Les anciens couvents de Lyon/17. Cordeliers

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Emmanuel Vitte (p. 333--).

LES CORDELIERS



L’HISTOIRE du couvent des Cordeliers offre avec celle de la Commanderie de Malte un singulier contraste ; ces deux communautés remontent à des temps fort éloignés, et cependant quelle différence ! Les uns sont de brillants chevaliers, les autres sont d’humbles moines ; ceux-là ont des titres de noblesse, ceux-ci sont d’une origine plus vulgaire ; les richesses ici ne surprendraient pas, elles n’abondent pas cependant ; là, où l’on fait profession rigoureuse de pauvreté, les richesses s’accumulent ; et pendant que les premiers ont été à peine mêlés aux affaires de la ville, les seconds ont eu une telle destinée que faire leur histoire, c’est presque faire l’histoire de la cité lyonnaise. Nous allons assister à un vaste et brillant défilé ; papes et rois, seigneurs et vilains, s’y donneront rendez-vous, laissant entrevoir leurs vertus, leurs grandes qualités, et aussi parfois leurs négligences, leurs défauts ou leurs crimes. Mais avant de retracer l’histoire de notre couvent, remontons le cours des âges jusqu’au temps du fondateur des Frères-Mineurs, examinons-en la vie et dans un cadre étroit retraçons-en l’histoire.

Jean Bernardon, qui plus tard sera le patriarche d’une famille religieuse considérable et qui sera vénéré dans l’église sous le nom de saint François, naquit à Assise, dans l’Ombrie, en 1182. Fils d’un riche marchand, il sut bien jeune la langue française, d’où lui vint son surnom qu’il garda toujours. Sans être libertin, il aimait cependant les divertissements et les plaisirs ; doux, honnête, libéral, généreux, il possédait tout ce qui donne des succès dans le monde. Mais Dieu, qui le voulait à son service, lui envoya une maladie violente et en même temps de célestes inspirations. Revenu a la santé et éclairé d’en haut, François quitta son père irrité d’une telle résolution, et se retira dans une caverne, où il demeura pendant quarante jours dans le jeûne et dans les larmes ; puis il revint à Assise dans un équipage si différent de son premier état qu’on le regarda comme un fou. Là, il se consacra à la restauration des églises de Saint-Damien, de Saint-Pierre et de Notre-Dame-des-Anges. Le lieu où se trouvait cette dernière s’appelait la Portioncule, ainsi nommé parce qu’il faisait une petite partie (portiuncula) du bien que possédaient les Bénédictins du mont Soubaze. Ce lieu fut si agréable à saint François qu’il y fixa sa demeure et y jeta dans la suite les fondements de son ordre.

Il allait vêtu d’un habit d’ermite, serré par une ceinture de cuir, qu’il quitta deux ans après pour la remplacer par une corde. Il prêchait la pénitence, et quelques-uns de ses auditeurs s’attachèrent à lui. Le premier de ses disciples fut Bernard de Quintavalle, riche bourgeois d’Assise, qui vendit tous ses biens, les distribua aux pauvres et associa sa vie à celle de notre saint : c’était le 16 mai 1209, et c’est à ce temps-là qu’on rapporte l’origine de l’ordre des Mineurs. Le même jour en effet Pierre de Catane, chanoine d’Assise, imita Bernard de Quintavalle, et sept jours après Gilles d’Assise se joignait à eux. Les fondements étaient jetés, l’édifice allait grandir.

En 1210, saint François donna sa règle qu’approuva le pape Innocent III, et plus solennellement encore le concile de Latran, en 1215. La pauvreté y était ordonnée dans toute sa rigueur ; tout maniement d’argent, soit par soi-même, soit par une personne tierce, interdit ; une tunique avec un capuce, une corde y était sévèrement

pour ceinture et un caleçon, voilà le vêtement de chaque religieux. Comme demeure, il n’eut d’abord qu’une chaumière, plus tard il demanda une église aux Bénédictins du mont Soubaze, qui lui donnèrent Notre-Dame-des-Anges ou la Portioncule. Alors les disciples vinrent nombreux et de nombreux couvents furent fondés : aussi, au concile général qui fut convoqué en 1219, cinq mille religieux, députés de leurs frères restés dans les couvents, furent-ils rassemblés à Assise.

