Les anciens couvents de Lyon/35.2. Antiquaille

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Emmanuel Vitte (p. 592-605).

L’ANTIQUAILLE



NOUS avons vu quelle rapide extension avait pris l’ordre de la Visitation. Bientôt, à Lyon, le monastère de Sainte-Marie de Bellecour fut insuffisant, il fallut songer à fonder une nouvelle maison dans notre ville. La mère de Blonay avait été plusieurs fois dans la nécessité de refuser des sujets d’un mérite fort distingué, elle reconnaissait le besoin de cette fondation nouvelle, mais, pour y pourvoir, elle n’avait aucune ressource. Or, voici que deux nobles demoiselles, les demoiselles de Saint-André de Fléchères, voulurent se faire religieuses de la Visitation, et leur père donna trente mille livres pour la fondation nouvelle. Le 28 décembre 1627, quelques religieuses, sous la direction de la mère de Quérard, sortaient du monastère de Sainte-Marie de Bellecour pour se rendre dans une pauvre maison du quartier du Gourguillon, où fut fondé le second monastère de la Visitation de Lyon, le trentième de l’ordre. Une religieuse de cette maison nouvelle, sœur Jeanne-Marie Boton, nous a laissé une relation de cette fondation, à laquelle nous allons faire de nombreux larcins.

Une cruelle épreuve ne tarda pas à tomber sur le nouveau monastère : la peste, la terrible peste de 1628, sévit à Lyon et s’exerça d’une manière bien étrange. Elle fit, nous l’avons vu déjà, de nombreuses victimes dans le quartier des Terreaux et sur la moitié de la colline de Saint-Sébastien, elle ravagea la colline de Fourvière, où la salubrité n’était pas douteuse, pendant qu’elle était inconnue à Bellecour, quartier moins sain et plus humide. Le second monastère fut terriblement éprouvé : quoique, sur l’ordre des supérieurs, on en eût impitoyablement fermé les portes, la peste y pénétra : la première victime fut la sœur Marie-Aimée de Bullioud, d’une des premières familles de la ville ; un charbon lui vint sur l’épaule, on se trompa sur la nature de ce mal inconnu, elle mourut. La seconde fut l’assistante Marguerite-Jacqueline de l’Estang ; le mal se fixa sous le menton, sa tête fut d’abord pénétrée comme d’une horrible migraine, et pendant quelques heures sa raison se perdit. Jusqu’alors les religieuses purent chaque jour entendre la sainte messe et communier ; grâce à ces divins secours, leur courage ne fut pas trop ébranlé, mais bientôt les prêtres ne purent plus entrer dans le monastère. Les Jésuites du grand collège firent alors pour cette maison des prodiges de dévouement, soit pour l’administration des sacrements, soit pour l’achat des provisions et des fournitures dont les religieuses avaient besoin.

La mère de Blonay, de son côté, ne pouvait oublier, dans ces circonstances douloureuses, les religieuses du second monastère, qu’elle avait bien le droit de considérer comme ses enfants. Elle fit venir au monastère de Bellecour les religieuses du Gourguillon qui n’avaient pas été atteintes par le fléau, et envoya trois de ses filles dans la maison que l’on quittait pour y soigner celles qui étaient malades. Les premières, au nombre de dix-sept, s’installèrent à Bellecour, et cette colonie nouvelle n’apporta aucun trouble dans l’exercice de la vie religieuse ; des règlements très sages furent faits, et l’esprit de religion et de charité présida à cet arrangement nouveau. Les secondes furent soignées avec la plus douce charité, et lorsqu’une de ces malades venait à mourir, on couvrait d’un voile noir une fenêtre qui pouvait être vue du monastère de Bellecour, la colonie qui y avait asile faisait alors sonner le glas et disait les offices. La première qui mourut, après la séparation, fut l’assistante, Mme  de l’Estang ; la sœur Jeanne Vrillon la servait, elle tomba malade aussitôt après la mort de l’assistante. Elle fut à son tour servie par la sœur Marie-Marthe Normet, qui à son tour tomba malade et mourut. Cette dernière fut suivie dans la tombe par la soeur Marie-Louise de Bourcelet, native d’Avignon ; trois autres religieuses suivirent cette dernière. En résumé, onze religieuses furent atteintes du terrible fléau, et sept moururent. Parmi les quatre sœurs atteintes du fléau et sauvées de la mort se trouvait sœur Anne-Marie Pillet, sur laquelle je lis, dans le manuscrit inédit de la fondation de ce monastère, ce singulier détail : « Le frère apoticaire du grand collège luy coupa la peste avec un rasoir. » J’y vois aussi le nom de soeur Louise-CatherineCrochère, veuve de M. Mathieu, conseiller et grand historiographe de France ; elle était petite-nièce du pape Sixte-Quint. Il n’est pas besoin d’ajouter que des supplications ardentes et multipliées montaient vers le Seigneur pour obtenir la cessation du fléau, mais il est à remarquer que la contagion cessa après un vœu fait par la communauté de jeûner tous les samedis pendant un an, sans diminuer les autres pénitences. Enfin, après quatre mois d’absence, les religieuses qui avaient reçu le charitable asile de leurs sœurs de Bellecour purent rentrer dans leur maison du Gourguillon. La peste avait duré près de cinq mois et avait fait quatre-vingt-six mille victimes.

