire. Le P. Colonia a étudié ce fait avec soin et Pernetti le résume ainsi Saint Ennemond a été enterré à Saint-Pierre ; quelque abbesse de Saint-Pierre en a donné des reliques à l’église de Saint-Nizier pour être jointes au corps de son frère Delphin, dont on n’a jamais disputé la sépulture à Saint-Nizier ; ces reliques ont donné lieu de croire que saint Ennemond y avait aussi été enterré ; que cette dernière opinion avait été fortifiée par l’usage où l’on était d’enterrer les archevêques dans leur cathédrale, qui était alors Saint-Nizier, usage auquel il était tout simple qu’on eût dérogé pour saint Ennemond, qui avait fait tant de bien à l’abbaye de Saint-Pierre.
Avant de poursuivre notre récit, essayons de nous rendre compte de la vie intime du monastère. Les religieuses étaient habituellement au nombre de trente-deux, non compris l’abbesse. Elles devaient, avons-nous dit, faire preuve d’ancienne noblesse, quatre degrés du côté paternel et autant du côté maternel. Il y avait toujours un grand nombre de novices ; on en recevait à dix ans, à huit ans, même à quatre ans. Ces enfants prenaient provisoirement le voile et attendaient l’âge requis pour faire profession.
L’abbesse était une autorité souveraine et toute-puissante ; elle modifiait la règle à son gré, ajoutait ou retranchait à ses prescriptions et soumettait à sa volonté l’observation de la discipline. Elle possédait tous les droits curiaux, le vicaire de Saint-Saturnin était à sa nomination, et elle prélevait des rétributions sur chaque sépulture de la paroisse. Elle visitait chaque année les prieurés, et là elle était maîtresse absolue ; d’elle encore relevaient les décisions à prendre pour les restaurations ou les constructions d’immeubles ; elle veillait au matériel du couvent et avait la surintendance de la sacristie. Elle avait un sceau, celui de Rolinde a été conservé. Autour du nom on lit les deux mots Ave Maria, accompagnés d’une étoile et d’un croissant.
Quand une abbesse mourait, on lui faisait de pompeuses obsèques, suivant un cérémonial déterminé, et l’on ne tardait pas à procéder à l’élection d’une nouvelle abbesse. Toutes les prieures ou religieuses absentes de Saint-Pierre devaient se rendre au monastère. Le premier soin de la prieure claustrale était de nommer trois scrutatrices, choisies parmi les plus sages des religieuses, et, le jour fixé pour l’élection arrivé, on y procédait aussi solennellement que possible. L’archevêque, le Chapitre, le gouverneur, le Consulat étaient invités, et devant ces illustres personnages, on chantait la messe du Saint-Esprit et le Veni Creator. La prieure claustrale prononçait l’éloge de l’abbesse défunte, et les religieuses votaient par écrit, en présence du notaire apostolique. Après la proclamation du vote, on chantait le Te Deum, pendant que les religieuses prêtaient à l’élue le serment de fidélité. Dans le plus bref délai possible, on procédait à la bénédiction de la nouvelle abbesse, soit à Saint-Pierre, soit à la primatiale de Saint-Jean. Elle se présentait accompagnée de quatre custodes, tenant un cierge à la main, s’agenouillait devant l’évêque, qui lui faisait quelques-questions, et qui la bénissait. La cérémonie se terminait par le baiser de paix. L’élection de l’abbesse eut lieu en ces formes jusqu’au dix-septième siècle ; à partir de cette époque, le roi se réserva la nomination selon son bon plaisir.
L’abbesse avait ses officiers ; les principaux étaient au nombre de quatre : le prévôt ou secrétaire, l’écuyer ou gentilhomme d’honneur, le pontonnier et le sommelier ; le prévôt était chargé des affaires temporelles, le second accompagnait l’abbesse et remplissait les fonctions de maître des cérémonies, le troisième était chargé de percevoir les droits de péages établis sur le Rhône, le quatrième avait l’intendance des vins, des huiles et des comestibles.
Après l’abbesse, il y avait la grande prieure et la prieure claustrale ; celle-ci était chargée du chœur et de tout ce qui concernait le service spirituel.
Les exercices religieux consistaient en deux grand’messes chaque jour, les vêpres et des processions générales ou particulières. Mais beaucoup de religieuses ne se croyaient pas tenues d’assister à tous ces exercices.
