Les anciens couvents de Lyon/35. Visitation

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Emmanuel Vitte (p. 575-612).

LA VISITATION



L’ORDRE de la Visitation, qui avait à Lyon trois couvents, rappelle deux grands noms de l’histoire ecclésiastique : saint François de Sales et sainte Jeanne-Françoise de Chantal.

Saint François de Sales naquit au château de ce nom, dans le diocèse de Genève, le 21 août 1567, d’un père et d’une mère appartenant à l’une des plus anciennes et des plus illustres maisons de Savoie. Il fit ses premières études au collège d’Annecy, puis il alla à Paris se mettre sous la savante direction de Génébrard et de Maldonat ; de là il passa en Italie, à la célèbre université de Padoue, pour y apprendre la jurisprudence sous le docte Pancirole. Dans ces diverses écoles, le jeune François de Sales eut de brillants succès ; mais, sans se laisser éblouir par les applaudissements du monde, il se livra avec ferveur à la science des saints. Revenu en Savoie, il fut reçu avocat au barreau de Chambéry, et ses parents songeaient à l’engager dans le mariage. Mais, résolu à embrasser l’état ecclésiastique, il s’en ouvrit à ses parents qui ne lui firent aucune opposition, et il fut pourvu de la dignité de prévôt de l’église cathédrale de Genève. Quand il fut prêtre, il fut envoyé par son évêque, Mgr Claude de Granier, dans le Chablais, où les hérésies de Zwingle et de Calvin s’étaient introduites, et où il devait les combattre. Il s’acquitta de cette mission avec un tel zèle et un succès si merveilleux que la bulle de sa canonisation porte qu’il convertit soixante-douze mille hérétiques.

Au retour de cette mission, il fut nommé à la coadjutorerie de Genève. En vain essaya-t-il de refuser cette dignité, il fut contraint de l’accepter par l’autorité du souverain Pontife, Clément VIII, qui lui ordonna d’obéir. Son évêque ne tarda pas à mourir, et l’évêque de Nicopolis devint l’évêque-prince de Genève. Son premier soin fut d’établir en quelques lieux de nouvelles communautés ; il fit venir les Feuillants dans l’abbaye de l’Abondance et les Barnabites dans les collèges d’Annecy et de Thonon ; il institua une congrégation d’ermites sur la montagne des Voirons, dans le Chablais, sous le titre de la Visitation de Notre-Dame, afin de rétablir l’ancienne dévotion de ce lieu dédié à la sainte Vierge ; enfin, en 1610, il donna à l’Église une nouvelle congrégation d’épouses de Jésus-Christ, l’ordre de la Visitation.

Cette création ne fut pas improvisée. Il peut se faire qu’à un moment donné certaines œuvres de Dieu, répondant à un besoin du moment, naissent pour ainsi dire toutes faites. Elles font du bien, mais nées pour venir en aide aux besoins d’un moment ou d’une époque, quand ces besoins disparaissent, elles disparaissent aussi, ou si elles vivent, elles vivent sans sève et sans vigueur. Mais quand il veut que ces œuvres durent, il semble y mettre plus de temps, et, comme pour les arbres vigoureux et forts qui doivent vivre plusieurs siècles, il les enracine profondément.

Dès 1604, disent les historiens de saint François de Sales, notre saint eut une vision dans laquelle Dieu lui fit connaître qu’il établirait un nouvel ordre de religieuses devant édifier l’Église par ses vertus ; il lui donna même la vision précise et nette des principales personnes qui devaient le seconder dans ce dessein. Et voici qu’en prêchant à Dijon, il remarqua dans son auditoire une personne qui ressemblait exactement à une personne de sa vision ; c’était la baronne de Chantal, sœur de son intime ami l’archevêque de Bourges. De ce moment naquit une de ces amitiés saintes qui réjouissent le cœur de Dieu et qui édifient les anges.

Après avoir éprouvé pendant six ans la vertu de cette admirable femme, et en particulier sa soumission à la volonté de Dieu, le saint évêque finit par lui confesser ses projets. Dès lors l’établissement de l’ordre à Annecy fut résolu, et Mlle  de Bréchart, d’une bonne maison du Nivernais, Mlle  Favre, fille du premier président de Savoie, et Anne-Jacqueline Coste, sœur tourière, furent les premières compagnes de sainte Chantal. Le 6 juin 1610 fut le jour mémorable où commença cet ordre naissant. Bientôt de nouvelles novices se présentèrent : Mlle  Roget, qui mourut bientôt, « la première de mes filles, disait saint François de Sales, qui est allée voir au ciel ce que Dieu prépare aux autres » ; Mlle  de Châtel, âme ardente qui renonça au monde qu’elle éblouissait, et qui devait laisser dans l’ordre un si profond souvenir d’innocence et de générosité ; Mlle  Milletot, fille d’un conseiller au parlement de Bourgogne ; Mlle  Fichet de Folligny, qui avait été baptisée par saint François de Sales et presque élevée par lui ; Mlle  Thiolier, de Chambéry ; Mlle  de la Roche, fille d’un gouverneur d’Annecy, d’humeur légère et rieuse, grande amie de Mlle  Favre, dont elle se moquait un peu, mais qu’elle suivit plus tard avec générosité et ferveur ; enfin Mlle  de Blonay, que le saint évêque de Genève appelait ce la crème de la Visitation. »

L’ordre de la Visitation n’eut pas d’abord la forme qu’il eut un peu plus tard, ce qui faisait dire gaiement à saint François de Sales : « Je ne sais pas pourquoi on m’appelle fondateur d’ordre, car je n’ai pas fait ce que je voulais, et j’ai fait ce que je ne voulais pas. » La congrégation naissante de la Visitation reçut ce nom parce qu’on se proposa d’abord, pour honorer le mystère de la Visitation de la sainte Vierge, de visiter à domicile les pauvres et les malades. Nous verrons plus loin par quelles raisons cette idée première fut abandonnée pour ne laisser aux filles de saint François de Sales que le soin de faire la cueillette des vertus intérieures dans le parterre du divin Époux. Se proposant de rendre accessible à tous les âges et à tous les tempéraments la vie religieuse, impossible à un grand nombre de belles âmes à cause du régime austère des communautés alors existantes, l’évêque de Genève dressa ses constitutions dans cet esprit. Rien n’y paraît austère : faire bien toutes choses, même les plus petites, en s’unissant à Dieu ; ne s’empresser pour rien et ne point perdre sa paix intérieure ; employer de bon coeur toutes les occasions de s’humilier ; supporter et excuser le prochain avec grande douceur ; ne rien demander, ne rien refuser, ne désirer rien que le pur amour de Notre-Seigneur ; telles sont quelques-unes des maximes du saint fondateur.

Le costume consiste en une robe de laine noire faite en forme de sac, assez ample cependant pour faire quelques plis, et ayant des manches longues jusqu’à l’extrémité des doigts, et assez larges pour recevoir les bras lorsqu’ils sont croisés. Le voile est d’étamine noire et tombe en arrière un peu plus bas que la ceinture, le bandeau du front est aussi de couleur noire, la guimpe est blanche et sans pli ; une croix d’argent brille sur ce sévère vêtement. La nuit, les religieuses ont un petit voile noir et une guimpe.

Le 10 juin 1611, saint François de Sales écrivait à sainte Chantal : ce Bonjour, ma très chère Mère, Dieu m’a donné cette nuit la pensée que notre maison de la Visitation, est, par sa grâce, assez noble et assez considérable pour avoir ses armes, son blason, sa devise et son cri d’armes. J’ai donc pensé, ma chère Mère, si vous en êtes d’accord, qu’il nous faut prendre pour armes un cœur percé de deux flèches, enfermé dans une couronne d’épines ; ce pauvre cœur servant dans l’enclavure à une croix qui le surmontera et sera gravé des sacrés noms de Jésus et de Marie. Ma fille, je vous dirai, à notre première entrevue, mille petites pensées qui me sont venues à ce sujet ; car vraiment notre petite congrégation est un ouvrage du cœur de Jésus et de Marie ; le Sauveur mourant nous a enfantés par l’ouverture de son sacré cœur. » Digitus Dei est hic, oui le doigt de Dieu est là ; cette lettre fait aussitôt penser à ce qui, soixante-dix ans plus tard, doit se passer dans un couvent de la Visitation, à Paray-le-Monial, en suite des révélations faites par le divin Maître à la bienheureuse Marguerite-Marie Alacoque.

visitandine

La réputation des filles de la Visitation ne tarda pas à se répandre, et plusieurs villes réclamaient à saint François de Sales la présence de ses enfants. La ville de Lyon fut la première, comme nous le verrons bientôt, qui eut l’honneur d’en posséder, et cette seconde création eut une influence considérable sur l’ordre naissant. Après Lyon, Moulins, Grenoble, Bourges, Nevers, Orléans et bien d’autres cités, désireuses d’abriter les douces filles de l’évêque de Genève, les appelèrent dans leurs murs. Saint François de Sales mourant verra treize monastères fondés, et sainte Jeanne de Chantal, qui lui survivra d’une vingtaine d’années, en verra quatre-vingt-sept.