Après cette épreuve, les vocations furent plus nombreuses, et la maison du Gourguillon devint insuffisante, il fallut songer à chercher une maison plus vaste ; c’est alors que Mathieu de Sève, père de deux religieuses de ce second monastère, acheta la maison de l’Antiquaille dont elles prirent possession le 3 avril 1630.

L’Antiquaille ! arrêtons-nous un instant et recueillons nos souvenirs. L’Antiquaille, avions-nous cru jusqu’ici, c’est comme Ainay, un endroit historique. M. Steyert n’est pas de cet avis. Tout à l’heure je résumerai sa pensée sur ce sujet, auparavant je redis ce qu’ont écrit sur l’Antiquaille les anciens auteurs. D’après eux l’Antiquaille, c’est la splendeur romaine et le christianisme naissant, ce sont les palais et les cachots, les bourreaux et les victimes. C’est là qu’habitèrent Auguste, Drusus et Tibère ; c’est là que Caligula passa plusieurs années dans les débauches ; c’est là que naquirent Claude, qui donna plus tard à sa patrie le rang de colonie romaine ; Caracalla, qui fut gouverneur des Gaules avant d’être l’empereur fou et cruel que l’on sait ; Germanicus, qui fut l’espoir de l’empire, mais qui fut trop tôt enlevé par la mort.

Mais tous ces souvenirs s’effacent devant des souvenirs plus augustes. C’est là le berceau du christianisme dans les Gaules. C’est là que saint Pothin, le premier évêque de Lyon, subit le martyre à l’âge de 90 ans ; on y voit son cachot et son tombeau. C’est là que sainte Blandine fut pendue par les cheveux et flagellée, on y voit encore l’anneau auquel elle fut suspendue et la colonne où elle fut attachée. C’est là que vinrent recevoir la couronne du martyre les grands de la société gallo-romaine qui peuplait alors Lyon : Attale de Pergame, citoyen romain, grave, riche, considéré ; Alexandre, médecin renommé ; Alcibiade, citoyen romain ; Vettius Epagathus, qui était peut-être l’homme le plus considérable de son pays.

Plus tard, ce palais des empereurs fut la résidence des préfets du prétoire, qui furent chargés de l’administration des possessions romaines. Là naquirent encore Sidoine Apollinaire, qui fut un des grands évêques du cinquième siècle, et l’illustre Papianilla, de laquelle, dit-on, sont descendus les rois de France de la deuxième et de la troisième race. De bons auteurs y font naître aussi saint Ambroise, l’illustre évêque de Milan.

De cette époque jusqu’au neuvième siècle, l’histoire se tait sur ce palais des empereurs et des préfets du prétoire. Dans les siècles suivants, refuge du vaincu ou conquête du vainqueur, il passe des rois de Bourgogne aux ducs de Savoie ou à de nobles familles restées inconnues. Mais vers l’an 1500, Pierre Sala fit élever en cet endroit une maison somptueuse, dans laquelle il réunit les monuments de l’antiquité, que les fouilles faites dans ce quartier firent trouver en abondance. Cette destination lui fit donner le nom de Domus Antiquaria ; c’est Symphorien Champier qui l’appelle ainsi, et Rubys dit de même : ce On n’y sçaurait si peu remuer la terre, qu’on n’y trouve quelque marque de l’antiquité qui a esté l’occasion pour laquelle le lieu a esté depuis nomé l’Antiquaille. » Des autels renversés, des colonnes brisées, des salles de bain, des mosaïques y ont été trouvées, et aujourd’hui encore les vestiges y abondent.