Désireux d’étendre le royaume de Dieu, saint François avait toujours ambitionné les missions en pays infidèles. Il partit un jour et alla jusqu’au sultan d’Égypte, mais sa parole n’eut aucun effet. Il inspira, il est vrai, à ce souverain une très grande estime, mais voyant qu’il ne pouvait rien gagner dans un tel milieu, il retourna en Italie. Deux ans avant sa mort, il fut honoré en son corps des stigmates sanglants de la passion du divin Maître, et dès lors sa vie fut languissante ; enfin le 4 octobre 1226, après avoir béni tous ses religieux, il s’endormit dans le Seigneur. Il n’était que diacre, et n’avait que quarante-quatre ans.

Tout l’ordre de saint François est divisé en plusieurs branches : les Observants, les Déchaussés, les Réformés, les Récollets, qui se disent de l’étroite observance, les Conventuels et les Capucins ; ils forment le premier ordre. Les Clarisses, les Urbanistes, les Capucines, sont des religieuses de la même famille et forment le second ordre. Le troisième ordre qui, dans la pensée de saint François, n’était destiné qu’aux séculiers, comprend des religieux et des religieuses, qui forment diverses congrégations. Le premier ordre, le seul qui nous occupe, était divisé en provinces, vicairies et custodies.

Mais ce n’est que successivement que ces fractionnements se produisirent. À la mort de saint François, tous les religieux du premier ordre étaient Frères Mineurs. Un siècle après la mort du saint patriarche, l’ordre fut divisé en deux grandes familles religieuses : les Frères Mineurs de l’observance et les Frères Mineurs conventuels ; les premiers avaient conservé la règle franciscaine dans toute sa pureté, les seconds avaient adopté certains adoucissements apportés à la rigueur primitive. Ces deux familles avaient un même chef ; mais, en 1517, elles firent deux corps différents ayant chacun son général. Celui des Conventuels fut appelé Maître général des Frères Mineurs conventuels, celui de l’Observance garda le titre de Ministre général de tout l’ordre des Frères Mineurs, avec l’usage exclusif de l’ancien sceau de l’ordre. Le couvent de Lyon, quand il s’est agi de choisir entre l’observance et le relâchement de la règle, entra sans hésiter, en 1505, dans l’Observance, dont il embrassa les règlements plus sévères.

Les Cordeliers étaient vêtus de gros drap qui, d’après la règle, devait être de couleur grise, mais qui, avec le temps, devint noir. Le chaperon était de la même couleur. Ils se ceignaient d’une corde nouée de trois nœuds, d’où vint leur nom ; ils étaient chaussés. À Lyon, ils avaient des sandales, et, l’administration des gardiens étant achevée, un registre général conservait le souvenir écrit de la sagesse ou de la prodigalité de leur gouvernement. Ils partageaient leur temps entre la prière, les œuvres de charité, l’office du chœur, le service de l’église, l’étude de la Sainte-Écriture, la prédication, les recherches théologiques.

L’ordre de Saint-François a produit une foule de personnages illustres, parmi lesquels il faut citer quatre souverains pontifes : Nicolas IV, Alexandre V, Sixte IV et Sixte V. Il a donné à l’Église une cinquantaine de cardinaux, parmi lesquels je ne cite que le grand Ximénès, un nombre considérable de patriarches, d’archevêques et d’évêques. Les savants ne lui ont pas manqué : Alexandre de Halès, maître de saint Bonaventure ; saint Bonaventure, le docteur séraphique, Duns Scot, le docteur subtil, l’érudit défenseur de l’Immaculée Conception. Enfin les saints canonisés forment sa grande et dernière gloire : après saint François et saint Bonaventure, voici saint Antoine de Padoue, saint Bernardin de Sienne, saint Jean Capistran, saint Pierre d’Alcantara, saint Louis, évêque de Toulouse, et une centaine d’autres, sans oublier les martyrs du Japon placés sur les autels parle vénéré Pie IX.

