Les arpents de neige/04

La bibliothèque libre.
Nouvelle Librairie Nationale (p. 46-56).


IV
de charybde en scylla

Une sensation de fraîcheur rappela miss Clamorgan à la vie.

Elle remua un peu la tête, puis ouvrit de grands yeux vagues dans la clarté encore indécise de l’aube. Peu à peu, ses regards s’animèrent jusqu’à briller du plus vif éclat lorsqu’elle eut reconnu son père assis auprès d’elle. Un étranger se tenait à ses côtés.

— Comment vous sentez-vous, Elsie ? demanda le fermier avec son flegme habituel.

Elle répondit simplement :

— Bien.

Mais, aussitôt, elle s’inquiéta :

— Où sommes-nous ? Le radeau…, les Indiens…

— Il n’est plus question de cela, Elsie. Nous sommes hors de danger.

Puis, se tournant vers son voisin, il ajouta :

— Et c’est ce gentleman qui nous a sauvés…

Elle jeta un coup d’œil sur le personnage qu’on lui présentait. C’était un grand garçon d’une vingtaine d’années, brun comme un Mexicain, dont il avait le type fin et l’air aristocratique, bien qu’il portât la blouse en peau tannée et les pantalons de cuir, ornés de rassades, des trappeurs du Nord Ouest.

Miss Clamorgan se souleva sur un coude et tendit sa main un peu longue, mais blanche, au jeune homme brun.

Au même instant, elle s’aperçut que le fermier avait un bras en écharpe.

— Vous êtes blessé, mon père ?

— Oh ! ce n’est rien. Une petite écorchure à mon bras comme vous à votre front.

Elle porta vivement la main à sa tête et sentit le mouchoir encore humide qu’on y avait fixé.

— Ah ! c’est vrai, fit-elle, je ne me souvenais plus… C’est, en vérité, merveilleux que nous soyons encore en vie. Mais, que sont devenus les autres ?

— Morts ! affirma le jeune homme, qui n’avait pas ouvert la bouche jusque-là… Morts ou tombés entre les mains des Cris…

Voyant qu’elle avait repris complètement possession d’elle-même, le fermier, en quelques mots rapides, la mit au courant des derniers événements ou, du moins, de ce qu’il en savait, car, au moment où sa fille s’évanouissait, une balle lui éraflait fortement le bras gauche. Toutefois, préoccupé avant tout de savoir si son enfant vivait, il était resté penché sur elle un temps inappréciable. Quand il avait relevé la tête, la chaloupe et le radeau accostaient la berge sans qu’il pût s’expliquer par quel mystère.

Au même instant, il recevait derrière le crâne un coup violent qui le jetait sur le radeau, étourdi. Lorsqu’il retrouva ses esprits, il faisait nuit toujours ; seulement autour de lui régnait un profond silence ; il sentait sa tête un peu douloureuse et resta longtemps étendu dans un état de prostration qui ne lui permit pas de se rendre compte de sa situation. Peu à peu cependant, ses idées devinrent plus nettes ; il aperçut un homme accroupi non loin de lui ; il l’avait pris pour un Peau-Rouge d’abord, mais l’autre, en peu de mots, l’avait rassuré.

— Et depuis ce temps, achevait Hughes Clamorgan, nous nous sommes surtout occupés de vous, Elsie. En sorte que j’ignore encore comment ce garçon nous a soustraits aux Indiens…

Et, ce disant, le fermier se tournait vers le jeune homme assis à l’écart.

Mais ce dernier ne parut nullement désireux de répondre à cette question indirecte. Il se contenta de désigner du doigt à ses compagnons une légère fumée qui s’élevait à une certaine distance au-dessus des buissons, sur la rive opposée de la Saskatchewan.

— Là-bas est le camp des Cris, dit-il. Voici le jour qui vient. Il ne faudra pas trop s’attarder ici.

Et, fixant sur la jeune fille ses yeux bruns, il continua :

— Si vous ne vous sentez pas trop fatiguée, miss, vous quitterez même le plus tôt possible ces lieux.