La mort du saint prélat arriva en décembre 1622. Ayant reçu l’ordre du duc de Savoie de se rendre à Avignon, où ce prince voulait rejoindre le roi Louis XIII qui revenait vainqueur des Huguenots, il partit d’Annecy déjà indisposé, séjourna huit jours à Avignon et vint à Lyon, où il prêcha encore plusieurs fois. Le 27 décembre, il se disposait à regagner la Savoie, quand il eut soudain une défaillance suivie d’une attaque d’apoplexie, dont il mourut le lendemain, il avait cinquante-six ans. Il fut canonisé, en 1665, par le pape Alexandre VII. Son corps, avec grande solennité et nombreuses marques d’honneur, fut transporté à Annecy, et son cœur resta au couvent de Lyon. Nous verrons ce que devint ce cœur vénéré aux jours mauvais de la Révolution.

Cette notice sur l’ordre de la Visitation serait trop incomplète si nous ne mettions davantage en lumière la figure douce et forte de sainte Chantal, la coopératrice si active, si dévouée, si remarquable de saint François de Sales. Jeanne-Françoise Frémiot naquit en 1572, de Bénigne Frémiot, second président au parlement de de Dijon, et de Marguerite Barbesy ; elle eut pour frère André Frémiot, qui devint archevêque de Bourges, et qui fut un des prélats les plus savants de son temps. Elle perdit sa mère quand elle n’avait que dix-huit mois, mais elle fut cependant élevée avec grand soin, et sa piété, dès sa jeunesse, fut remarquable. Quand elle fut en âge d’être mariée, elle épousa Christophe de Rabutin, baron de Chantal, gentilhomme de la Chambre du Roi, et mestre de camp d’un régiment d’infanterie. Ce mariage fut heureux, dura neuf ans et la rendit plusieurs fois mère ; mais elle fut veuve à vingt-huit ans par suite d’un accident de chasse qui tua M. le baron de Chantai. Dès lors la jeune veuve ne s’occupa plus que de ses enfants et des soins de son progrès spirituel. Son désir d’être à Dieu grandissait tous les jours ; c’est le moment où Dieu va mettre saint François de Sales sur son chemin, en envoyant le saint prélat prêcher, en 1604, le carême à Dijon. Ces deux grandes âmes se comprirent.

Il serait difficile de suivre la mère de Chantai dans ses pérégrinations nombreuses, entreprises pour la fondation de nouveaux monastères. À sa mort, l’ordre comptait quatre-vingt-sept maisons ; aujourd’hui, malgré des révolutions qui en ont supprimé un grand nombre, il en compte encore environ cent trente. Outre la prière et le travail personnel de chaque membre à sa propre perfection, l’éducation des filles est un des buts de cet institut, et la Visitation a sous ce rapport, en tous temps et en tous lieux, obtenu de grands succès. Il y a eu dans cet ordre beaucoup de personnes distinguées, je ne cite que Marguerite-Marie Alacoque, cette bienheureuse qui fut choisie de Dieu pour fonder la dévotion au Sacré Cœur de Jésus, et Marie-Félix des Ursins, duchesse de Montmorency, qui, après la mort tragique de son mari, enterré au monastère de la Visitation de Moulins, où elle lui fit un magnifique tombeau que l’on voit encore, se fit religieuse dans ce même couvent, dont elle devint supérieure.

Il y a dans cet ordre des religieuses de trois sortes, des choristes, des associées et des domestiques. Les choristes sont destinées à chanter l’office au chœur. Les associées, aussi bien que les domestiques, ne sont pas obligées à l’office, mais seulement à un certain nombre de Pater et d’Ave. Les choristes et les associées sont seules capables de remplir toutes les charges du monastère, excepté que les associées ne peuvent être élues assistantes, dont l’un des principaux emplois est la direction de l’office au chœur. Les domestiques sont employées à la cuisine et aux offices qui regardent le ménage. Après la récréation du dîner, toutes les religieuses se présentent devant la supérieure, qui leur ordonne ce qu’elles doivent faire jusqu’au soir, et après la récréation du soir, elles se présentent à nouveau pour recevoir de nouveaux ordres jusqu’au dîner du jour suivant. Tous les ans, afin que la pauvreté soit plus strictement observée, elles doivent changer de chambre, de lit, de croix, de chapelets, d’images et autres choses semblables.

Nous allons voir bientôt comment il est arrivé que chaque monastère de l’ordre est soumis à l’autorité de l’évêque diocésain. Saint François de Sales a voulu que ses religieuses fussent en réalité les filles du clergé. Par conséquent il n’y a pas de maison mère, ni de supérieure générale. Néanmoins, la maison d’Annecy est toujours regardée comme le berceau de la congrégation et la gardienne de son véritable esprit.


SAINTE-MARIE DE BELLECOUR



IL y avait peu de temps que le monastère de la Visitation d’Annecy était fondé, quand un jour on vit s’arrêter, à la porte du couvent, un carrosse, d’où descendirent, pour le visiter, quatre voyageuses qui devaient avoir sur la congrégation naissante une grande influence ; c’étaient : Mme  de Gouffier, originaire de la Saintonge ; Mme  d’Auxerre, veuve d’un lieutenant général au bailliage de Forez ; Mme  Chandon, dont le mari venait d’entrer dans un couvent de capucins, et Mme  Colin, jeune veuve d’une très grande piété ; ces trois dernières habitaient Lyon. La mère de Chantal les reçut avec une cordialité maternelle, et les visiteuses furent si émerveillées de ce qu’elles virent qu’après douze jours de séjour Mme  de Gouffier ne put se résoudre à quitter cette sainte maison, où elle ne tarda pas à revêtir l’habit de novice, et que les trois autres, moins libres, mais ayant au cœur ce même désir, partirent avec la résolution bien arrêtée de s’employer de tout leur pouvoir à fonder à Lyon un second monastère de la Visitation.

À peine arrivée, en effet, Mme  d’Auxerre acheta une maison dans la rue du Griffon, et la meubla à peu près comme celle d’Annecy. Mais alors s’éleva un obstacle de premier ordre. Dieu ne fait-il des merveilles que par Mgr de Genève ? Mme  d’Auxerre, dont la vertu était bien connue, ne pouvait-elle faire à Lyon ce qu’avait fait à Annecy Mme  de Chantal ? D’autres évêques ne peuvent-ils fonder des congrégations aussi parfaites et aussi bien réglées ? Hélas ! ces objections furent écoutées, et Mgr de Marquemont, archevêque de Lyon, prit la résolution de créer dans sa ville épiscopale la congrégation de la Présentation, comme Mgr de Genève avait institué à Annecy la congrégation de la Visitation. On réunit quelques personnes dans la maison achetée par Mme  d’Auxerre, on dressa des constitutions, on établit un costume, un ordre nouveau était fondé. Non. En résumé, ce n’est pas très difficile d’acheter une maison et de la meubler, de faire des constitutions et d’établir des règles, de choisir la couleur d’un vêtement et d’en tailler la forme ; ce n’est pas ce qui fait un ordre religieux. Il faut l’esprit de famille et d’unité, sint unum ! Aussi la nouvelle congrégation, à laquelle, par obéissance, s’était prêtée Mme  d’Auxerre, ne tarda pas, tiraillée en tous sens et brisée en morceaux, à expirer dans la division. C’est alors que Mme  d’Auxerre, comprenant la volonté de Dieu, alla, baignée de larmes, se jeter aux pieds de l’archevêque de Lyon, le suppliant de vouloir bien permettre qu’on appelât à Lyon les religieuses de la Visitation d’Annecy. Mgr de Marquemont y consentit et promit même d’écrire à l’évêque de Genève, ce qu’il fit en effet dans les termes les plus pressants.

Tous les obstacles étant levés, saint François de Sales chargea la mère de Chantal d’aller faire la fondation de Lyon, et lui adjoignit les mères Favre, de Châtel, de Blonay et la sœur de Gouffier, qui s’appelait alors Marie-Elizabeth. « L’entreprise est grande, disait saint François de Sales, il faut y envoyer la crème de notre congrégation. » M. Ménard, vicaire général, vint chercher les sœurs à Annecy, et la sainte colonie arriva à Lyon le 1er février 1615. Mme  d’Auxerre reçut les voyageuses avec une grande joie ; aussitôt elle se démit de son autorité, et le lendemain, jour de la Purification, elle prit, ainsi que ses deux compagnes, le saint habit des novices. Dès ce moment, dit la mère de Chantai, nous marchâmes dans le train ordinaire de nos exercices.

Mais toute difficulté n’avait pas disparu. Saint François de Sales, en établissant son institut, voulait créer des religieuses qui sortiraient de leurs couvents pour aller dans les greniers et les mansardes du pauvre. Ce projet, qui nous paraît très simple aujourd’hui, et qui fut exécuté un peu plus tard par saint Vincent de Paul, instituant les filles de la Charité, fut alors considéré comme très hardi. C’était la première fois qu’on parlait d’un ordre religieux sans clôture, et cette idée épouvanta l’archevêque de Lyon, qui n’y voulut jamais consentir ; il voyait pour l’ordre une diminution de dignité et pour les membres de l’institut un danger permanent. Et puisque par la clôture, concluait-il, les visites aux pauvres et aux malades seraient supprimées, le titre de Visitation ne signifiait plus rien et devait être remplacé par celui de Présentation.

Il y eut alors entre les deux évêques une longue, quoique amicale, contestation, sur laquelle je n’insiste pas, mais qui se termina par une heureuse entente. L’insistance de l’archevêque de Lyon et le caractère doux et condescendant de notre saint le déterminèrent à faire des concessions. La clôture fut imposée à l’ordre nouveau, et le nom de Visitation lui demeura, « Jamais fille n’entrera à la Visitation Sainte-Marie que premièrement elle n’ait élu en son cœur une visite de la sacrée Vierge », avait dit saint François de Sales à la cérémonie de prise d’habit de Mlle Hiéronyme de Villette, sa parente.