Telle est en abrégé l’histoire des Franciscains ; arrivons maintenant à notre couvent des Cordeliers, à Lyon.

saint bonaventure

Nous avons vu avec quelle rapidité l’ordre de Saint-François avait grandi dès ses commencements. En 1210, la règle est approuvée et, dès 1216, des fils du grand patriarche sont installés à Villefranche par Guichard IV, sire de Beaujeu ; Lyon ne pouvait tarder à leur ouvrir ses portes. Humbert de Grolée, sénéchal de Lyon en 1220, obtint deux religieux de Villefranche, leur donna l’hôtel qui portait son nom avec ses magnifiques dépendances, fit bâtir une partie de leur couvent, qui fut continué par son petit-fils, Jacques de Grolée, et par les libéralités des citoyens. Cet hôtel avait une étendue considérable ; du port du Rhône au nord jusqu’au port Charlet, on comptait cent quatre-vingts pas de longueur et cent quarante-cinq pas de largeur. Une petite église fut élevée près du port Charlet, une salle de chapitre, un réfectoire et un beau cloître ; les cellules étaient au-dessus de la salle du chapitre et du réfectoire. Ce qui restait de ce vaste emplacement fut approprié ce en un beau verger et spacieux jardins, le tout enfermé et fermé de longues et larges murailles. » Tel fut le premier couvent. C’est un commencement royal ; le seigneur de Grolée lui donne une portion de son immense fortune ; plus tard, Étienne Dorient lui cède la seigneurie de Francheville et d’Irigny, que les religieux posséderont jusqu’en 1501 ; les incertitudes de l’avenir sont conjurées.

C’est dans ce premier couvent qu’habita et mourut le cardinal saint Bonaventure. Bonaventure ! un des plus grands noms de l’histoire de l’Église, un des plus grands docteurs, le plus grand peut-être si saint Thomas d’Aquin n’avait pas été une colonne de la chrétienté, comme l’appela Grégoire X. Envoyé par ce pontife au second concile général de Lyon, convoqué pour la réunion des Grecs et des Latins, Bonaventure tomba malade à la fin de la quatrième session. Il reçut l’extrême-onction des mains du Souverain Pontife lui-même, et mourut le 14 juillet 1274. C’est dans cette première église qu’il fut inhumé en présence d’un pape, de cinq cents évêques, du roi d’Aragon, des ambassadeurs de France, d’Angleterre, de Sicile, des ambassadeurs grecs et tartares ; jamais homme n’eut de plus belles funérailles. La chambre où il mourut existe encore, quai de Retz, 57.

Mais la première église ne put longtemps suffire au concours des fidèles, il fallut songer à l’agrandir ou à la remplacer. Jacques de Grolée, petit-fils du sénéchal, eut à cœur de marcher sur les traces de son généreux aïeul, et se mit à la tête de l’entreprise. Il obtint à cet effet des sommes considérables de son seigneur naturel, Édouard, prince de Savoie, ce qui explique les armes que l’on voit aux clefs de voûte de la grande nef : les armes gironnées d’or et de gueules de huit pièces sont celles des Grolée ; la croix blanche forme les armes de Savoie. À quelques pas de la première église, que l’on conserva intacte, on jeta les fondements de l’église actuelle que l’on tourna au midi, contrairement aux usages. Commencée en 1325, elle était achevée en 1327, achevée du moins telle que la voulait Jacques de Grolée. Les murs extérieurs allaient jusqu’à la façade actuelle, mais un mur fermait l’église au septième arceau ; du septième arceau jusqu’à la façade actuelle, les murs extérieurs n’étaient que des murs d’attente qui ne devaient être employés que plus tard. La gloire de ce dernier travail était réservée au médecin de Louis XI, Simon de Pavie, en 1468, qui mourut quatre ans plus tard (1472), et qui fut inhumé dans la chapelle de l’Annonciation. Entre la grande porte et celle de la petite nef de droite et sur la paroi extérieure, on peut lire une inscription « à la louange et exaltation » de cet insigne bienfaiteur.

Ainsi prolongée, l’église des Cordeliers était vaste, et aujourd’hui, quoiqu’elle soit un peu nue, elle est très appréciée des connaisseurs. Elle fut d’abord dédiée à saint François d’Assise, mais à la canonisation de saint Bonaventure (1484), elle fut placée sous son patronage par le cardinal de Bourbon.