Miss Clamorgan affirma qu’elle se trouvait maintenant tout à fait remise et qu’elle ne demandait qu’à s’éloigner. Le farmer approuva aussi la proposition. Toutefois, il exprima avec un soupir son regret d’être contraint de partir l’estomac creux, et, questionnée par lui, sa fille avoua se trouver dans les mêmes dispositions.

L’étranger prit alors la parole :

– J’ai ce qu’il vous faut. Suivez-moi seulement, et vous serez satisfaits.

Très intrigués, les deux Anglais gagnèrent, à la suite de leur guide, un bouquet de trembles.

Derrière les halliers, une jument alezane, un peu maigre, mais d’apparence très vigoureuse, mordillait le tronc auquel on l’avait attachée.

Au troussequin élevé de la selle étaient fixés, outre une couverture roulée, une gourde et un petit sac de peau que gonflait son contenu.

Le jeune homme prit l’une et l’autre :

— Voilà de l’eau et du rhum, dit-il en élevant la gourde. Quant à ceci, c’est du « pemmican ».

Lorsque Hughes Clamorgan et sa fille se furent désaltérés à leur gré et qu’ils eurent absorbé leur content de la grossière mais fortifiante nourriture, le possesseur de la jument, ayant détaché sa monture, se tourna vers eux :

— Le moment de nous séparer est venu, dit-il. Le mieux que vous ayez à faire est de gagner au plus tôt Battleford. Les abords maintenant en sont libres. Le colonel Otter y amène des renforts ; vous n’aurez rien à y craindre des Indiens.

— Mais, objecta le farmer, c’est qu’il y a fort loin d’ici Battleford, et…

Il y a environ quatre-vingt-huit milles, reprit l’autre sans s’émouvoir. Mais voici une jument qui vous mènera au but sans encombre… Elle est très douce, très…

— Comment, vous nous céderiez votre monture !

La figure grave du jeune homme s’éclaira d’un léger sourire.

— Vous ne prétendez pas, je pense, faire ce trajet à pied… surtout dans l’état où vous êtes et sans prendre de nourriture… Or, vous aurez, au moins, du pemmican…

— Fort bien ! Mais vous-même, comment allez vous faire ?

Oh ! moi, je ne suis pas blessé, et puis j’ai une bonne carabine. Quant au cheval, il ne me sera pas difficile de m’en procurer un autre…

— Veuillez excuser mon indiscrétion, jeune étranger, dit alors Hughes Clamorgan avec une nuance de raideur, mais votre accent me laisse croire que vous n’êtes pas Anglais… j’entends Canadien-Anglais ?

— Non, je suis demi-blanc.

— Demi-blanc… écossais ?

Appuyé sur sa carabine Winchester, vis-à-vis du fermier qu’il enveloppa d’un coup d’œil résolu, le jeune homme répondit d’un ton ferme :

— Non, sir. Demi-blanc français.

Un silence un peu embarrassé suivit ces paroles. Enfin, l’Anglais, portant la main à sa ceinture, s’écria avec une évidente satisfaction :

— Grâce au ciel, je possède encore mes papiers et aussi quelques valeurs que j’avais emportées…

Et, aussitôt, d’un ton plus froid :

— À combien estimez-vous votre jument ?

Cette brusque question parut légèrement inter loquer le métis. Il répondit enfin :

Mais je vous la cède pour aller à Battleford… vous me la rendrez quand vous pourrez.

Depuis un instant, miss Elsie fixait d’un œil pensif l’étrange garçon. Il s’en aperçut et, se tournant vers elle :

Acceptez, miss, supplia-t-il… il y va de votre salut, peut-être…

— Jeune homme, reprit Hughes Clamorgan avec autorité ; vous nous avez sauvé la vie. C’est fort bien. Mais, à quel titre ?

— Comment, à quel titre ?

— Vous ne comprenez pas ? Je veux dire que, bien que vous soyez un demi-blanc français, ce n’est pas comme ennemi, sans doute ?