Les prieurés qui relevaient de Saint-Pierre étaient au nombre de quatorze, dont quatre relevaient de la crosse abbatiale : Vénissieux, Dolomieu, Morancé et Mionnay. Les dix autres étaient ceux de Charpieux, Dessines-Arandon, Saint-Priest, Guérins, Cézérieux, Villebois, Izieux, Saint-Symphorien-en-Abron, Chambale et Vernas. Chaque prieure pouvait résider dans son prieuré à condition d’en donner une partie des revenus à Saint-Pierre.
Telle était, dans ses grandes lignes, la vie intime du monastère. Cette vie fut par moment assez vivement troublée. Un conflit important s’éleva entre le vicaire de Saint-Saturnin et l’abbaye. Les fonts baptismaux étaient d’abord à Saint-Saturnin, et par le force des choses, le public arriva à considérer cette église comme église paroissiale. Le vicaire de Saint-Saturnin chercha à conquérir son indépendance, et entreprit de faire considérer Saint-Pierre simplement comme chapelle abbatiale. Les religieuses, qui n’entendaient pas laisser diminuer leurs droits, soutinrent un procès qui dura longtemps, parce qu’il fut suspendu par des transactions en 1529, en 1584, en 1604, en 14635, jusqu’à l’arrêt définitif de 1699 qui fut prononcé en faveur des religieuses. Alors les fonts baptismaux furent transportés à Saint-Pierre, et tous les offices curiaux se firent dans cette église.
L’abbaye fut en proie à d’autres dissensions intestines, capable d’énerver encore plus toute discipline. Les prieures n’étaient pas inamovibles, mais elles prétendirent l’être ; de là des contestations, des révoltes contre l’abbesse, qui faillirent dégénérer en schisme. L’abbesse cependant eut gain de cause, et tout rentra dans l’ordre.
Mais ce qui fut une véritable révolution, ce fut la réforme dont
nous allons dire un mot. Le quinzième siècle est une lamentable époque pour l’histoire de l’abbaye. Qu’il me soit permis d’en épargner aux fidèles le lamentable récit ! Les chroniques nous ont laissé des détails navrants sur les libertés malheureuses des religieuses de Saint-Pierre. Bien des fois les archevêques de Lyon essayèrent de détruire le mal, et bien des fois ils n’y purent réussir. En 1511, François de Rohan, archevêque de Lyon, tenta un effort suprême en exigeant une réforme. Il proposa un nouveau règlement, et ce règlement portait que les religieuses Bénédictines de Saint-Pierre vivraient en commun et coucheraient dans un dortoir, qu’elles prendraient l’habit des Bénédictines réformées et se soumettraient à la clôture, qu’elles feraient maigre toute l’année et se lèveraient à minuit pour chanter les matines, qu’elles n’auraient pas de pécule, qu’elles porteraient des chemises de serge et auraient des draps de laine, qu’elles ne paraîtraient au parloir qu’avec une assistante et voilées, qu’on démolirait trois chapelles communiquant avec le dehors, et que l’abbesse renoncerait à faire porter sa croix devant elle par un aumônier. Ces prétentions parurent exorbitantes aux religieuses ; l’abbesse et les nonnains soutinrent qu’elles étaient exemptes de la juridiction de l’ordinaire, elles refusèrent d’obéir et se pourvurent auprès du Pape. Le Souverain Pontife nomma un commissaire pour connaître de ces différends. Celui-ci excommunia l’archevêque. Mais François de Rohan avait eu l’habileté, avant d’entreprendre cette campagne, de faire partager ses vues par le roi et par Anne de Bretagne. C’est pourquoi le roi et le parlement intervinrent, l’excommunication fut levée, et la réforme s’effectua bon gré mal gré. Je dis bon gré mal gré, parce qu’en vérité ce ne fut pas facile. En 1514, le Consulat reçut des lettres du roi, relatives à l’exécution des arrêts rendus au parlement pour la réformation de l’abbaye de Saint-Pierre ; ces ordres furent signifiés aux religieuses, mais les religieuses n’en tinrent pas compte, et la résistance continua. Alors Anne de Bretagne prit cette cause en main ; l’abbesse et plusieurs religieuses opposantes furent transféréesdans d’autres couvents, et l’on fit venir de Saint-Laurent, de Bourges, douze Bénédictines réformées et deux converses, qui furent installées en 1516. Des anciennes religieuses, il ne restait au monastère que deux sœurs professes et treize novices. On espérait que les exemples précédents leur serviraient de leçons. Il n’en fut rien ; toutes se refusèrent à prendre l’habit des Bénédictines réformées ; on fut encore obligé de les disperser en plusieurs communautés. L’abbesse Françoise d’Albon, ayant refusé de se soumettre, fut déposée et remplacée par une religieuse de la Réforme, Antoinette d’Armagnac. Cette abbesse montra une énergie peu commune dans ces difficiles circonstances, et mourut trois ans après. La réforme avait la victoire. L’ancienne abbesse, Françoise d’Albon, ainsi que quelques sœurs opposantes, firent leur soumission et rentrèrent à Saint-Pierre. Enfin on confia la direction du monastère aux religieux de Saint-Allyre, de la congrégation de Chazal-Benoît ; cette union dura jusqu’en 1635.