Mais les humbles filles de la Visitation étaient assez mal logées dans leur modeste demeure, elles songèrent à s’installer mieux : elles acquirent une maison située rue Sainte-Hélène et appartenant à Amable Thierry, ancien échevin, et la vente fut stipulée au prix de trente mille francs. Mgr de Marquemont se porta caution et prêta par avance trois mille francs sans intérêts. Le 14 juin 1617, on vint habiter le nouveau monastère qui dès lors s’appela la Visitation Sainte-Marie de Bellecour. Cette même année, la mère Favre, supérieure, acheta une petite maison et un jardin adjacents, fit élever des murs de clôture et planter un verger. Les bulles d’institution furent délivrées en 1618, et les Constitutions imprimées à Lyon pour la première fois.

Dès cette époque, le manuscrit de la fondation du monastère de Sainte-Marie signale la visite d’augustes personnages : c’est la princesse Christine de France, qui, en 1619, se rendant en Piémont, se rend au monastère, que dirigeait alors la mère de Blonay ; c’est le duc de Nemours, qui va visiter saint François dans l’humble logette qui l’abritait ; au milieu de la conversation, une petite fille, celle du portier, vint baiser la croix pastorale du saint évêque, quel gracieux sujet pour un peintre ! Ce sont Louis XIII et la Reine et la cour qui, le 8 septembre 1632, assistent à la vêture de Louise-Catherine Vernat, appelée à devenir plus tard supérieure de Sainte-Marie-des-Chaînes. C’est Robert Arnauld d’Andilly, fils d’Antoine Arnauld, et frère de l’abbesse de Port-Royal. Ce sont surtout sainte Chantal et saint François de Sales, qui y vinrent plusieurs fois. C’est là que l’évêque de Genève rendra son âme à Dieu, et sera conservé son cœur.

Les bâtiments de la Visitation furent achevés un peu après la mort de saint François. Il n’y avait point de maisons du côté de Bellecour, et c’était là que la milice s’exerçait au tir du canon. Les bâtiments nouveaux furent bénis par le comte de Laforge, père spirituel du monastère, et par Mgr Berthelot, évêque de Damas, suffragant de Lyon.

L’église de Sainte-Marie de Bellecour n’avait de remarquable que le tabernacle du grand autel ; c’était le modèle de celui qu’on devait exécuter en marbres choisis et en bronze doré. Le modèle était de Ferdinand Delamonce. Au grand autel, il y avait un beau tableau représentant la Visitation de Notre-Dame, par Ch. Lagou.

Mgr Camille de Neuville réduisit à cinquante le nombre des religieuses dans chaque monastère. Il excepta pourtant de cette règle les religieuses de Sainte-Marie, et leur permit d’aller jusqu’au nombre de quatre-vingts. En 1656, d’après Chappuzeau, c’était le nombre des sœurs.

La maisonnette où mourut saint François de Sales était hors de la clôture, mais ce lieu était devenu trop cher aux Visitandines pour qu’elles ne fissent pas tous leurs efforts pour l’enfermer dans leur enclos. Elles y réussirent vers l’année 1694. Mon érudit confrère, M. l’abbé Reure, a bien voulu me communiquer ce détail trouvé dans un manuscrit de la Visitation Sainte-Marie de Bellecour. Ce manuscrit retrace en abrégé la vie et les vertus de la très honorée sœur Marie-Hélène de Lévi de Châteaumorand, il s’exprime ainsi : « À seize ans, elle reçut notre saint habit. Mais sa profession fut retardée pour un temps. Voici quel en fut le sujet. Il s’agissait de renfermer dans notre enclos le pauvre logement sanctifié par le séjour qu’y fit notre saint fondateur en son dernier voyage en cette ville, dans lequel il rendit l’esprit. Nous souhaitions depuis longtemps d’en être dépositaires ; mais les murs de clôture qu’il fallait élever, les autres dépenses nécessaires en arrêtaient l’exécution… Notre très-chère sœur se chargea généreusement des frais de l’entreprise, mais pour avoir la liberté de disposer en notre faveur de la somme nécessaire pour un si saint projet, il fallait attendre trois ans et par conséquent différer sa profession… »

Le couvent de Sainte-Marie de Bellecour fut vite florissant et servit à la fondation de plusieurs autres maisons : Montferrand, Valence, Saint-Étienne, Avignon, Paray-le-Monial, Condrieu, le Puy, Mâcon, Villefranche, Bordeaux, Agen, Varsovie, virent successivement arriver des colonies de Visitandines lyonnaises. À Lyon, comme nous le verrons bientôt, on fut obligé de créer deux autres monastères, l’un à l’Antiquaille, l’autre sur le bord de la Saône, vers Serin.

Le bonheur n’a pas d’histoire, dit-on. La calme et monotone uniformité de la vie religieuse n’inscrit sur les tablettes du temps que ce qui vient la troubler. Plus loin je parlerai de la terrible peste de 1628, qui décima le monastère de l’Antiquaille et qui força les religieuses de cette maison à aller chercher un asile protecteur contre le fléau à Sainte-Marie de Bellecour. J’ai hâte d’arriver aux jours terribles de la grande Révolution et de suivre, dans leurs aventures diverses, les pérégrinations, sur la terre d’exil, des pauvres religieuses proscrites de leur cher monastère de la Visitation Sainte-Marie de Bellecour. Je m’arrête un peu sur ces jours néfastes, car en faisant l’histoire de ces persécutions contre le couvent de la Visitation à Bellecour, je ferai l’histoire de tous les autres couvents qui eurent à passer par les mêmes épreuves.

On commença par demander aux couvents des sommes assez fortes pour venir en aide à la Patrie ; le monastère de Bellecour livra une grande partie de l’argenterie de la sacristie, et notamment un buste d’argent de saint François de Sales ; plus tard, on décréta que tous les biens ecclésiastiques de France appartenaient à la nation, puis on publia le décret qui prononçait la suppression des vœux solennels. Il fut signifié à la supérieure de Bellecour le 17 novembre 1789 ; enfin un dernier décret, en date du 13 février 1790, proclama la suppression totale de l’état religieux. Ce décret conservait cependant aux membres des divers ordres religieux le droit de vivre et de mourir dans leurs couvents, mais il donnait aussi à tous ceux qui les habitaient la liberté d’en sortir et de jouir de pensions déterminées en proportion des revenus de la maison où l’on avait fait profession. Les pensions assignées aux religieuses du monastère de Bellecour qui en voulaient profiter étaient de sept cents livres pour les professes de chœur et de trois cent cinquante livres pour les sœurs domestiques.

On espérait voir en masse les religieux et les religieuses déserter leurs pieux asiles, il n’en fut rien, ce C’est qu’ils ignorent leur droit à la liberté, ce se dirent les puissants du jour, et ils s’arrangèrent pour le faire connaître à tous. Ils ordonnèrent que les officiers municipaux iraient dans chaque monastère pour y lire le fameux décret, en présence des communautés assemblées, et pour y recevoir en particulier la déclaration de chacun. Cette pénible visite eut lieu au monastère de Bellecour le 14 juin 1790. Cette provocation à la désertion resta sans résultat. De ce moment les vexations devinrent continuelles : on vint faire au monastère l’inventaire des meubles et des papiers ; on venait mesurer le local comme si on en devait disposer bientôt ; on procédait à de fréquents interrogatoires, qui avaient tout le caractère d’une mise en accusation. Et pendant ce temps-là, sous les murs de la clôture, la populace hurlait des chants horribles et obscènes.

Après avoir mis la main sur les revenus et les biens des couvents, le gouvernement rendit un décret chargeant les officiers municipaux de procéder à une nouvelle élection de toutes les supérieures et économes. Cette réélection eut lieu à la fin de janvier 1791 ; à la tête des officiers municipaux se trouvait le fameux Roland, le promoteur le plus ardent des vexations religieuses, qui devint plus tard ministre sous la Convention, et qui finit par se donner la mort pour éviter l’échafaud, où monta sa trop célèbre épouse. Il voulut interroger chacune des religieuses en particulier, même une bonne ancienne de quatre-vingts ans, pour laquelle on lui demandait des égards, « Êtes-vous contente ? lui demanda-t-il. — Oui. Il n’y a qu’une seule personne dont je suis mécontente. » Rolland tressaille, il croit que ses désirs vont être satisfaits, « Est-ce de votre supérieure ? — Oh ! non, certainement. — Et de qui donc ? — Eh ! monsieur, c’est de moi-même. » Rolland tourna le dos, et on l’entendit murmurer : « Que de vertus ! que de vertus ! » — On procéda à l’élection de la supérieure et de l’économe, et celles qui occupaient ces charges furent renommées à l’unanimité.

Mais la Révolution ménageait tous les jours de nouvelles surprises ; après la vente des immeubles et la confiscation des titres, on en vint aux personnes. Les chanoines furent chassés de leurs églises, l’office public fut suspendu, les prêtres furent emprisonnés, la Constitution civile du clergé fut mise à exécution. C’est le moment où Lamourette, évêque constitutionnel, fait son entrée à Lyon. Alors, pour les religieuses de la Visitation, placées entre l’autorité municipale qu’il ne faut pas irriter, et ce fantôme intrus d’autorité ecclésiastique, dont il faut se préserver, commença un nouveau genre d’épreuves. Elles ne se firent pas attendre.