Les chapelles furent faites et ornées par des corporations de métiers, mais bientôt leur nombre fut insuffisant. Alors chaque pilier eut son autel, sa statue, sa bannière, sa confrérie ; au xviie siècle, il y avait trente chapelles ; celles des tourneurs sur bois dédiée à saint Claude, des bateliers à saint Nicolas, des peintres, sculpteurs, doreurs à saint Luc, des marchands à saint Hommebon, des cabaretiers à saint Antoine de Padoue, etc. Parmi les dévotions qui étaient en honneur à Saint-Bonaventure, j’en citerai deux : la dévotion à saint Antoine de Padoue, qui continue à être très florissante, et la dévotion à Notre-Dame de Délivrance, qui n’est plus et qu’on devrait faire revivre. Saint Antoine de Padoue eut une chapelle dès 1388, c’est la seule de l’église qui n’ait pas changé de nom. Il était invoqué pour qu’il daignât étendre sa protection sur celui qui le priait, et en particulier sur sa prospérité commerciale et financière. De là naquit un abus qu’on eut bien de la peine à détruire. Autrefois les loteries étaient en vogue, et bien des joueurs et bien des joueuses venaient vers le saint pour lui demander sa protection dans cette grande affaire. La manière employée pour attirer son assistance était au moins fort originale : on offrait un cierge à saint Antoine de Padoue et on le criblait de petites épingles ; dès lors le saint devait faire sortir les combinaisons rêvées. Notre-Dame de Délivrance était fêtée par les jeunes femmes et les jeunes mères qui venaient y consacrer les langes destinés à emmailloter l’enfant qu’elles attendaient ; la douce et pure vierge de Bethléem présidait à ces ineffables mystères de famille, et les huit jours qui précédaient Noël étaient solennellement fêtés.

Notre couvent des Cordeliers, sans parler de plusieurs congrégations générales de la province de Bourgogne, appelée plus tard province de Saint-Bonaventure, fut le lieu de réunion de cinq assemblées de l’ordre entier des Frères Mineurs : la première fut tenue par saint Bonaventure, en 1274 ; la seconde, en 1299, sous Jean de Muro ; la troisième, en 1328, dans laquelle fut élu Gérard Odon ; la quatrième, en 1518, sous Christophe Numaïus ; la cinquième, en 1531, sous le généralat de Guillaume Farinier, qui devint cardinal.

Il fut aussi plusieurs fois honoré de la visite des grands et des puissants de ce monde. C’est le prince d’Orléans qui, après vingt-cinq ans de captivité en Angleterre après la bataille d’Azincourt, vient, quand il est rendu à la liberté, remercier le fils de saint François qu’il a invoqué dans une maladie violente, aux jours de ses malheurs. Ce sont Louis XI et le bon René, comte de Provence et roi de Sicile ; de vieux auteurs et, en particulier, Du Haillan, disent : « René fit donation au Roi du comté de Provence ; le contrat en fut passé aux Cordeliers de Lyon. » Ce n’est pas exact, dit très bien le P. Colonia, car, à la mort de René, Charles d’Anjou, comte du Maine, son neveu, hérite de son oncle et ce n’est que cinq ans après qu’il lègue ses états au roi de France. Mais si le fait de la donation est une erreur, tout fait croire au contraire que les augustes personnages ont visité le couvent des Cordeliers.

Ce sont Charles VIII, qui, en 1495, partant pour l’Italie, traverse Lyon, et Anne de Bretagne, son épouse, qui l’accompagne ; tous deux viennent abaisser l’éclat du diadème au tombeau du grand saint. C’est Henri III, qui vient aux Cordeliers recevoir le serment des pénitents du Confalon et se fait pénitent lui-même. Ce sont Henri IV et le maréchal de Biron, qui se promènent dans le cloître de Saint-Bonaventure. Là se passe une scène qui a été bien rendue par Reverchon, un de nos peintres lyonnais. L’orgueilleux maréchal, blessé d’un refus de son ami et de son roi, s’était laissé aller, avec la Savoie et l’Espagne, à des intrigues criminelles contre son souverain. Le complot fut découvert à Lyon, et le maréchal, qui aimait Henri IV, fit l’aveu de son crime et protesta de son inaltérable fidélité. « Bien, maréchal, lui dit le roi, ne te souvienne de Bourg, ne me souviendrai du passé. » Deux ans après, le pauvre maréchal, oublieux de ses promesses et doublement félon, avait la tête tranchée dans la cour de la Bastille.

C’est, en 1658, Anne d’Autriche, la mère de Louis XIV, qui deux fois vient au couvent des Cordeliers. C’est Marie-Thérèse d’Autriche, c’est la princesse Marie-Anne de Wurtemberg, ce sont le prince et la princesse de Modène, ce sont des prélats, des maréchaux, des seigneurs. Les Cordeliers sont en faveur parmi le peuple et chez les grands.