Ce fut à peu près à cette époque que le bruit se répandit en ville qu’un esprit hantait le couvent de Saint-Pierre. Soumise à de nouveaux règlements, l’abbaye avait conservé quelques-unes des religieuses qui en faisaient partie avant la réforme. De ce nombre était Antoinette de Groslée, qui avait connu une ancienne secrétaire de l’abbaye, Alix de Tézieux, morte dans un village des environs de Lyon, dans des conditions misérables. Or, une nuit, Antoinette fut réveillée par le bruit de ses rideaux s’ouvrant sous une main étrangère, et sentit un baiser. Elle se tut sur cette aventure. Quelques jours après, elle entendit du bruit autour d’elle, et sentit frapper de petits coups sous ses pieds. L’abbesse, avertie, somma l’esprit de signaler sa présence par un certain nombre de coups ; au même instant, on entendit le nombre de coups demandé. On ne pouvait plus douter de la présence de l’esprit malin, on dut procéder à l’exorcisme. Cette cérémonie eut lieu ; ici je trouve plusieurs dates, l’article de Lyon ancien et moderne sur l’abbaye donne le vendredi 22 février 1526, mais l’Annuaire de 1840 dit le 17 février, jour de la Septuagésime, 1527. L’esprit déclara être l’âme d’Alix de Tézieux et réclama le pardon de l’Église et des religieuses, pour être délivrée des trente-trois années de purgatoire auxquelles elle était condamnée. Ceux qui seraient curieux de plus de détails les trouveraient dans un procès-verbal qui fut rédigé par Adrien de Montalembert, aumônier de François Ier, qui le publia sous ce titre : La merveilleuse histoire de l’esprit qui depuis naguères s’est apparu au monastère des religieuses de Saint-Pierre de Lyon. Paris, 1528. — Le second volume de la Revue du Lyonnais en donne des extraits. — Pernetti, à ce sujet, dit : « Des critiques pourraient croire était une fraude pieuse imaginée pour que cette apparition épouvanter les religieuses et leur inspirer une conduite plus régulière. » — Henri-Corneille Agrippa traite de sornette le récit de Montalembert, et le qualifie d’imposteur et d’homme sans conscience. « Je n’ai garde, dit l’abbé d’Artigny, dans ses Mémoires de critique et de littérature, tome VII, d’en porter le même jugement ; c’est bien assez de penser qu’un zèle ardent, mais peu éclairé, a conduit la plume de Montalembert, dont il paraît que le but principal a été de fournir un préservatif contre les luthériens qui, déjà répandus en France, combattaient ouvertement la doctrine de L’Église sur le purgatoire. » — Quoi qu’il en soit, les religieuses, d’abord très effrayées, eurent dès lors un grand zèle pour les observances régulières.