Le Métis semblait perplexe. Il répondit enfin, hésitant :

— C’est à titre de chrétien.

— Parfaitement ! s’exclama le fermier de l’air triomphant d’un homme qui vient de faire une découverte. Je vous ai compris. Mais, croyez-moi, mieux vaudrait avouer que vous cherchez à réparer, autant qu’il vous est possible, l’erreur, la folie de vos frères. Cette franchise serait tout à fait honorable pour vous. Vous reconnaissez quel est le parti de la justice et de la civilisation… Alors, pourquoi hésiter davantage ? Laissez les sauvages demi-blancs et indiens à leurs massacres et accompagnez-nous à Battleford…

L’Anglais eût, sans doute, continué cette espèce de monologue durant un instant encore si le Métis, dont le visage, après avoir exprimé la stupéfaction, était devenu d’une couleur terreuse, ne lui eût jeté brusquement entre les mains les rênes de sa jument :

— Pas un mot de plus, sir ! s’écria-t-il d’une voix tremblante d’émotion. Pas un mot, vous m’entendez !… Et vous, miss, adieu…

Il fit deux ou trois pas avec précipitation, comme pour s’éloigner, puis, brusquement arrêté, se retourna, enveloppa la jeune fille d’un regard inexprimable où passait un vertige et lui jeta sourdement ces mots :

— Fuyez !… fuyez à Battleford !

Et il disparut derrière les trembles…

Le père et la fille demeurèrent un court instant debout l’un près de l’autre, comme pétrifiés d’étonnement et les yeux fixés sur le hallier, dont les branches frémissaient encore de la fuite précipitée du jeune homme.

Le farmer, bien qu’il ne fût pas le moins stupéfait des deux, retrouva le premier son sang-froid. Se tournant vers miss Elsie, il déclara :

— En vérité, voilà une étrange aventure.

Elle se contenta de répondre, toute pensive :

— Bien étrange, en effet, mon père.

— Maintenant, reprit le colon toujours pratique, il convient de ne pas s’y arrêter outre mesure. Il est urgent que nous quittions cet endroit, paraît-il. Or, nous avons là une monture qui semble vigoureuse, des vivres pour un jour et demi au moins. En route pour Battleford !

Comme il se sentait un peu affaibli, à cause du sang qu’il avait perdu, il prit place lui-même sur le dos de la jument. Sa fille monta en croupe. De sa main libre, il reprit les rênes, et, des deux talons, poussa en avant sa monture.

Ils avancèrent vers l’Est sans jamais perdre de vue la rivière, dans un silence à peine interrompu de temps en temps par le fermier qui se plaignait de souffrir de la tête. Le ciel était assez clair ; le soleil venait de se lever, et des buées blanches flottaient encore parmi des débris de glaçons. À l’approche des voyageurs, des essaims de loriots noirs et dorés s’enlevaient des buissons de la rive : des espèces de gerboises appelées dans le pays « gophers » filaient sous leurs pieds. La prairie où pointaient çà et là des bouquets d’arbres s’étendait en face d’eux, illimitée.

— Savez-vous l’idée qui me vient, mon père ? dit tout à coup miss Elsie. Eh bien ! je songe à ce garçon que j’ai certainement vu quelque part, je ne sais plus où, avant la rébellion… Et je m’imagine que c’est lui qui nous a envoyé, après le massacre de Frog-Lake, l’avertissement de gagner le Fort-Pitt.

Le fermier réfléchit un instant.

— C’est, en effet, fort possible. Mais, n’importe, je ne vois pas du tout à quel titre il nous rend ces services. Son départ précipité de tout à l’heure est étrange. Je me serais donc trompé sur ses intentions. Mais, alors, à quel mobile a-t-il obéi ?

Après un moment de silence durant lequel il parut chercher la solution de ce problème, il se décida à conclure :

— Non, je ne devine pas… Ni vous non plus, sans doute ?