Pour n’avoir pas à y revenir, disons tout de suite que les nombreuses antiquités romaines attiraient beaucoup de visiteurs ; lorsque les religieuses de la Visitation furent installées, deux fois la reine mère, Anne d’Autriche, et une fois Louis XIV montèrent au monastère de l’Antiquaille pour les visiter, et Sa Majesté fit même recueillir plusieurs inscriptions romaines, ce Mais, dit ingénument le manuscrit qui nous guide, de toutes les antiquités romaines nous ne nous sommes réservé que les nécessaires, et nous avons enfoui dans la terre toutes les autres, parce qu’elles nous attiraient la visite de toutes les personnes de considération qui passaient par cette ville. »

Après Pierre Sala, l’Antiquaille devint la propriété de Symphorien Buatier, vicaire général du cardinal de Tournon, et après lui appartint longtemps aux Buatier, avec le titre de seigneurs de Montjoly. C’est de ces Buatier que Mathieu de Sève acheta l’Antiquaille. Alors les murs crénelés, les tourelles, les donjons relevés par Pierre Sala, et qu’on trouve reproduits sur d’anciennes gravures, tombèrent pour faire place au principal corps de bâtiment que l’on voit aujourd’hui.

Quand le monastère fut installé à l’Antiquaille, il ne tarda pas à être en pleine prospérité ; une foule de jeunes filles des meilleures familles furent confiées comme pensionnaires à la sage direction de la mère de Quérard, et un grand nombre de belles âmes vinrent frapper à la porte de la sainte maison, pour entrer dans l’asile des épouses de Dieu. Aussi, lorsque la mère de Chantal vint visiter l’Antiquaille, n’eut-elle que des louanges à adresser à toutes. Elle y trouva quatre-vingt-dix religieuses, par suite de circonstances que nous allons rapporter.

En 1632, la multiplication des maisons de la Visitation étant dans sa force, les messieurs de Villefranche demandèrent des religieuses à la mère, de Blonay, supérieure de la maison de Bellecour, pour les établir en leur ville. N’ayant pas de sujets disponibles, la mère de Blonay engagea la mère de Quérard à accepter cette fondation ; ce qu’elle fit, avec Mme  de la Girarde pour supérieure. Cette fondation de Villefranche fut la seule faite par le monastère de l’Antiquaille, aussi existait-il entre la fille et la mère une tendre affection. Mais en 1636, la terreur régnait en Bourgogne, et les dangers de la guerre menaçaient d’envahir le Lyonnais. Les religieuses de Villefranche, au nombre de vingt-six, se réfugièrent à l’Antiquaille, où elles restèrent quinze mois.

l’antiquaille

C’est à peu près vers cette époque (1638) que furent bâtis l’église, le chœur, le cloître et les offices, et un peu plus tard le bâtiment. L’église fut consacrée le Ier octobre 1639 par Mgr Cohon, évêque de Nîmes, de l’autorité du cardinal de Richelieu. Elle fut consacrée à Notre-Dame et aux saints martyrs lyonnais. L’autel de la chapelle de Saint-Joseph fut aussi consacré, et les indulgences accoutumées furent accordées. En 1662, le grand autel, qui avait été élargi, fut consacré par Mgr Camille de Neuville. L’année suivante, M. Mathieu fit bâtir la chapelle de Saint-François-de-Sales, en considération de sa mère et de sa sœur, toutes deux religieuses dans ce monastère ; ses armes sont à la voûte, devant la chapelle, elles portent les deux clefs de saint Pierre, parce qu’il est de la famille de Sixte-Quint.