Signalons encore un incident où l’abbaye montre quelle est la puissance de ses réclamations. À cette époque, les constructions du monastère ne s’étendaient ni jusqu’à la rue Saint-Pierre, ni jusqu’à la place des Terreaux. Sur la partie méridionale de cette place, le couvent était limité par la rue des Escloisons, ainsi nommée parce que le canal du Rhône à la Saône, passant par là, contenait des écluses ; elle prit plus tard le nom de rue Lafont, d’un échevin de la ville qui, en 1690, dans un moment de disette, rendit les plus grands services. Vers la rue Saint-Pierre étaient des jardins. La place de Saint-Pierre avait été longtemps un cimetière, et c’est dans ce cimetière que pour la première fois furent chantés les psaumes de Clément Marot ; ce cimetière fut converti en place, et sur cette place se tenait un marché, source de revenus pour le couvent. Le Consulat voulut transférer ce marché sur la place des Terreaux, mais il avait compté sans les religieuses, qui réclamèrent vivement le rétablissement du marché sur la place Saint-Pierre, et le Consulat céda.
En 1562, quand le baron des Adrets se rendit maître de la ville, il s’empara de l’abbaye, dont il fit son quartier général, en chassa toutes les religieuses, et ses bandes saccagèrent ou brûlèrent tous les titres, papiers, meubles, ornements, châsses, reliquaires d’argent et reliques précieuses. Ce qui fut sauvé de ce pillage de vandales le fut par une sœur converse, qui feignit d’aller cueillir des simples dans les jardins du monastère et qui trouva là et emporta des reliques dispersées et profanées ; elle les rendit plus tard à l’abbaye.
Car les religieuses et l’abbesse, parente d’un chef huguenot, parvinrent à s’enfuir et à se retirer à Morancé, un de leurs prieurés, près d’Anse. Au rétablissement de la paix, au commencement d’août 1563, elles revinrent à Saint-Pierre, mais elles n’y trouvèrent que des murs à moitié détruits. Le couvent fut relevé, il reprit bientôt son ancien éclat, et fut érigé en abbaye royale. À peine relevé, le monastère fut envahi par un autre fléau ; la peste, qui fut particulièrement rigoureuse à Saint-Pierre. Les religieuses furent obligées de se disperser, et l’abbesse se retira dans son prieuré de Morancé.
L’abbaye s’appelait, comme je l’ai dit, de Saint-Pierre-et-Saint-Saturnin. C’est qu’en effet, il y avait deux églises, celle de Saint-Pierre, qui était celle du Chapitre, et celle de Saint-Saturnin, où se faisaient les offices paroissiaux. Les calvinistes détruisirent complètement cette dernière, mais elle fut également relevée. L’abbesse était patronne et primitive de la cure ; les fonctions curiales se faisaient dans son église, et celle de Saint-Saturnin, qui était attenante, était seulement succursale.
En 1660, les dames de Saint-Pierre obtinrent des lettres de rescission contre la transaction passée entre elles et le Consulat, en 1555, pour la place où fut bâti l’hôtel de ville, qui devait, selon elles, rester vide ; elles demandaient qu’on le démolît. Pour les engager à se désister de leur plainte, on leur accorda la somme, exorbitante pour le temps, de vingt-quatre mille livres.
Nous voici arrivés aux temps les plus brillants de l’abbaye. Les religieuses reçoivent les plus grands personnages et leur donnent des galas. Mme d’Albert de Chaulnes, abbesse, voulut alors faire reconstruire le monastère. François de Royers de la Valfenière, gentilhomme d’Avignon et architecte du roi, donna les plans du monastère qui est aujourd’hui le palais Saint-Pierre. Les travaux ne commencèrent que plus tard, vers 1667, et non seulement de la Valfenière ne put voir l’achèvement du palais dont il avait conçu les dispositions, mais encore il n’assista pas aux travaux. Âgé de quatre-vingt-quatre ans lors de l’adoption du projet, il en délégua l’exécution à un membre de sa famille, qui, s’il n’est pas son fils, est certainement son neveu, noble Paul de Royers de la Valfenière, écuyer, qualifié architecte à Lyon. Le monastère fut achevé vers 1680, par Antoinette d’Albert de Chaulnes, sœur de l’abbesse qui l’avait commencé. En 1745, Mme Anne de Melun d’Épinay fit réparer l’église et bâtir à neuf le chœur à l’orient et derrière le maître autel.
Il ne reste rien aujourd’hui de l’ancien édifice construit du temps de Charlemagne. L’église actuelle de Saint-Pierre offre de beaux morceaux d’architecture : le porche avec ses élégantes colonnes, les voûtes avec des ravalements gracieux, les rétables du chœur et de la chapelle de la Sainte Vierge. Les quatre arcades, que l’on a ouvertes sur les côtés du maître autel, datent du commencement de ce siècle. Les Blanchet, qui ont décoré de leurs tableaux tant d’églises et tant de chapelles de Lyon, avaient enrichi cette église de deux belles toiles : la Trinité, de Blanchet jeune, et la Nativité, de Blanchet aîné ; le premier, dans la chapelle des Enfants du Plastre, le second, dans celle des Maistres Futeniers.