Le monastère était situé sur la paroisse d’Ainay. MM. les chanoines de cette église avaient chaque année l’habitude de venir en procession à la Visitation de Bellecour pour la bénédiction des Rameaux. Quand les chanoines furent chassés, ils furent remplacés par un curé et des vicaires qui tous prêtèrent le serment. Ils vinrent au monastère demander l’autorisation de continuer les traditions des chanoines, mais à toutes leurs demandes et à toutes leurs argumentations, ils ne reçurent que cette invariable réponse : « Nous ne pouvons ni ne voulons avoir aucune communication avec vous. » La procession vint cependant au jour marqué, et grâce à la protection énergique d’un intrépide chrétien, tout se passa à peu près tranquillement, sans compromission de la part des religieuses.

Pour la fête du Saint Sacrement, les religieuses de la Visitation avaient l’habitude d’ériger, devant la porte du monastère, un autel qui servait de reposoir et où l’on donnait la bénédiction. En 1792, dans ces tristes circonstances que je signale, elles refusèrent absolument et la construction de l’autel, et les ornements, et les fleurs, et les lumières. Elles en furent quittes pour entendre, pendant plusieurs heures, les coups redoublés de pierre et de bâton que donnait à la porte la troupe de vauriens qui était à la solde de la municipalité. Bientôt les schismatiques, ne mettant plus de frein à leurs désirs, voulurent posséder le cœur de saint François de Sales ; ils firent jouer tous les ressorts et usèrent de toutes les influences ; l’évêque, la municipalité invoquèrent des ordres. Les religieuses traînèrent l’affaire en longueur jusqu’au moment de la dispersion ; alors elles le cachèrent et le sauvèrent.

Et, malgré toutes ces persécutions, il ne faudrait pas croire que la ferveur des fidèles diminuât ; quarante prêtres disaient tous les jours la messe dans l’église de Sainte-Marie de Bellecour, on y accourait en foule, et les confessionnaux y étaient assiégés. Le 29 janvier 1792, l’église, la cour, la rue étaient remplies de personnes venant vénérer le cœur de saint François. Pendant le carême qui suivit, on vint des parties les plus reculées du diocèse, et même de diocèses éloignés, pour s’y confesser et communier. Et cependant, à la porte des églises, se trouvaient souvent des bandits qui attendaient les femmes pieuses pour les flageller publiquement. Ces horribles scènes furent un prétexte pour faire fermer les églises ; celle de Sainte-Marie fut fermée le dimanche de la Passion, et transformée en magasin de guerre ; elle fut comblée de barils de vinaigre, à l’exception du sanctuaire qui fut encore réservé pour les religieuses. Les alarmes allèrent croissantes jusqu’au 10 août, le dernier jour de la royauté. Alors on décréta la vente des monastères, et on signifia aux religieuses du monastère de Sainte-Marie de Bellecour l’ordre d’en livrer les clefs le 30 septembre. Jusqu’à cette date eurent lieu des vexations sans nombre. Des hommes de la lie du peuple — étaient-ce bien des hommes ? — vinrent enlever les vases sacrés, des sentinelles furent placées autour de la maison, des hommes armés pénétraient, quelquefois au milieu de la nuit, dans le monastère ; des femmes de mauvaise vie se ruaient sur le couvent et y faisaient des perquisitions insolentes. C’est le terme, il ne faut plus songer à disputer le monastère à ces farouches patriotes ; c’est le moment de la dispersion.

Mais Dieu n’abandonna pas ses courageuses épouses. Dès le mois de janvier 1791, des pourparlers s’étaient engagés entre la mère Isabelle de Sales de Fosières, supérieure du monastère de Vienne en Autriche, et Sa Majesté l’empereur Léopold II, pour la fondation d’un monastère de la Visitation à Mantoue. Les négociations traînèrent en longueur, mais elles aboutirent enfin, et les religieuses de Lyon se préparèrent à partir pour l’Italie. C’était difficile. Après mille obstacles, ces nobles persécutées y parvinrent cependant (1793) avec l’insigne relique de leur fondateur, le cœur de saint François de Sales, échappé par miracle aux perquisitions et réquisitions multipliées des autorités locales. De Mantoue, les religieuses de la Visitation Sainte-Marie de Bellecour furent obligées, à cause de l’invasion du Piémont et du Milanais (1796), de s’éloigner du théâtre de la guerre. Elles séjournèrent successivement à Gurk, à Krumau, puis Mantoue étant réunie à la République cisalpine, et Venise cédée à l’Empereur d’Autriche, elles allèrent définitivement s’établir à Venise, où elles sont encore et où les a suivies le cœur de leur saint fondateur.

L’ancien couvent de Sainte-Marie de Bellecour fut plus tard affecté à diverses destinations ; pendant quelques années il servit à l’emplacement d’un manège. Mais en 1833, lorsque l’institution de la Martinière fut installée au couvent des Augustins, la gendarmerie, qui y était casernée depuis le 18 germinal an V, reçut alors en échange un monument tout à fait approprié à sa destination. Il fut élevé sur une partie de l’ancien monastère. M. Gay en donna les dessins et dirigea les travaux. Aujourd’hui il ne reste de cette vie passée que le titre de Saint-François-de-Sales donné à une paroisse de Lyon, et à une petite rue qui longe la caserne de gendarmerie.

À l’angle de cette rue et de la rue Sainte-Hélène, se trouvait la petite maison du jardinier du couvent où vint mourir l’illustre évêque de Genève. En 1858, on plaça à l’angle de la caserne une plaque en marbre qui porte cette inscription en lettres d’or : À la gloire de Dieu et à la mémoire du bienheureux saint François de Sales, protecteur et patron de cette paroisse, mort en ce lieu même le XXVIII décembre MDCXXII, dans l’humble demeure du jardinier du monastère de la Visitation de Sainte-Marie de Bellecour, autrefois recluserie de Sainte-Hélène. M. le curé et MM. les membres du conseil de fabrique, ne voulant pas que ce souvenir se perdît avec le temps, ont demandé et obtenu de replacer ce simple monument sur Vemplacement de la maison où le saint évêque rendit son âme a Dieu. XXX mai MDCCCLVIII.

Pour nous, tout en comprenant de quelle religion les Visitandines de Venise entourent le cœur de leur saint fondateur, nous regrettons et regretterons à jamais que cette relique pieuse ne soit plus à Lyon. Lyon a possédé le cœur de saint François de Sales, elle possède le cœur de saint Vincent de Paul ; Lyon est la ville du cœur, elle remonte par saint Jean jusqu’au Cœur de Jésus.




L’ANTIQUAILLE



NOUS avons vu quelle rapide extension avait pris l’ordre de la Visitation. Bientôt, à Lyon, le monastère de Sainte-Marie de Bellecour fut insuffisant, il fallut songer à fonder une nouvelle maison dans notre ville. La mère de Blonay avait été plusieurs fois dans la nécessité de refuser des sujets d’un mérite fort distingué, elle reconnaissait le besoin de cette fondation nouvelle, mais, pour y pourvoir, elle n’avait aucune ressource. Or, voici que deux nobles demoiselles, les demoiselles de Saint-André de Fléchères, voulurent se faire religieuses de la Visitation, et leur père donna trente mille livres pour la fondation nouvelle. Le 28 décembre 1627, quelques religieuses, sous la direction de la mère de Quérard, sortaient du monastère de Sainte-Marie de Bellecour pour se rendre dans une pauvre maison du quartier du Gourguillon, où fut fondé le second monastère de la Visitation de Lyon, le trentième de l’ordre. Une religieuse de cette maison nouvelle, sœur Jeanne-Marie Boton, nous a laissé une relation de cette fondation, à laquelle nous allons faire de nombreux larcins.

Une cruelle épreuve ne tarda pas à tomber sur le nouveau monastère : la peste, la terrible peste de 1628, sévit à Lyon et s’exerça d’une manière bien étrange. Elle fit, nous l’avons vu déjà, de nombreuses victimes dans le quartier des Terreaux et sur la moitié de la colline de Saint-Sébastien, elle ravagea la colline de Fourvière, où la salubrité n’était pas douteuse, pendant qu’elle était inconnue à Bellecour, quartier moins sain et plus humide. Le second monastère fut terriblement éprouvé : quoique, sur l’ordre des supérieurs, on en eût impitoyablement fermé les portes, la peste y pénétra : la première victime fut la sœur Marie-Aimée de Bullioud, d’une des premières familles de la ville ; un charbon lui vint sur l’épaule, on se trompa sur la nature de ce mal inconnu, elle mourut. La seconde fut l’assistante Marguerite-Jacqueline de l’Estang ; le mal se fixa sous le menton, sa tête fut d’abord pénétrée comme d’une horrible migraine, et pendant quelques heures sa raison se perdit. Jusqu’alors les religieuses purent chaque jour entendre la sainte messe et communier ; grâce à ces divins secours, leur courage ne fut pas trop ébranlé, mais bientôt les prêtres ne purent plus entrer dans le monastère. Les Jésuites du grand collège firent alors pour cette maison des prodiges de dévouement, soit pour l’administration des sacrements, soit pour l’achat des provisions et des fournitures dont les religieuses avaient besoin.