Cette communauté eut l’heureuse fortune d’être constamment dirigée par des supérieures d’un grand mérite. Parmi elles il faut signaler Suzanne-Marie de Riants de Villerey, septième supérieure de l’Antiquaille, morte en 1724, après avoir gouverné trente ans ce monastère. C’est à elle que sont dus ces trois pavillons carrés de l’Antiquaille, liés entre eux par des constructions inégales, et dont l’ensemble, quoique dépourvu de symétrie, couronne assez bien la colline.

Ce sont les religieuses de la Visitation de l’Antiquaille qui persuadées qu’elles habitaient le palais des empereurs et qu’elles possédaient le cachot des premiers martyrs lyonnais, remirent en honneur la dévotion à saint Pothin, premier évêque et premier martyr de Lyon.

On sait pour quelles raisons saint Polycarpe, évêque de Smyrne, dont saint Pothin fut le disciple, tourna ses regards du côté des Gaules. L’Asie-Mineure, Smyrne surtout, avec son port magnifique, se livrait au commerce, et un grand nombre de négociants asiatiques avaient des rapports fréquents avec les rivages méridionaux des Gaules. Lorsque la colonie de Munatius Plancus se fut transformée en une magnifique cité aux patriciennes villas, aux résidences césariennes, les négociants asiatiques remontèrent le Rhône, s’installèrent à Lugdunum, et établirent leurs comptoirs sur les bords de la Saône. Les ambassadeurs de l’Évangile devaient donc trouver là, avec des peuples nouveaux à convertir, des compatriotes, une langue et des usages connus. Saint Pothin et quelques autres prêtres furent destinés à cette mission lointaine.

On sait aussi quelle fut la conduite des empereurs romains à l’égard des disciples de la religion nouvelle. L’an 177 de notre ère, la première persécution s’éleva contre les chrétiens. Saint Pothin fut saisi et mené devant le préteur, où, sur une réponse digne et courageuse, il fut lapidé et ensuite ramené à son cachot ; il y expira deux jours après. Il eut des compagnons dans la captivité, dans les supplices et dans la mort, et bien que la lettre des chrétiens de Lyon aux chrétiens d’Asie n’en nomme que quarante-huit, il n’est guère douteux qu’il y en eut un plus grand nombre. Après la mort de ces martyrs, les païens firent brûler leurs corps et jetèrent les cendres dans le Rhône. Mais les saints martyrs apparurent aux fidèles et leur dirent d’aller recueillir leurs cendres que le fleuve avait rejetées sur les bords, ce Ils y aperçurent une lumière si brillante et si agréable qu’ils connurent clairement, à sa faveur, que c’étaient ces pieuses cendres qui la produisaient. » Ils les recueillirent dans des urnes, qui plus tard, lorsque la paix fut rendue à l’Église, furent portées en triomphe dans l’église de Saint-Nizier. La fête de saint Pothin commença dès lors à se célébrer, et les miracles que l’on obtenait par l’intercession de ce premier martyr et pontife de notre cité étaient si étonnants et si communs qu’on appelait cette fête : la fête des miracles ou des merveilles.

Dans l’origine, cette fête, très solennelle et très populaire, était purement religieuse ; plus tard elle dégénéra et devint une occasion non seulement de dissipation et de légèreté, mais aussi de débauche et de libertinage : occasio luxurioepietas deputatur (Tert.). Chaque année le clergé, suivi du peuple, s’embarquait sur la Saône, au quartier de Pierre-Scise, dans des bateaux ornés de feuillages et de draperies, et descendait là rivière en chantant les litanies des saints. Arrivé vers le pont de Pierre, le cortège passait sous la seconde arche, du côté de Saint-Nizier, la plus large et la plus navigable, et du haut de laquelle on précipitait un bœuf vivant. Aussitôt mille barques se mettaient à la poursuite du pauvre animal ; on le saisissait et il était amené vers le port du Temple. Là, on le tuait, on l’écorchait, on le dépeçait, pour le distribuer au peuple. Le nom de la rue Écorche-Bœuf, qui fut longtemps celui de la rue Port-du-Temple actuelle, rappelait ce souvenir. Mais, avec le temps, cette fête dégénéra en véritables saturnales, et l’Église, alarmée de ces excès, n’hésita pas à interdire ces sortes de fêtes ; la fête de saint Pothin par là même tomba dans l’oubli. Mais quand les religieuses de la Visitation vinrent habiter l’Antiquaille, elles entourèrent de vénération le cachot et les voûtes sacrées où avaient expiré les martyrs ; elles inspirèrent, par leur dévotion même, la dévotion des ecclésiastiques et des séculiers, et plusieurs faits miraculeux vinrent enfin confirmer ces heureux commencements. La fête de saint Pothin fut de nouveau célébrée, le 2 juin de chaque année, et de ce moment son culte n’a fait que grandir. Jadis il y avait une chapelle et une maison de retraite pour les prêtres placés sous son patronage ; aujourd’hui une grande paroisse de Lyon et un hospice portent son nom, le diocèse tout entier célèbre sa fête avec un filial amour. Ce renouveau fut l’œuvre des religieuses de la Visitation de l’Antiquaille.