Enfin arriva la grande Révolution, qui chassa les religieuses de Saint-Pierre et les dispersa. Pendant les treize siècles de son existence, cette maison religieuse avait connu d’autres orages, mais, après la tempête, le calme était revenu, et elle reprenait sa vie d’autrefois. Il n’en fut pas de même à l’époque de la Révolution ; on vidait les monastères, sans espoir de meilleurs jours.
Cependant, il est curieux et intéressant de constater la prodigieuse vitalité des ordres monastiques, qui va permettre à une ancienne Bénédictine de l’abbaye de Saint-Pierre de rendre à l’Église de Lyon cet ordre béni. Mgr Lyonnet, dans sa Vie du cardinal Fesch, raconte ce fait d’une manière inexacte, mais il est rectifié par M. l’abbé Cattet, ancien vicaire général. Une de ces religieuses de Saint-Pierre fut Mme de Bavoz ; pendant les mauvais jours, elle se retira dans les montagnes du Forez, à Sainte-Agathe, où elle ne tarda pas à faire partie de ces pieuses communautés de filles que le zèle des missionnaires avait su grouper pour être les auxiliaires de leur ministère périlleux. Le cardinal Fesch eut la grande pensée de les agréger à la congrégation de Saint-Charles, qui, elle aussi, cherchait à se reconstituer. Saint-Jodard, Sainte-Agathe, Panissières et d’autres, étaient dans ce cas. Donc, Mme de Bavoz devint religieuse de Saint-Charles. En 1804, par les soins de M. Jauffret, vicaire général, l’ancien château du marquis de Pradines devint un pensionnat de demoiselles, sous la direction des sœurs de Saint-Charles, mais le château ne fut pas acheté alors, et Mme de Bavoz ne fut pas la première supérieure de cette nouvelle communauté, mais bien la Mère qui mourut plus tard supérieure générale. L’acquisition des bâtiments de Pradines n’eut lieu qu’en 1816, alors que le cardinal était en exil, et voici comment se fit la séparation entre Saint-Charles et Pradines.
En 1814, le cardinal Fesch voulut, pour consolider la congrégation, faire prononcer des vœux aux religieuses, et les religieuses n’y étaient pas disposées, à cause des incertitudes trop légitimes de avenir. Quand il voulut faire adopter cette mesure, Mme de Bavoz et huit ou dix autres furent seules de l’avis de Monseigneur. Ce petit troupeau fut envoyé à Pradines, mais les huit ou dix sœurs dont je viens de parler demandèrent à rentrer à Saint-Charles, et Mme de Bavoz resta seule. Elle fut autorisée à recevoir de nouveaux sujets, et la séparation étant imminente, l’ancienne Bénédictine fit préférer la règle de saint Benoît, avec des modifications. L’élaboration de la règle demanda du temps, puis de longs délais furent nécessaires pour l’approbation, de sorte qu’à proprement parler, malgré qu’en 1818 les vingt premières religieuses eussent prononcé leurs vœux solennels, il n’y eut de Bénédictines à Pradines qu’en 1830, époque où le Saint-Siège délivra le bref qui approuva la nouvelle règle sous le nom de Saint-Benoît, et un autre bref qui instituait Mme de Bavoz abbesse du nouveau monastère, sans néanmoins qu’elle puisse porter la crosse et les autres insignes de cette dignité. Le costume est noir, une robe traînante, relevée hors du chœur, un scapulaire, un voile d’étamine noire, une guimpe arrondie et un bandeau en toile blanche ; la coule monastique pour le chœur.
L’abbaye de Pradines ne tarda pas à étendre son action. Mme de Montjulin, elle aussi ancienne religieuse de Saint-Pierre de Lyon, essaya, en 1824, de faire revivre l’ordre de Saint-Benoît près de cette même ville d’où ses anciennes compagnes avaient été chassées jadis. Mme de Bavoz, pour hâter cette œuvre, envoya, en 1831, dix jeunes religieuses qui apportèrent à la communauté une vitalité nouvelle. C’est en bas du village de Cuire, au lieu de la Rochette, dans l’antique manoir qui, avant le dix-septième siècle, avait servi d’infirmerie aux moines de l’Île-Barbe, que le couvent fut fondé. Il est aujourd’hui en pleine prospérité.