La mère de Blonay, de son côté, ne pouvait oublier, dans ces circonstances douloureuses, les religieuses du second monastère, qu’elle avait bien le droit de considérer comme ses enfants. Elle fit venir au monastère de Bellecour les religieuses du Gourguillon qui n’avaient pas été atteintes par le fléau, et envoya trois de ses filles dans la maison que l’on quittait pour y soigner celles qui étaient malades. Les premières, au nombre de dix-sept, s’installèrent à Bellecour, et cette colonie nouvelle n’apporta aucun trouble dans l’exercice de la vie religieuse ; des règlements très sages furent faits, et l’esprit de religion et de charité présida à cet arrangement nouveau. Les secondes furent soignées avec la plus douce charité, et lorsqu’une de ces malades venait à mourir, on couvrait d’un voile noir une fenêtre qui pouvait être vue du monastère de Bellecour, la colonie qui y avait asile faisait alors sonner le glas et disait les offices. La première qui mourut, après la séparation, fut l’assistante, Mme  de l’Estang ; la sœur Jeanne Vrillon la servait, elle tomba malade aussitôt après la mort de l’assistante. Elle fut à son tour servie par la sœur Marie-Marthe Normet, qui à son tour tomba malade et mourut. Cette dernière fut suivie dans la tombe par la soeur Marie-Louise de Bourcelet, native d’Avignon ; trois autres religieuses suivirent cette dernière. En résumé, onze religieuses furent atteintes du terrible fléau, et sept moururent. Parmi les quatre sœurs atteintes du fléau et sauvées de la mort se trouvait sœur Anne-Marie Pillet, sur laquelle je lis, dans le manuscrit inédit de la fondation de ce monastère, ce singulier détail : « Le frère apoticaire du grand collège luy coupa la peste avec un rasoir. » J’y vois aussi le nom de soeur Louise-CatherineCrochère, veuve de M. Mathieu, conseiller et grand historiographe de France ; elle était petite-nièce du pape Sixte-Quint. Il n’est pas besoin d’ajouter que des supplications ardentes et multipliées montaient vers le Seigneur pour obtenir la cessation du fléau, mais il est à remarquer que la contagion cessa après un vœu fait par la communauté de jeûner tous les samedis pendant un an, sans diminuer les autres pénitences. Enfin, après quatre mois d’absence, les religieuses qui avaient reçu le charitable asile de leurs sœurs de Bellecour purent rentrer dans leur maison du Gourguillon. La peste avait duré près de cinq mois et avait fait quatre-vingt-six mille victimes.

Après cette épreuve, les vocations furent plus nombreuses, et la maison du Gourguillon devint insuffisante, il fallut songer à chercher une maison plus vaste ; c’est alors que Mathieu de Sève, père de deux religieuses de ce second monastère, acheta la maison de l’Antiquaille dont elles prirent possession le 3 avril 1630.

L’Antiquaille ! arrêtons-nous un instant et recueillons nos souvenirs. L’Antiquaille, avions-nous cru jusqu’ici, c’est comme Ainay, un endroit historique. M. Steyert n’est pas de cet avis. Tout à l’heure je résumerai sa pensée sur ce sujet, auparavant je redis ce qu’ont écrit sur l’Antiquaille les anciens auteurs. D’après eux l’Antiquaille, c’est la splendeur romaine et le christianisme naissant, ce sont les palais et les cachots, les bourreaux et les victimes. C’est là qu’habitèrent Auguste, Drusus et Tibère ; c’est là que Caligula passa plusieurs années dans les débauches ; c’est là que naquirent Claude, qui donna plus tard à sa patrie le rang de colonie romaine ; Caracalla, qui fut gouverneur des Gaules avant d’être l’empereur fou et cruel que l’on sait ; Germanicus, qui fut l’espoir de l’empire, mais qui fut trop tôt enlevé par la mort.

Mais tous ces souvenirs s’effacent devant des souvenirs plus augustes. C’est là le berceau du christianisme dans les Gaules. C’est là que saint Pothin, le premier évêque de Lyon, subit le martyre à l’âge de 90 ans ; on y voit son cachot et son tombeau. C’est là que sainte Blandine fut pendue par les cheveux et flagellée, on y voit encore l’anneau auquel elle fut suspendue et la colonne où elle fut attachée. C’est là que vinrent recevoir la couronne du martyre les grands de la société gallo-romaine qui peuplait alors Lyon : Attale de Pergame, citoyen romain, grave, riche, considéré ; Alexandre, médecin renommé ; Alcibiade, citoyen romain ; Vettius Epagathus, qui était peut-être l’homme le plus considérable de son pays.

Plus tard, ce palais des empereurs fut la résidence des préfets du prétoire, qui furent chargés de l’administration des possessions romaines. Là naquirent encore Sidoine Apollinaire, qui fut un des grands évêques du cinquième siècle, et l’illustre Papianilla, de laquelle, dit-on, sont descendus les rois de France de la deuxième et de la troisième race. De bons auteurs y font naître aussi saint Ambroise, l’illustre évêque de Milan.

De cette époque jusqu’au neuvième siècle, l’histoire se tait sur ce palais des empereurs et des préfets du prétoire. Dans les siècles suivants, refuge du vaincu ou conquête du vainqueur, il passe des rois de Bourgogne aux ducs de Savoie ou à de nobles familles restées inconnues. Mais vers l’an 1500, Pierre Sala fit élever en cet endroit une maison somptueuse, dans laquelle il réunit les monuments de l’antiquité, que les fouilles faites dans ce quartier firent trouver en abondance. Cette destination lui fit donner le nom de Domus Antiquaria ; c’est Symphorien Champier qui l’appelle ainsi, et Rubys dit de même : ce On n’y sçaurait si peu remuer la terre, qu’on n’y trouve quelque marque de l’antiquité qui a esté l’occasion pour laquelle le lieu a esté depuis nomé l’Antiquaille. » Des autels renversés, des colonnes brisées, des salles de bain, des mosaïques y ont été trouvées, et aujourd’hui encore les vestiges y abondent.

Pour n’avoir pas à y revenir, disons tout de suite que les nombreuses antiquités romaines attiraient beaucoup de visiteurs ; lorsque les religieuses de la Visitation furent installées, deux fois la reine mère, Anne d’Autriche, et une fois Louis XIV montèrent au monastère de l’Antiquaille pour les visiter, et Sa Majesté fit même recueillir plusieurs inscriptions romaines, ce Mais, dit ingénument le manuscrit qui nous guide, de toutes les antiquités romaines nous ne nous sommes réservé que les nécessaires, et nous avons enfoui dans la terre toutes les autres, parce qu’elles nous attiraient la visite de toutes les personnes de considération qui passaient par cette ville. »

Après Pierre Sala, l’Antiquaille devint la propriété de Symphorien Buatier, vicaire général du cardinal de Tournon, et après lui appartint longtemps aux Buatier, avec le titre de seigneurs de Montjoly. C’est de ces Buatier que Mathieu de Sève acheta l’Antiquaille. Alors les murs crénelés, les tourelles, les donjons relevés par Pierre Sala, et qu’on trouve reproduits sur d’anciennes gravures, tombèrent pour faire place au principal corps de bâtiment que l’on voit aujourd’hui.

Quand le monastère fut installé à l’Antiquaille, il ne tarda pas à être en pleine prospérité ; une foule de jeunes filles des meilleures familles furent confiées comme pensionnaires à la sage direction de la mère de Quérard, et un grand nombre de belles âmes vinrent frapper à la porte de la sainte maison, pour entrer dans l’asile des épouses de Dieu. Aussi, lorsque la mère de Chantal vint visiter l’Antiquaille, n’eut-elle que des louanges à adresser à toutes. Elle y trouva quatre-vingt-dix religieuses, par suite de circonstances que nous allons rapporter.

En 1632, la multiplication des maisons de la Visitation étant dans sa force, les messieurs de Villefranche demandèrent des religieuses à la mère, de Blonay, supérieure de la maison de Bellecour, pour les établir en leur ville. N’ayant pas de sujets disponibles, la mère de Blonay engagea la mère de Quérard à accepter cette fondation ; ce qu’elle fit, avec Mme  de la Girarde pour supérieure. Cette fondation de Villefranche fut la seule faite par le monastère de l’Antiquaille, aussi existait-il entre la fille et la mère une tendre affection. Mais en 1636, la terreur régnait en Bourgogne, et les dangers de la guerre menaçaient d’envahir le Lyonnais. Les religieuses de Villefranche, au nombre de vingt-six, se réfugièrent à l’Antiquaille, où elles restèrent quinze mois.

l’antiquaille

C’est à peu près vers cette époque (1638) que furent bâtis l’église, le chœur, le cloître et les offices, et un peu plus tard le bâtiment. L’église fut consacrée le Ier octobre 1639 par Mgr Cohon, évêque de Nîmes, de l’autorité du cardinal de Richelieu. Elle fut consacrée à Notre-Dame et aux saints martyrs lyonnais. L’autel de la chapelle de Saint-Joseph fut aussi consacré, et les indulgences accoutumées furent accordées. En 1662, le grand autel, qui avait été élargi, fut consacré par Mgr Camille de Neuville. L’année suivante, M. Mathieu fit bâtir la chapelle de Saint-François-de-Sales, en considération de sa mère et de sa sœur, toutes deux religieuses dans ce monastère ; ses armes sont à la voûte, devant la chapelle, elles portent les deux clefs de saint Pierre, parce qu’il est de la famille de Sixte-Quint.