Nous allons voir maintenant se dérouler des faits historiques d’un autre genre. Le premier à signaler, c’est la fameuse Rebeyne de 1529. À cette époque, la misère était grande et le pain même manquait. Et voici que François Ier ordonna d’achever les fortifications de la Croix-Rousse. Pour subvenir à cette dépense, il fallut songer à un impôt. Imposer le blé, dans l’état de détresse où l’on se trouvait, parut impopulaire ; on établit un léger impôt sur le vin. Grand émoi dans la cité ; les taverniers excitent à la révolte, et des placards, signés Le pauvre, sont affichés partout et convoquent les citoyens sur la place des Cordeliers. Le 25 avril, on brise les portes du couvent et l’on se met à sonner un effroyable tocsin ; tout le populaire est en mouvement, il saccage et pille les maisons prochaines, desquelles fut celle de Symphorien Champier, qui n’échappa à la mort que par une fuite précipitée.

Puisque ce nom de Champier vient sous ma plume, pourquoi ne pas faire connaître le personnage qui le portait ? Aussi bien ce ne sera pas quitter Saint-Bonaventure, dont il fut un des bienfaiteurs, et cette rapide esquisse ne sera peut-être pas inutile pour mieux comprendre la Rebeyne.

Médecin distingué, conseiller de la ville, écrivain presque universel, pacificateur des différends du peuple, Symphorien Champier fut à son heure un des hommes les plus considérables de Lyon, et malgré tout il fut vite oublié. À son endroit, ses biographes ont exagéré la louange et la censure ; il ne mérite ni l’une ni l’autre.

Né à Saint-Symphorien-le-Château, vers 1472, il fit ses études à Paris et à Montpellier, puis revint à Lyon où il professa la médecine. Comme il avait une dose de vanité peu commune, il a soin de nous apprendre les faits les plus remarquables de sa vie. Il fut conseiller de ville en 1520, 1521 et 1538. Mais auparavant Antoine, duc de Lorraine, l’avait fait son premier médecin ; c’est en cette qualité qu’il assista, en Italie, à la bataille d’Agnadel, au couronnement de François Ier (1515), et à la bataille de Marignan, après laquelle il fut armé chevalier aux éperons d’or, eques auratus. Il revint à Lyon, épousa Marguerite du Terrail, cousine germaine de Bayart et nièce de l’abbé d’Ainay. Cette belle alliance ne fit qu’accroître la vanité de Champier qui prétendit dès lors être de la parenté des Campegge d’Italie. L’université de Pavie se l’associa, et comme on connaissait son goût pour la louange, on ne la ménagea pas. En 1520, il fut mêlé aux affaires publiques de la cité et il eut l’honneur et la gloire d’apaiser un vieux différend qui existait entre, les magistrats, les bourgeois et le peuple. Un autre de ses titres au souvenir de la postérité, c’est qu’il a le plus contribué à l’établissement du collège de la Trinité, dont nous parlerons à propos des Jésuites.

Avec un caractère comme celui de Champier, on peut avoir quelques flatteurs, mais on a sûrement beaucoup de rivaux et d’ennemis. Il excitait les sarcasmes, et lorsque dans la fortune on est en butte aux sarcasmes, on aura à subir des fureurs aux jours des revers. Il l’éprouva cruellement, quand sa maison, située en face de la porte principale de l’église des Cordeliers, fut saccagée par le peuple. Il mourut dix ans plus tard, et-fut inhumé dans l’église des Cordeliers ; mais Clerjon se trompe quand il dit qu’on y voit son épitaphe ; il a pris pour telle une inscription qui redit les bienfaits de Simon de Pavie.