Êtes-vous allé à Rome à la prison Mamertine, près du Forum latin et des palais impériaux ? N’avez-vous pas été profondément émus en pensant que saint Pierre et saint Paul y ont été prisonniers ? J’ose dire qu’à Lyon, près de l’ancien Forum et du palais des empereurs, nous avons, nous aussi, notre prison Mamertine, où fut enfermé et mourut notre premier évêque. Montez, pieux pèlerins, visiter le cachot vénéré, et, si vous analysez vos impressions, dites si elles ne ressemblent pas à celles que vous avez éprouvées dans la capitale du monde. Voici, le caveau bas et étroit, voici la colonne qui s’élève au milieu et où furent attachés et flagellés les martyrs, voici les noms héroïques de ces fiers combattants, cara Lugduno nomina, voici l’étroit cachot où fut étouffé saint Pothin. Il fait bon aller là pour prier et relever son courage ; là, on a un certain orgueil à répéter les paroles de nos livres saints : Filii Sanctorum sumus, nous sommes les enfants des saints ; là, on se sent de leur race.

Cette histoire abrégée du passé de l’Antiquaille constitue les traditions avec lesquelles nous avons été bercés, avec lesquelles nous avons grandi ; nous les respections, nous les aimions. Si nous avons eu tort, l’avenir le dira sans doute. En attendant, M. Steyert, dans son récent ouvrage, les nie impitoyablement. D’après lui, là ne fut jamais le palais des empereurs, là ne fut jamais le cachot des premiers martyrs lyonnais. Qu’on me permette de citer quelques passages de son livre :

« À l’extrémité de la montée, dans une position superbe, apparaissait une troisième villa demeurée célèbre à divers titres. C’est celle dont l’emplacement est occupé actuellement par l’hospice de l’Antiquaille. À l’époque romaine, elle appartenait à un opulent personnage nommé Julien, du moins si l’on s’en rapporte à une inscription que l’on y a trouvé de nos jours. »

prison de saint pothin

Après le témoignage certain de la sœur Boton, consigné dans son manuscrit et cité plus haut, disant : « De toutes les antiquités romaines, nous ne nous sommes réservé que les nécessaires, et nous avons enfoui dans la terre toutes les autres, » quelle autorité peut bien avoir la découverte récente de l’inscription de Julien ?

« Il y a moins de deux siècles, par suite d’indications erronées ou bizarres, on imagina d’y voir le palais des empereurs. »

Naturellement on se demande quelles sont ces indications erronées ou bizarres ? L’auteur nous les donne plus loin :

Pierre Sala avait, à l’Antiquaille, rassemblé tout ce qu’il avait pu trouver d’ancien à Lyon. Louis XIV vint un jour visiter cette curieuse collection. Il était accompagné par l’abbé Le Camus qui se piquait d’être épigraphiste. Il lut les épitaphes de particuliers qui s’appelaient Justin, Trajan, etc., et en fit des épitaphes d’empereurs, ce De là naquit l’idée que l’Antiquaille avait été le palais des empereurs, et que Claude y était né. Les Visitandines l’adoptèrent. Le P. Ménestrier, qui le premier signala cette opinion jusqu’alors inconnue, n’y croyait guère. Il plaçait ce palais de l’autre côté de la place, au nord, là où se voit un grand mur de soutènement romain. Il chercha à concilier la nouvelle opinion en disant que ce palais s’étendait depuis Fourvière jusque sur l’emplacement de l’Antiquaille. Les Visitandines, qui croyaient que les prisons romaines se trouvaient dans les palais des princes, comme au moyen âge elles se trouvaient dans les châteaux féodaux, firent d’une cave vulgaire le cachot de nos martyrs lyonnais. »