Cette communauté eut l’heureuse fortune d’être constamment dirigée par des supérieures d’un grand mérite. Parmi elles il faut signaler Suzanne-Marie de Riants de Villerey, septième supérieure de l’Antiquaille, morte en 1724, après avoir gouverné trente ans ce monastère. C’est à elle que sont dus ces trois pavillons carrés de l’Antiquaille, liés entre eux par des constructions inégales, et dont l’ensemble, quoique dépourvu de symétrie, couronne assez bien la colline.

Ce sont les religieuses de la Visitation de l’Antiquaille qui persuadées qu’elles habitaient le palais des empereurs et qu’elles possédaient le cachot des premiers martyrs lyonnais, remirent en honneur la dévotion à saint Pothin, premier évêque et premier martyr de Lyon.

On sait pour quelles raisons saint Polycarpe, évêque de Smyrne, dont saint Pothin fut le disciple, tourna ses regards du côté des Gaules. L’Asie-Mineure, Smyrne surtout, avec son port magnifique, se livrait au commerce, et un grand nombre de négociants asiatiques avaient des rapports fréquents avec les rivages méridionaux des Gaules. Lorsque la colonie de Munatius Plancus se fut transformée en une magnifique cité aux patriciennes villas, aux résidences césariennes, les négociants asiatiques remontèrent le Rhône, s’installèrent à Lugdunum, et établirent leurs comptoirs sur les bords de la Saône. Les ambassadeurs de l’Évangile devaient donc trouver là, avec des peuples nouveaux à convertir, des compatriotes, une langue et des usages connus. Saint Pothin et quelques autres prêtres furent destinés à cette mission lointaine.

On sait aussi quelle fut la conduite des empereurs romains à l’égard des disciples de la religion nouvelle. L’an 177 de notre ère, la première persécution s’éleva contre les chrétiens. Saint Pothin fut saisi et mené devant le préteur, où, sur une réponse digne et courageuse, il fut lapidé et ensuite ramené à son cachot ; il y expira deux jours après. Il eut des compagnons dans la captivité, dans les supplices et dans la mort, et bien que la lettre des chrétiens de Lyon aux chrétiens d’Asie n’en nomme que quarante-huit, il n’est guère douteux qu’il y en eut un plus grand nombre. Après la mort de ces martyrs, les païens firent brûler leurs corps et jetèrent les cendres dans le Rhône. Mais les saints martyrs apparurent aux fidèles et leur dirent d’aller recueillir leurs cendres que le fleuve avait rejetées sur les bords, ce Ils y aperçurent une lumière si brillante et si agréable qu’ils connurent clairement, à sa faveur, que c’étaient ces pieuses cendres qui la produisaient. » Ils les recueillirent dans des urnes, qui plus tard, lorsque la paix fut rendue à l’Église, furent portées en triomphe dans l’église de Saint-Nizier. La fête de saint Pothin commença dès lors à se célébrer, et les miracles que l’on obtenait par l’intercession de ce premier martyr et pontife de notre cité étaient si étonnants et si communs qu’on appelait cette fête : la fête des miracles ou des merveilles.

Dans l’origine, cette fête, très solennelle et très populaire, était purement religieuse ; plus tard elle dégénéra et devint une occasion non seulement de dissipation et de légèreté, mais aussi de débauche et de libertinage : occasio luxurioepietas deputatur (Tert.). Chaque année le clergé, suivi du peuple, s’embarquait sur la Saône, au quartier de Pierre-Scise, dans des bateaux ornés de feuillages et de draperies, et descendait là rivière en chantant les litanies des saints. Arrivé vers le pont de Pierre, le cortège passait sous la seconde arche, du côté de Saint-Nizier, la plus large et la plus navigable, et du haut de laquelle on précipitait un bœuf vivant. Aussitôt mille barques se mettaient à la poursuite du pauvre animal ; on le saisissait et il était amené vers le port du Temple. Là, on le tuait, on l’écorchait, on le dépeçait, pour le distribuer au peuple. Le nom de la rue Écorche-Bœuf, qui fut longtemps celui de la rue Port-du-Temple actuelle, rappelait ce souvenir. Mais, avec le temps, cette fête dégénéra en véritables saturnales, et l’Église, alarmée de ces excès, n’hésita pas à interdire ces sortes de fêtes ; la fête de saint Pothin par là même tomba dans l’oubli. Mais quand les religieuses de la Visitation vinrent habiter l’Antiquaille, elles entourèrent de vénération le cachot et les voûtes sacrées où avaient expiré les martyrs ; elles inspirèrent, par leur dévotion même, la dévotion des ecclésiastiques et des séculiers, et plusieurs faits miraculeux vinrent enfin confirmer ces heureux commencements. La fête de saint Pothin fut de nouveau célébrée, le 2 juin de chaque année, et de ce moment son culte n’a fait que grandir. Jadis il y avait une chapelle et une maison de retraite pour les prêtres placés sous son patronage ; aujourd’hui une grande paroisse de Lyon et un hospice portent son nom, le diocèse tout entier célèbre sa fête avec un filial amour. Ce renouveau fut l’œuvre des religieuses de la Visitation de l’Antiquaille.

Êtes-vous allé à Rome à la prison Mamertine, près du Forum latin et des palais impériaux ? N’avez-vous pas été profondément émus en pensant que saint Pierre et saint Paul y ont été prisonniers ? J’ose dire qu’à Lyon, près de l’ancien Forum et du palais des empereurs, nous avons, nous aussi, notre prison Mamertine, où fut enfermé et mourut notre premier évêque. Montez, pieux pèlerins, visiter le cachot vénéré, et, si vous analysez vos impressions, dites si elles ne ressemblent pas à celles que vous avez éprouvées dans la capitale du monde. Voici, le caveau bas et étroit, voici la colonne qui s’élève au milieu et où furent attachés et flagellés les martyrs, voici les noms héroïques de ces fiers combattants, cara Lugduno nomina, voici l’étroit cachot où fut étouffé saint Pothin. Il fait bon aller là pour prier et relever son courage ; là, on a un certain orgueil à répéter les paroles de nos livres saints : Filii Sanctorum sumus, nous sommes les enfants des saints ; là, on se sent de leur race.

Cette histoire abrégée du passé de l’Antiquaille constitue les traditions avec lesquelles nous avons été bercés, avec lesquelles nous avons grandi ; nous les respections, nous les aimions. Si nous avons eu tort, l’avenir le dira sans doute. En attendant, M. Steyert, dans son récent ouvrage, les nie impitoyablement. D’après lui, là ne fut jamais le palais des empereurs, là ne fut jamais le cachot des premiers martyrs lyonnais. Qu’on me permette de citer quelques passages de son livre :

« À l’extrémité de la montée, dans une position superbe, apparaissait une troisième villa demeurée célèbre à divers titres. C’est celle dont l’emplacement est occupé actuellement par l’hospice de l’Antiquaille. À l’époque romaine, elle appartenait à un opulent personnage nommé Julien, du moins si l’on s’en rapporte à une inscription que l’on y a trouvé de nos jours. »

prison de saint pothin

Après le témoignage certain de la sœur Boton, consigné dans son manuscrit et cité plus haut, disant : « De toutes les antiquités romaines, nous ne nous sommes réservé que les nécessaires, et nous avons enfoui dans la terre toutes les autres, » quelle autorité peut bien avoir la découverte récente de l’inscription de Julien ?

« Il y a moins de deux siècles, par suite d’indications erronées ou bizarres, on imagina d’y voir le palais des empereurs. »

Naturellement on se demande quelles sont ces indications erronées ou bizarres ? L’auteur nous les donne plus loin :

Pierre Sala avait, à l’Antiquaille, rassemblé tout ce qu’il avait pu trouver d’ancien à Lyon. Louis XIV vint un jour visiter cette curieuse collection. Il était accompagné par l’abbé Le Camus qui se piquait d’être épigraphiste. Il lut les épitaphes de particuliers qui s’appelaient Justin, Trajan, etc., et en fit des épitaphes d’empereurs, ce De là naquit l’idée que l’Antiquaille avait été le palais des empereurs, et que Claude y était né. Les Visitandines l’adoptèrent. Le P. Ménestrier, qui le premier signala cette opinion jusqu’alors inconnue, n’y croyait guère. Il plaçait ce palais de l’autre côté de la place, au nord, là où se voit un grand mur de soutènement romain. Il chercha à concilier la nouvelle opinion en disant que ce palais s’étendait depuis Fourvière jusque sur l’emplacement de l’Antiquaille. Les Visitandines, qui croyaient que les prisons romaines se trouvaient dans les palais des princes, comme au moyen âge elles se trouvaient dans les châteaux féodaux, firent d’une cave vulgaire le cachot de nos martyrs lyonnais. »

L’histoire de l’abbé Le Camus est piquante, et nous fait sourire. Mais le P. Ménestrier a dû lire, lui aussi, ces inscriptions, et il est bien étrange qu’il n’ait pas reconnu la fausseté des interprétations données et qu’il ait conclu au contraire à l’extension du palais des empereurs jusque-là. Il n’y croyait guère, dit-on. Mais guère, c’est un peu, et un peu de la part du P. Ménestrier, c’est beaucoup pour nous. Le Père de Colonia, Jacob Spon parlent également du palais des empereurs sur l’emplacement de l’Antiquaille. Ce sont de graves autorités. Si ces écrivains se sont trompés, il faut, pour les contredire, des preuves de toute évidence.