Un sourire énigmatique que le fermier ne pouvait voir effleura les lèvres roses de miss Elsie. Toutefois, elle répondit :

— Ni moi non plus, mon père.

Toute la matinée, ils chevauchèrent sans arrêt. De temps à autre, le colon mettait pied à terre pour soulager sa monture.

Vers midi, ils aperçurent une ferme abandonnée, Un vieux chien efflanqué, presque mourant, qui gisait, les deux pattes cassées, près d’une boite à savon vide, troubla seul de ses jappements le silence environnant dès qu’ils eurent franchi la « fence ». Leur jument, une fois dessellée, trouva dans l’écurie abondance d’orge et de paille de maïs. Eux-mêmes découvrirent dans un coin de la victuaille encore fraîche et de nombreuses bouteilles de spiritueux.

Après un dîner frugal, mais auquel ils firent honneur, et une sieste d’une heure où ils retrempèrent leurs forces, ils jugèrent à propos de reprendre leur route.

Comme ils quittaient l’enceinte, la jeune fille poussa un léger cri. Le fermier, occupé à assujettir une boucle de la sangle, releva vivement la tête.

À cent pas d’eux, une troupe d’une demi-douzaine de cavaliers pointait dans leur direction.

— Les Indiens ! murmura miss Elsie, pâle comme une morte.

Se dérober était désormais impossible. Déjà, des carabines s’apprêtaient pour le cas où les fugitifs eussent esquissé une velléité de fuite.

Hughes Clamorgan prit sa monture par la bride et attendit.

Bientôt, il devint évident que ces cavaliers étaient, pour les trois quarts, non des Indiens, mais des Métis, et cette constatation soulagea un peu les deux Anglais, encore qu’ils qualifiassent les uns et les autres de sauvages.

Quand ils ne furent plus qu’à une centaine de pas, celui qui paraissait le chef se détacha du groupe et s’avança au petit galop, la carabine en arrêt.

Sans attendre son injonction, et pour prouver leurs intentions pacifiques, le père et la fille avaient, selon la coutume des gens de la frontière, levé les bras.

Celui qui s’approchait était un homme court et trapu d’une quarantaine d’années, les yeux perçants, la barbe fournie et noire.

— Seriez-vous les propriétaires de cette ferme ? questionna-t-il d’un ton bourru, en désignant de la tête l’habitation de bois.

Le colon fit un signe négatif.

Au même instant, les yeux vifs et mobiles du Métis s’arrêtèrent sur la monture des fugitifs. Il s’écria :

— Eh ! mais je connais cette jument, ce me semble ! N’a-t-elle pas sur la croupe à droite une marque blanche ?

Il poussa son cheval de ce côté. Une courte ligne de poils blancs, stigmates d’une ancienne blessure, s’y détachait sur le fond plus sombre de la robe.

Dans son patois français, il murmura :

— Parbleu ! c’est ben elle !… C’est la cavale à Jean La Ronde.

Et, se tournant vers les fugitifs, il demanda en anglais, cette fois, et d’un ton sévère :

— Comment se fait-il qu’elle soit en votre possession ?

En quelques mots brefs, le fermier narra l’aventure.

— Voilà qui est bien invraisemblable, observa le Métis. Un demi-blanc faire cadeau de sa jument à des Anglais ! En vérité, vous nous prenez pour des imbéciles ! Vous allez nous suivre à Batoche !

Hughes Clamorgan voulut protester :

— Ce que vous faites est arbitraire, dit-il. Nous sommes des non-combattants, de libres sujets de la reine. Vous vous exposez de gaieté de cœur aux sévérités de notre Gouvernement !

L’homme, à ces rodomontades, haussa les épaules :

— Peu m’importe ! L’histoire de cette jument doit être éclaircie. Apprêtez-vous à nous suivre à Batoche.

Les autres cavaliers s’étaient rapprochés. Sur un signe de leur chef, ils encadrèrent les deux Anglais, et la petite troupe, augmentée de ses prisonniers, se dirigea vers le Sud.