L’histoire de l’abbé Le Camus est piquante, et nous fait sourire. Mais le P. Ménestrier a dû lire, lui aussi, ces inscriptions, et il est bien étrange qu’il n’ait pas reconnu la fausseté des interprétations données et qu’il ait conclu au contraire à l’extension du palais des empereurs jusque-là. Il n’y croyait guère, dit-on. Mais guère, c’est un peu, et un peu de la part du P. Ménestrier, c’est beaucoup pour nous. Le Père de Colonia, Jacob Spon parlent également du palais des empereurs sur l’emplacement de l’Antiquaille. Ce sont de graves autorités. Si ces écrivains se sont trompés, il faut, pour les contredire, des preuves de toute évidence.

Ces preuves, M. Steyert les donne, et dans son esprit elles sont péremptoires : Le Forum était entouré de certains monuments publics, le prétoire, la prison, le palais, etc. Or, le Forum était à Fourvière, donc la prison devait être dans ce voisinage immédiat. Et il ajoute, avec une certaine réserve cependant : « Une certaine crypte ronde (crypta rotunda) dont il est question dans un acte de 1192 concernant Fourvière, pourrait bien avoir été ce cachot. »

On m’accordera que ce conditionnel est loin de constituer une preuve. Mais ce qui précède est plus grave : les forums romains étaient en effet assez généralement édifiés sur le même plan. Mais est-il bien sûr qu’il n’y eût jamais de variante ? Est-ce que cette uniformité était absolue et ne supportait point d’exception ? Une réponse quelconque me semblerait téméraire. Et s’il est possible, d’après le P. Ménestrier, que le palais des empereurs se soit étendu jusqu’à l’Antiquaille, il est possible aussi que la prison ait été dans ce voisinage.

Donc jusqu’ici rien de bien concluant touchant le cachot de saint Pothin. Tant qu’on n’aura pas sûrement trouvé cette vénérable prison, les fidèles iront porter leurs hommages et leurs prières dans le lieu actuel où la tradition nous dit que furent enfermés les premiers martyrs. Et que M. Steyert le sache bien, il n’y a rien là de dangereux pour la foi. Nous savons que le cachot de saint Pothin fut sur la colline de Fourvière ; si, ce qui n’est pas prouvé, ce que nous considérons comme le vrai cachot n’est pas la vraie prison des premiers martyrs, nous savons cependant que nous sommes dans son voisinage, dans un endroit conformé de telle façon qu’il fait penser au vrai cachot de saint Pothin : c’est suffisant à notre foi. En Terre Sainte, ces à-peu-près sont fréquents.

Enfin, il est, sur ce sujet, dans le livre de M. Steyert, une page, la page 411, que par charité pour lui je m’abstiens de citer ici. Elle contient des expressions que doit absolument s’interdire tout écrivain qui se respecte, « opinion extravagante », « mensonge audacieux », « écriteau subrepticement placé », « allégation grossièrement fausse » ; ce n’est plus du bon langage. M. Steyert sait aussi bien que personne qu’il n’y a ni audace ni mensonge dans le fait de désigner la cave de l’Antiquaille comme le vrai cachot de saint Pothin. Ceux qui ont commencé par l’affirmer l’ont fait sur des témoignages qu’ils ont cru sérieux ; si d’aventure ils se sont trompés ou ont été trompés, à coup sûr ils ne sont pas des trompeurs, et en de telles conditions, c’est manquer aux lois les plus élémentaires du respect qu’on doit à autrui que d’accuser de mensonge et d’audace. Quant aux adjurations de M. Steyert à l’autorité ecclésiastique pour qu’elle réprime les manifestations d’un zèle qu’il appelle indiscret, qu’il veuille bien croire que l’autorité ecclésiastique sera la première à lui dire : Merci, le jour où il nous dira : Le cachot de saint Pothin, il est là. — En attendant, il n’y a rien d’indiscret à aller prier les martyrs là où nous croyons qu’ils furent enfermés.