Ces preuves, M. Steyert les donne, et dans son esprit elles sont péremptoires : Le Forum était entouré de certains monuments publics, le prétoire, la prison, le palais, etc. Or, le Forum était à Fourvière, donc la prison devait être dans ce voisinage immédiat. Et il ajoute, avec une certaine réserve cependant : « Une certaine crypte ronde (crypta rotunda) dont il est question dans un acte de 1192 concernant Fourvière, pourrait bien avoir été ce cachot. »

On m’accordera que ce conditionnel est loin de constituer une preuve. Mais ce qui précède est plus grave : les forums romains étaient en effet assez généralement édifiés sur le même plan. Mais est-il bien sûr qu’il n’y eût jamais de variante ? Est-ce que cette uniformité était absolue et ne supportait point d’exception ? Une réponse quelconque me semblerait téméraire. Et s’il est possible, d’après le P. Ménestrier, que le palais des empereurs se soit étendu jusqu’à l’Antiquaille, il est possible aussi que la prison ait été dans ce voisinage.

Donc jusqu’ici rien de bien concluant touchant le cachot de saint Pothin. Tant qu’on n’aura pas sûrement trouvé cette vénérable prison, les fidèles iront porter leurs hommages et leurs prières dans le lieu actuel où la tradition nous dit que furent enfermés les premiers martyrs. Et que M. Steyert le sache bien, il n’y a rien là de dangereux pour la foi. Nous savons que le cachot de saint Pothin fut sur la colline de Fourvière ; si, ce qui n’est pas prouvé, ce que nous considérons comme le vrai cachot n’est pas la vraie prison des premiers martyrs, nous savons cependant que nous sommes dans son voisinage, dans un endroit conformé de telle façon qu’il fait penser au vrai cachot de saint Pothin : c’est suffisant à notre foi. En Terre Sainte, ces à-peu-près sont fréquents.

Enfin, il est, sur ce sujet, dans le livre de M. Steyert, une page, la page 411, que par charité pour lui je m’abstiens de citer ici. Elle contient des expressions que doit absolument s’interdire tout écrivain qui se respecte, « opinion extravagante », « mensonge audacieux », « écriteau subrepticement placé », « allégation grossièrement fausse » ; ce n’est plus du bon langage. M. Steyert sait aussi bien que personne qu’il n’y a ni audace ni mensonge dans le fait de désigner la cave de l’Antiquaille comme le vrai cachot de saint Pothin. Ceux qui ont commencé par l’affirmer l’ont fait sur des témoignages qu’ils ont cru sérieux ; si d’aventure ils se sont trompés ou ont été trompés, à coup sûr ils ne sont pas des trompeurs, et en de telles conditions, c’est manquer aux lois les plus élémentaires du respect qu’on doit à autrui que d’accuser de mensonge et d’audace. Quant aux adjurations de M. Steyert à l’autorité ecclésiastique pour qu’elle réprime les manifestations d’un zèle qu’il appelle indiscret, qu’il veuille bien croire que l’autorité ecclésiastique sera la première à lui dire : Merci, le jour où il nous dira : Le cachot de saint Pothin, il est là. — En attendant, il n’y a rien d’indiscret à aller prier les martyrs là où nous croyons qu’ils furent enfermés.

Nous voici arrivés aux jours de la Révolution ; le monastère de l’Antiquaille comptait alors cinquante-deux religieuses. On voulut élargir celles qu’on affectait d’appeler des victimes cloîtrées, mais, une seule exceptée, et encore avait-elle cinquante-sept ans, toutes furent unanimes à repousser cette liberté hypocrite qu’elles ne demandaient pas. La loi de 1792 supprima le monastère de l’Antiquaille, qui devint propriété nationale et ne tarda pas à être vendu. Il passa d’abord aux mains du sieur Picot, au profit duquel fut tranchée l’adjudication, le 22 pluviôse an II ; ensuite aux mains de MM. Détours, Mey et Noilly, qui en restèrent propriétaires jusqu’en 1807, bien que la ville en fût locataire depuis quatre ans. Dès 1802, en effet, M. Najac, préfet du Rhône, voulant faire cesser les désordres qui s’étaient introduits dans le dépôt de Bicêtre, à la Quarantaine, confia ce dépôt à une administration de citoyens recommandables, et le transféra, en 1803, à l’Antiquaille. En 1804, un décret concédait le bâtiment de Bicêtre à la ville de Lyon pour en employer le prix à l’acquisition du local de l’Antiquaille ; le maire de Lyon fut autorisé à l’acquérir moyennant la somme de 76.500 fr., acquisition qui eut lieu en 1807. L’ancien monastère de la Visitation devint alors le triste refuge des plus navrantes misères ; des malheureux privés de leur raison, ou atteints de maladies honteuses, des mendiants, des femmes de mauvaise vie y vinrent chercher un asile. Aujourd’hui cette universalité de services n’existe plus ; le dépôt de mendicité a été transféré à Albigny ; une maison d’aliénés a été construite au village de Bron ; on a réuni à l’Antiquaille l’ancien couvent des Chazottes ; les services y sont admirablement organisés, et cet établissement, pour l’avenir duquel l’exiguïté des ressources fit trembler longtemps, est arrivé, grâce aux efforts et au dévouement de tous, à un rare degré de prospérité.

Encore un pieux souvenir, et je termine. Le 1er mars 1804, on fit la réouverture et la bénédiction de la chapelle profanée. Un an après cette bénédiction, le souverain Pontife Pie VII, descendant de Fourvière, qu’il venait de rendre au culte et d’enrichir d’indulgences, voulut s’arrêter à l’hospice de l’Antiquaille. Une foule immense se pressait autour de lui, essayant de toucher ses vêtements et de baiser la trace de ses pas ; c’était le 19 avril 1805. Le président de l’administration reçut Sa Sainteté sur la place et l’y complimenta. Pie VII entra ensuite dans la chapelle, bénit les fidèles qui y étaient assemblés, reçut la bénédiction du Saint Sacrement donnée par le cardinal Fesch, descendit au saint cachot et y pria, bénit les malades, les pauvres, les assistants, encouragea et préconisa la dévotion pratiquée en l’honneur de saint Pothin et se retira au milieu des acclamations. Une inscription lapidaire a conservé ce cher et illustre souvenir :

ad memoriam æternam
Sous le jubilé du 18e siècle, le 19 avril 1805, le Pape Pie VII est venu donner sa bénédiction dans cette église dédiée à saint Pothin, martyr, premier évêque de Lyon.
— MDCCCV.—

Après la Révolution, sous le premier empire, en 1809, quelques anciennes religieuses de la Visitation se réunirent de nouveau, habitèrent d’abord les Lazaristes jusqu’en 1838 ou 39, ensuite allèrent à la Croix-Rousse, et rétablirent le monastère de leur ordre vers la rue qui s’appelle aujourd’hui rue de Nuits, et qui naguère encore s’appelait rue de la Visitation. Mais les troubles civils qui plusieurs fois éclatèrent sur ce mont Aventin de notre ville les décidèrent à changer de résidence. De cet ancien couvent de la Croix-Rousse, vendu d’abord, puis démoli, il ne reste rien aujourd’hui. En 1856, les religieuses de la Visitation allèrent s’établir à Saint-Just, le long des remparts, en haut de la montée du Télégraphe. C’est là qu’elles vivent en paix, loin du bruit du monde, et sous la protection voisine de Notre-Dame de Fourvière.

SAINTE-MARIE-DES-CHAÎNES



QUELQUES mois avant la mort de sainte Chantal, un troisième monastère se fondait à Lyon. Une jeune fille originaire du Bugey, Mlle Antoinette de Montvert, qui avait une sœur déjà religieuse au couvent de Bellecour, allait être l’instrument dont Dieu se servirait pour agrandir encore la famille de saint François de Sales. Seule héritière de la maison du sieur Melchior de Montvert, bourgeois de Lagnieu, elle était très recherchée dans le monde et de brillants partis lui étaient offerts. Ses désirs secrets la poussaient vers Dieu ; aussi, sans rien manifester de ses projets, demanda-t-elle à ses parents la permission d’aller à Lyon dire adieu à sa sœur, avant de s’engager dans les liens du mariage. Cette permission lui fut aisément accordée. Elle pénétra dans le monastère, et après qu’elle y fut entrée, elle n’en voulut plus sortir. Après y avoir demeuré quelques jours, elle découvrit son dessein à la supérieure, qui était sa cousine, Mme de Blonay. Voulant se faire religieuse, ayant des biens dont elle pouvait disposer, elle fut remplie de joie à la pensée qu’on lui suggéra qu’elle, pouvait fonder dans notre ville un troisième monastère.

Mais cette fondation nouvelle rencontra un obstacle de premier ordre dans l’opposition absolue du cardinal de Richelieu, qui longtemps ne voulut en entendre parler. Mgr l’archevêque de Vienne, alors présent dans notre ville, voulut profiter de cette situation, et offrit à plusieurs reprises sa ville archiépiscopale pour la fondation projetée, mais M. Deville, alors grand vicaire de Lyon et custode de Sainte-Croix, finit par obtenir l’approbation de Son Éminence, qui vit la jeune fondatrice, et en fut si touchée, qu’elle voulut elle-même chercher et choisir le futur local du nouvel établissement.