La Rebeyne se termina par le supplice des principaux émeutiers, mais la misère du peuple ne fit que s’accroître, et, en 1531, la ville de Lyon était la victime d’une horrible famine. Non seulement les habitants de la cité manquaient de blé, mais les étrangers venaient et par terre et par eau, dans un état si désolant que c’étaient, dit Paradin, « pures anatomies vivantes ». Mais, dans cette détresse, la charité réunit tous les cœurs ; plusieurs fois des conseillers de ville s’assemblèrent aux Cordeliers et établirent des commissaires pour recueillir et répartir les souscriptions versées entre leurs mains. Prêtres, réguliers, laïques, tous y concoururent. Les pauvres étrangers furent abrités sous des cabanes construites à cet effet dans le pré d’Ainay ; les pauvres de Lyon eurent des asiles ouverts dans sept quartiers différents. Ces préparatifs rapidement terminés, on annonça à son de trompe que tous les pauvres eussent à se rendre au couvent de Saint-Bonaventure le lendemain matin, 19 mai 1531. Il s’y trouva de sept à huit mille personnes à qui on distribua les provisions préparées à l’avance, et une contremarque qui assignait à chacun tel ou tel quartier. Jusqu’au 9 juillet, c’est-à-dire pendant cinquante-deux jours, cinq mille cinquante-six personnes furent ainsi nourries. À ce moment, la diminution du prix du blé et la moisson prochaine permirent à tous de revenir à leurs anciennes habitudes.

Mais de cette famine naquit une œuvre puissante, où se révèle plus encore la charité lyonnaise. Le 18 janvier suivant, les comptes de la famine furent soumis aux autorités assemblées aux Cordeliers. Il y avait un reliquat de recettes de trois cent quatre-vingt-seize livres tournois, environ deux mille cinq cents francs[1]. C’est sur ce fonds, sur ce rien qu’opéra l’industrieuse charité de nos pères. Un des commissaires de l’aumône, Jean Broquin, proposa d’élever, au moyen de dons volontaires, un établissement qui pût subvenir à l’indigence des pauvres. On s’ajourna au dimanche suivant, et le rendez-vous fut encore le couvent de Saint-Bonaventure. Le plan de Broquin fut adopté, et l’Aumône générale, ou l’hôpital général de la Charité, fut fondée. Le cardinal de Marquemont, et après lui tous nos archevêques, Mgr d’Halincourt, gouverneur, tous les notables de la Cité, se feront un devoir d’y cacher leurs bienfaits, et dans la suite, comme aujourd’hui, un des plus beaux titres de gloire d’un citoyen sera d’avoir été recteur ou administrateur de l’Aumône générale.

Quelques années plus tard (1562), Lyon est pris par des bandes de protestants, à la tête desquels se trouve le farouche baron des Adrets. Pendant qu’ils s’emparent de Saint-Nizier et de l’hôtel de ville, le couvent des Cordeliers est mis au pillage. Les religieux avaient eu le temps d’enterrer le corps et le chef de saint Bonaventure, d’enlever l’or et les pierres précieuses des châsses des saints, de faire disparaître les calices et les ciboires d’or et d’argent, puis ils s’étaient dispersés. Le gardien, le P. Gaïette, était resté cependant pour tenir tête à l’orage. Quel terrible temps ! Le mur de la chapelle de Saint-Nicolas est renversé par les hérétiques, afin de faire passer leur artillerie par le travers de l’église ; les autels sont renversés, les statues brisées, les tableaux déchirés ; puis on se met en chasse pour trouver les reliques, on bêche tous les coins, on sonde tous les murs. Les recherches eurent du succès : les protestants trouvèrent des reliques, entre autres le corps de saint Bonaventure, qu’ils brûlèrent sur la place des Cordeliers et dont ils jetèrent les cendres au Rhône. Le P. Gaïette fut saisi, et avec lui un officier appelé Béguin, et, sous prétexte de les conduire à la prison de Roanne, de l’autre côté de la Saône, on les emmena ; on les assassina sur le milieu du pont et leurs corps furent jetés à la rivière. Lorsqu’en 1564, les protestants furent obligés de rentrer sous l’autorité royale, les Cordeliers revinrent à leur couvent. Leur premier soin fut, non pas de constater les dégâts de la guerre et de l’incendie, mais de chercher les châsses qu’ils avaient enfouies. Qu’on juge de leur bonheur ! S’ils n’avaient plus le corps, du moins ils retrouvèrent le chef de saint Bonaventure, et une procession solennelle promena dans les rues de la cité cette insigne relique si particulièrement sauvée.