Nous voici arrivés aux jours de la Révolution ; le monastère de l’Antiquaille comptait alors cinquante-deux religieuses. On voulut élargir celles qu’on affectait d’appeler des victimes cloîtrées, mais, une seule exceptée, et encore avait-elle cinquante-sept ans, toutes furent unanimes à repousser cette liberté hypocrite qu’elles ne demandaient pas. La loi de 1792 supprima le monastère de l’Antiquaille, qui devint propriété nationale et ne tarda pas à être vendu. Il passa d’abord aux mains du sieur Picot, au profit duquel fut tranchée l’adjudication, le 22 pluviôse an II ; ensuite aux mains de MM. Détours, Mey et Noilly, qui en restèrent propriétaires jusqu’en 1807, bien que la ville en fût locataire depuis quatre ans. Dès 1802, en effet, M. Najac, préfet du Rhône, voulant faire cesser les désordres qui s’étaient introduits dans le dépôt de Bicêtre, à la Quarantaine, confia ce dépôt à une administration de citoyens recommandables, et le transféra, en 1803, à l’Antiquaille. En 1804, un décret concédait le bâtiment de Bicêtre à la ville de Lyon pour en employer le prix à l’acquisition du local de l’Antiquaille ; le maire de Lyon fut autorisé à l’acquérir moyennant la somme de 76.500 fr., acquisition qui eut lieu en 1807. L’ancien monastère de la Visitation devint alors le triste refuge des plus navrantes misères ; des malheureux privés de leur raison, ou atteints de maladies honteuses, des mendiants, des femmes de mauvaise vie y vinrent chercher un asile. Aujourd’hui cette universalité de services n’existe plus ; le dépôt de mendicité a été transféré à Albigny ; une maison d’aliénés a été construite au village de Bron ; on a réuni à l’Antiquaille l’ancien couvent des Chazottes ; les services y sont admirablement organisés, et cet établissement, pour l’avenir duquel l’exiguïté des ressources fit trembler longtemps, est arrivé, grâce aux efforts et au dévouement de tous, à un rare degré de prospérité.

Encore un pieux souvenir, et je termine. Le 1er mars 1804, on fit la réouverture et la bénédiction de la chapelle profanée. Un an après cette bénédiction, le souverain Pontife Pie VII, descendant de Fourvière, qu’il venait de rendre au culte et d’enrichir d’indulgences, voulut s’arrêter à l’hospice de l’Antiquaille. Une foule immense se pressait autour de lui, essayant de toucher ses vêtements et de baiser la trace de ses pas ; c’était le 19 avril 1805. Le président de l’administration reçut Sa Sainteté sur la place et l’y complimenta. Pie VII entra ensuite dans la chapelle, bénit les fidèles qui y étaient assemblés, reçut la bénédiction du Saint Sacrement donnée par le cardinal Fesch, descendit au saint cachot et y pria, bénit les malades, les pauvres, les assistants, encouragea et préconisa la dévotion pratiquée en l’honneur de saint Pothin et se retira au milieu des acclamations. Une inscription lapidaire a conservé ce cher et illustre souvenir :

ad memoriam æternam
Sous le jubilé du 18e siècle, le 19 avril 1805, le Pape Pie VII est venu donner sa bénédiction dans cette église dédiée à saint Pothin, martyr, premier évêque de Lyon.
— MDCCCV.—

Après la Révolution, sous le premier empire, en 1809, quelques anciennes religieuses de la Visitation se réunirent de nouveau, habitèrent d’abord les Lazaristes jusqu’en 1838 ou 39, ensuite allèrent à la Croix-Rousse, et rétablirent le monastère de leur ordre vers la rue qui s’appelle aujourd’hui rue de Nuits, et qui naguère encore s’appelait rue de la Visitation. Mais les troubles civils qui plusieurs fois éclatèrent sur ce mont Aventin de notre ville les décidèrent à changer de résidence. De cet ancien couvent de la Croix-Rousse, vendu d’abord, puis démoli, il ne reste rien aujourd’hui. En 1856, les religieuses de la Visitation allèrent s’établir à Saint-Just, le long des remparts, en haut de la montée du Télégraphe. C’est là qu’elles vivent en paix, loin du bruit du monde, et sous la protection voisine de Notre-Dame de Fourvière.