Ce choix fut définitivement fixé sur un emplacement agréable
veüe du pont de chaîne qui ferme la rivière de saône à lion
de la rive gauche de la Saône, à l’extrémité de la ville. Il y avait là une belle maison, avec de frais ombrages, ce bon air et beau promenoir », appartenant à un citoyen de Lyon, originaire de Milan, nommé Moneri. Cette propriété fut achetée, et le contrat de fondation, en date du 16 mai 1640, put recevoir son exécution. Cette maison devint le troisième monastère de la Visitation à Lyon, et prit le nom de Sainte-Marie-des-Chaînes, à cause du voisinage des chaînes qui étaient tendues sur la Saône pendant la nuit, pour empêcher l’entrée furtive dans la ville des bateaux et des marchandises. Cette appellation, jointe à un autre fait dont nous parlerons plus bas, nous aidera à déterminer d’une façon plus précise l’emplacement du monastère.

Pour l’établissement de ce nouveau couvent, les sœurs de Bellecour désignèrent comme supérieure la sœur Anne-Marie Pillet, qui s’était distinguée pendant la peste, qui avait fondé la maison de Villefranche dont elle fut six ans supérieure, et qui devait mourir à Bourg-en-Bresse. Elles lui donnèrent pour compagnes sœur Marie-Hélène Bernardon, qui, après avoir été assistante de la première supérieure, devint supérieure à son tour et resta trente-cinq ans dans cette communauté, sœur Louise-Catherine Vernat, sœur Marie-Bonne de Séverat, sœur Jeanne-Charlotte de Montvert, sœur de la fondatrice, sœur Marie-Sibille Bruyas, et sœur Marie-Françoise de Lestang. Conduites par messire Claude Deville, docteur en théologie, custode de Sainte-Croix et vicaire général substitué de Son Éminence, toutes ces religieuses arrivèrent à Sainte-Marie-des-Chaînes le 26 septembre : les Almanachs de Lyon disent le 27, mais le livre du couvent que j’ai sous les yeux dit le 26 ; elles ne furent réellement installées que le 29. Ce jour-là, on célébra la sainte messe, et les religieuses commencèrent à réciter l’office divin, « le reste des cérémonies étant différé à cause du bâtiment du chœur et accommodement de la chapelle, qui ne put être parachevée que le 25 du mois de mars, jour de l’Annonciation de Notre-Dame, auquel jour on exposa le très saint Sacrement, on bénit la chapelle et tout le monastère, et l’on mit entièrement la clôture ».

Trente ans plus tard, sœur Louise-Catherine Vernat étant supérieure, le 4 janvier 1671, l’église fut consacrée par Mgr Camille de Neuville, sous le vocable de saint François de Sales. Ce fut la première église dédiée et consacrée en France à l’honneur de cet aimable saint, ce La dévotion et le concours de peuple y furent extraordinaires, dit le court récit de la supérieure, nonobstant l’inondation des eaux qui était grande, occupant les rues jusques proche de notre monastère. » Je ne pourrais donner une idée de cette église, mais le chœur devait être grand, car il comprenait trente-sept stalles pour les sœurs choristes, y compris celle de la supérieure, ce qui faisait dix-huit stalles de chaque côté ; il y avait aussi trois grands bancs pour les sœurs associées. On y remarquait un grand tableau représentant un crucifix, avec la sainte Vierge et saint Jean l’Évangéliste de chaque côté de la croix, et sainte Madeleine au pied. La sacristie avait d’abord, en fait de linges d’église et d’ornements, été fournie par les sœurs de Bellecour, mais bientôt les religieuses de Sainte-Marie-des-Chaînes eurent complété cette partie du mobilier avec richesse. Ce monastère eut, à un moment donné, une très grande prospérité, on y compta jusqu’à trente novices.

Mais cette prospérité n’eut qu’un temps. En feuilletant les éloges funèbres des supérieures de Sainte-Marie-des-Chaînes, nous nous rendrons compte du changement de situation qui peu à peu s’opéra. Sœur Louise-Catherine Vernat, supérieure, mourut en 1689 ; il est dit d’elle : « Elle avait toujours l’œil de la prévoyance ouvert…, car il fallait avoir soin de l’entretien de plus de soixante personnes dont la communauté était composée, et payer de grands intérêts que l’on devait de l’achat de notre maison, et ses revenus très petits… Quand Dieu nous l’a ôtée, elle a vu cette maison beaucoup augmentée en de beaux fonds, sans dette et commodément logeable, à la réserve d’un bâtiment neuf qu’elle n’a osé entreprendre, pour y vivre selon la pauvreté évangélique. » Donc, à cette époque, il n’y avait pas de dette, mais, quoique commodément logeable, la maison était à reconstruire.

Dans la notice funèbre de Séraphique Baconnier, supérieure, on lit : « Il n’a pas tenu à elle que nous n’eussions aucune méchante affaire : sa charité usa de tous les moyens d’honnêteté pour éviter ce grand procès que nous avons contre MM. les comtes de Saint-Jean, de cette ville. »

Enfin, sœur Séraphique d’Honoraty meurt en 1729 ; il est dit d’elle : ce C’est à elle que nous avons l’obligation de nous avoir fait bâtir le bâtiment étant presque achevé fut éboulé entièrement. Cet événement, quelque triste qu’il fût, ne l’abattit point… elle ne laissa pas son ouvrage imparfait, elle fit recommencer sur nouveaux frais, elle eut la consolation de voir la fin de son entreprise, et notre maison achevée, qui nous était absolument nécessaire, étant très mal logées. »

De ces faits il ressort avec évidence que le monastère fut engagé dans les dettes, et même d’une manière considérable. Un peu plus tard surviennent les lois sur la conventualité, et alors l’existence du monastère fut mise en question. C’est en effet ce que prouve la pièce suivante :

« Ce jourd’hui, 23 juin 1753, la communauté capitulairement assemblée, au son de la cloche, dans la salle du Chapitre, à la manière accoutumée, la mère supérieure a dit qu’aucune des sœurs n’ignorait le fâcheux état des affaires temporelles du monastère, occasionné par les dettes considérables que l’on a contractées pour l’entretien des personnes qui le composent et des bâtiments qui en dépendent, que les choses en sont venues au point qu’il serait impossible de payer lesdites dettes et de subvenir à l’entretien des religieuses, ce qui l’a engagée d’avoir recours de leur avis à Son Éminence pour pouvoir prendre quelque arrangement capable de remplir ces deux objets, que l’on avait pu obtenir la permission de la Cour de vendre une partie des immeubles pour satisfaire les créanciers, que Son Éminence s’étant adressée à la Cour pour obtenir les secours nécessaires à la communauté dans les circonstances présentes, la commission établie par Sa Majesté pour ces sortes d’affaires a offert des pensions viagères pour les religieuses professes, à condition qu’elles consentiraient à l’extinction et suppression de ce monastère sans que néanmoins les dites religieuses soient obligées d’en sortir, avant qu’elles soient réduites au nombre de huit ou dix, et que jusque-là la conventualité subsisterait dans ledit monastère, qu’en conséquence de ladite réponse, le promoteur général du diocèse avait présenté requête à Son Éminence Mgr le cardinal de Tencin, archevêque et comte de Lyon, pour parvenir à ladite suppression et extinction et assurer parla le payement des dettes et la subsistance des religieuses de la maison, qu’il avait fait assigner la communauté à donner son consentement aux dites suppression et extinction, le 14 avril dernier, et qu’il était nécessaire de prendre un parti définitif, que c’est sur quoi elles ont à délibérer. » — Suit le procès-verbal de la délibération.

Les religieuses de Notre-Dame-des-Chaînes étaient alors au nombre de soixante-deux, elles délibérèrent et consentirent à l’extinction de la communauté quand elles ne seraient plus qu’au nombre de dix, c’étaient donc cinquante-deux décès à attendre. On devait donner deux cent cinquante livres de rente annuelle et viagère à chacune des religieuses. Mais l’avenir se chargea de modifier ce programme : la Révolution arriva la première ; car, en 1789, sœur Marie-Christine Conque est élue supérieure ; en 1790, au mois de novembre, les religieuses confirment une dernière fois leurs vœux, la vie conventuelle existe encore à Sainte-Marie-des-Chaînes. Mais n’importe, la Révolution ne frappa là qu’un agonisant qui allait mourir de lui-même. En 1807, 27 août, l’ancien claustral de ce monastère fut mis à la disposition du ministre de la guerre ; depuis cette époque, les soldats ont succédé aux filles de saint François de Sales, et cette circonstance nous aide à déterminer l’emplacement de Sainte-Marie-des-Chaînes ; il devait occuper les terrains où sont aujourd’hui la manutention militaire et les magasins d’habillement et de campement. Aujourd’hui il ne reste rien de l’ancien monastère, ni une pierre, ni un nom.

SOURCES :

Vies de saint François de Sales et de sainte Chantal.

Le P. Hélyot :Dictionnaire des ordres monastiques.

Le P. Maillaguet :Miroir des ordres religieux.

Clapasson, Chappuzeau, Guillon, Cochard, Montfalcon.

Manuscrit inédit du couvent de l’Antiquaille.

Les Premières Mères de la Visitation.

Archives municipales.

Lyon ancien et moderne : Antiquaille, Gendarmerie.

Revue du Lyonnais, février 1843.

Relation du voyage des Visitandines fuyant Lyon.

Archives du Rhône, VII, p. 241.

Histoire de l’hospice de l’Antiquaille, par Achard James.