Mais ces iniquités amenèrent d’autres iniquités : au sac de la ville par le baron des Adrets succéda, dix ans plus tard (1572), la Saint-Barthélémy. Il faut soigneusement dégager la religion catholique de ces lâchetés sanglantes ; la politique osa couvrir de ce voile ses atroces vengeances, mais la religion ne se venge pas, et sa cause est séparée de celle des politiques qui voulaient s’en faire un rempart. À cette époque, Messire de Mandelot était gouverneur de Lyon. Pendant cette abominable boucherie, qu’on appela les Vêpres lyonnaises, quelle fut la conduite du gouverneur ? Il fut très probablement un caractère modéré, mais il a été, ainsi que nous l’avons vu, très diversement jugé. Les portes de la ville furent soudain fermées et l’on surprit une foule de protestants ; pour les soustraire aux fureurs du peuple, Mandelot les fit enfermer dans les prisons. Sur ces entrefaites arriva de Paris un courrier royal assurant à Mandelot que la volonté du roi était que tous les hérétiques fussent exécutés sur-le-champ. Mandelot hésitait, mais le courrier royal ayant communiqué les ordres de Paris à la foule, la populace vociférait dans la rue. Mandelot intimidé laissa faire, et aussitôt on courut au meurtre et au pillage. Cette tuerie commença aux Cordeliers, où l’on avait enfermé une partie des protestants ; de là on alla aux Célestins, où l’on massacra tous les hérétiques qu’on y gardait. Les assassins se dirigèrent ensuite vers le palais archiépiscopal, où étaient renfermés trois cents des plus notables protestants, et on les égorgea sans pitié. Après le massacre, « en signe de joie, fut faicte une grande escoppeterie en la place des Cordeliers. » Redisons-le, ni le clergé ni les religieux ne donnèrent les mains à ces horreurs ; tout le secret, toute la honte de cette conduite doit remonter jusqu’à Charles IX, et surtout jusqu’à sa mère Catherine de Médicis.

Après la famine, la guerre et les massacres, la peste apparut à son tour. Plusieurs fois elle ravagea notre ville, mais c’est en 1581-82, et surtout en 1628, que ce fléau fit les plus nombreuses victimes. Les religieux Cordeliers, dans ces jours néfastes, montrèrent un zèle admirable, et plusieurs périrent victimes de leur dévouement ; en ce temps-là les moines étaient donc encore bons à quelque chose.

Sur la place des Cordeliers, qui fut d’abord le cimetière des religieux, et qui fut, en 1557, cédé aux échevins moyennant une rente annuelle de cent livres, s’élevait une croix. Au pied de cette croix, deux fois pendant la peste, vint s’agenouiller le chapitre de Saint-Nizier. En 1748, une fort belle croix de pierre remplaça l’ancienne qui tombait de vétusté. En 1765, une grande colonne cannelée remplaça la croix et, en 1768, on plaçait au sommet une colossale statue d’Uranie, due à Clément Jayet ; le doigt de la déesse indiquait la méridienne de Lyon. Dans le soubassement de la colonne, on pratiqua une fontaine qui alimentait le quartier. Autrefois cette place était le rendez-vous des marchands de volailles et des rouliers ; aujourd’hui c’est un des endroits les plus riches et les plus coquets de la ville.

L’existence des Cordeliers fut assez paisible après la dernière de ces dates terribles (1628), c’est un siècle et demi dévie tranquille ; mais la fin du dix-huitième siècle allait changer la face des choses. En 1789, Louis XVI convoquait les États généraux, mais avant les solennelles assises de Paris, des assemblées provinciales furent tenues par le clergé, la noblesse et le peuple. À Lyon, les trois ordres se réunirent aux Cordeliers : le clergé au Confalon, la noblesse au Concert, grande et belle maison qui bornait la place des Cordeliers au levant et qui n’a disparu que depuis une quarantaine d’années, le tiers-état dans l’église, où se tinrent aussi les assemblées générales. Le 14 mars, pour ne signaler qu’un fait en passant, un jeune noble se lève, et, au nom de la noblesse, fait abandon de tous ses privilèges ; le clergé imite cet exemple, et alors se passe une scène d’enthousiasme qui ne sera qu’imitée dans la fameuse nuit du 4 août à l’Assemblée constituante. Les cahiers des états sont rédigés, et à bien des points de vue ils sont remarquables.