Pradines a eu encore trois autres filles : Jouarre, au diocèse de Meaux, en 1837 ; Saint-Jean-d’Angély, au diocèse de La Rochelle, en 1839 ; et Chantelle-le-Château, au diocèse de Moulins, en 1853.
Revenons, pour terminer, à l’abbaye royale de Saint-Pierre, et en quelques mots voyons ce qu’elle est devenue. En 1793, la chapelle de Saint-Saturnin fut vendue et démolie, et l’église de Saint-Pierre devint une fabrique de salpêtre. Elle ne fut rendue au culte que dix ans plus tard, en 1803, et fut restaurée sur les dessins de M. de Gérando. Quant aux bâtiments de l’abbaye, on les réservait à une destination plus importante. Le 10 novembre 1795, un arrêté du représentant du peuple Poullain-Grandpré établit la Bourse dans le palais de Saint-Pierre. En 1799, il fut question d’éventrer l’édifice pour y percer une rue. M. Cochard fit des démarches actives pour empêcher cette profanation ; il finit par obtenir du premier consul un arrêté qui affectait le palais Saint-Pierre à des établissements d’instruction publique et de commerce. Un conservatoire des Arts fut établi en 1807 et supprimé en 1812. Alors M. Artaud fut nommé directeur du palais ; c’est lui qui fut le vrai créateur de nos musées, et surtout de celui des antiques. Ce fut sous son administration — je ne cite pas ce fait à sa louange — que, pour donner une nouvelle destination à la salle qui les contenait, fut vendue la collection des machines modèles, comprenant le métier de Jacquard et celui de M. de la Salle. C’est lui qui fit faire des fouilles dans l’ancien Jardin des Plantes, et qui réunit au musée toutes les richesses d’antiquités qu’on y voit aujourd’hui et qui autrefois étaient éparses dans la ville ou les environs.
Le palais de Saint-Pierre est grandiose et porte sur sa physionomie le grand air de Versailles ; il mérite une visite. Allez le voir, et à peine en aurez-vous franchi le seuil, que vous sentirez en vous un sentiment nouveau. Tout autour, sous le portique, se présentent des antiquités précieuses ; à l’intérieur de la cour, au-dessus des arcades, vous admirerez les métopes, belles copies grecques qui rappellent les plus beaux jours d’Athènes. Au fond de la cour, on vous montrera une vaste salle, sombre et simple, qui fut l’ancienne salle du Chapitre et qui devint plus tard la salle de là Bourse ; mais la déesse du jour a quitté ce coin trop modeste pour aller habiter un palais somptueux. Un immense musée de tableaux, où sont très nombreuses les toiles de premier ordre, où toutes les écoles sont représentées par des chefs-d’œuvre, où une part très honorable est faite aux peintres lyonnais ; des galeries de statues qui sont des merveilles, de vastes cabinets de médailles contenant des raretés précieuses, une grande bibliothèque des Arts, la Faculté des lettres, l’école de dessin, le cabinet d’histoire naturelle, occupent le monumental palais. Parcourez ces terrasses splendides, ces salles si riches, et avouez que Lyon a son Louvre, et que si les joyaux sont de première valeur, l’écrin qui les contient ne les dépare pas.
SOURCES :
Almanachs et Annuaires de Lyon, 1745, 1755, 1790, — 1833, 1834, 1836, 1839, 1840.
Patrologie latine, tome 71, page 536 ; tome 87, page 473 ; tome 88, page 1164.
Du Temps, Le Clergé de France.
Pernetti, Les Lyonnais dignes de mémoire vid., saint Ennemond et d’Albon.
Cochard, Description de Lyon.
Archives du Rhône, tome I, article de M. Guerre.
La Vie du cardinal Fesch, par Mgr Lyonnet.
La Vérité sur le cardinal Fesch, par M. l’abbé Cattet, ancien vicaire général.
L’abbé Condamin, Vie de saint Ennemond.
Monfalcon, Lyon monumental.