Mais voici la Terreur. Lorsqu’on eut aboli les vœux monastiques, il y avait aux Cordeliers dix-huit religieux ; quatorze partirent à l’étranger dans d’autres maisons de leur ordre, quatre restèrent en quittant l’habit de Saint-François ; mais, en 1791, tous durent abandonner leur antique demeure. Après cinq cent soixante-neuf ans d’existence, la vie monastique au couvent de Saint-Bonaventure n’était plus. En 1793, l’église fut dévastée ; trois ans plus tard le couvent est vendu à un sieur Villette, et l’on ouvre des rues à travers le cloître et les jardins ; les noms des rues Pavie, Champier, Meyssonnier, peintre, dont plusieurs toiles ornaient l’église Saint-Bonaventure, Confalon, Cordeliers, rediront seuls les antiques souvenirs. L’église devient successivement une école d’équitation, une ménagerie de passage, un grenier à foin, une remise de voitures, une halle au blé.

Après la Révolution, les religieux restèrent, on le sait, sous le coup de l’anathème gouvernemental. Le couvent de Saint-Bonaventure ne put être reconstitué, mais l’église devint, en 1803, succursale de Saint-Nizier ; ce n’est qu’en 1807 cependant qu’elle fut rendue au culte, après bien des difficultés avec l’administration de la Légion d’honneur, à qui avait été affecté cet immeuble. En 1827, on prend sur l’église pour construire la cure actuelle, ce qui était regrettable au point de vue de l’art[2]. En 1831 et en 1834, des troubles populaires ont encore lieu, et les Cordeliers sont le quartier général de l’insurrection ; on tira même des coups de fusil dans l’église. Enfin, en 1874, la ville de Lyon s’ébranle pour assister à des solennités nouvelles, au sixième centenaire de la mort de saint Bonaventure : les évêques sont convoqués, ils viennent, ils prêchent, des congrégations officient, l’église semble revenue à ses beaux jours.

Deux religieux des Cordeliers, sous le titre d’évêque de Damas, furent suffragants de Lyon : le docteur Jean Bouthéon, sous le cardinal de Ferrare, Hippolyte d’Esté, et le docteur Jean Henrici, surnommé le fléau de l’hérésie, sous les cardinaux de Tournon et d’Albon. Signalons aussi un Cordelier, chassé par la Révolution et rentré ensuite dans le diocèse, le P. Cantin. Il fut d’abord curé des Olmes, et ensuite curé de Ronno, où il mourut, en 1821, vénéré comme un saint. N’oublions pas enfin Mgr Pavy, qui, après avoir été vicaire à Saint-Bonaventure et professeur à la faculté de théologie de Lyon, devint évêque d’Alger. Il a écrit une monographie des Grands Cordeliers, à laquelle, sauf quelques erreurs de détail, nous avons beaucoup emprunté.

Aujourd’hui, l’église de Saint-Bonaventure est une des églises les plus fréquentées de la ville, grâce à la dévotion à saint Antoine de Padoue, qui y est très prospère. C’est par milliers que les cierges brûlent chaque jour dans la chapelle du saint, les ex-voto s’y entassent, et les prêtres peuvent à peine suffire à dire les messes d’actions de grâces pour les faveurs obtenues.

SOURCES :

Le P. Hélyot, Dictionnaire des ordres monastiques.

L’abbé Maillaguet, Miroir des ordres religieux.

Les Almanachs de Lyon.

Lyon ancien et moderne, I, Kauffmann.

Mazade d’Aveize, Promenades à travers Lyon.

Guillon, Éloge de Lyon.

Cochard, Description de Lyon.

Archives municipales.

L’abbé Pavy, Les grands Cordeliers.

Revue du Lyonnais, mars 1839.

Masures de l’Île-Barbe, par Le Laboureur, I, 151.

Archives du Rhône, art. Aumône générale, t. X, page 7.




  1. Potton, Lyon ancien et moderne, dit 296 livres, 2 sous, 7 deniers.
    L’Almanach de Lyon, (1789) dit 396 livrés, 2 sous, 7 deniers ; celui de 1755, 360 livres.
  2. Au point de vue de l’art aussi, on ne pouvait que gémir en voyant toutes ces échoppes qui entouraient l’église. Mais, d’autre part, il ne fallait pas trop s’étonner d’y trouver l’étrange collection de savetiers qu’on y rencontrait ; le fait nous indique la force des traditions locales. Jadis les savetiers de la ville de Lyon avaient, de temps immémorial, la liberté d’étaler leurs marchandises sur le pont de Saône et dans les rues voisines. Mais, en 1603, ils durent se retirer sur la place des Cordeliers, avec défense d’étaler et de vendre ailleurs. La transformation de ce quartier a fait disparaître tous ces inconvénients.