Les arpents de neige/05

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Nouvelle Librairie Nationale (p. 57-66).


V
un point noir

Résolu à se défendre à Batoche jusqu’à la dernière extrémité, Louis Riel venait d’appeler à lui tous les Métis des settlements environnants et ceux qui, plus rudes encore, vivaient dans la prairie de la vie nomade des Indiens.

Il avait fait fortifier le cimetière, mis en état de défense les alentours du bac, seuls points vraiment importants, le reste du village consistant en « log-huts », habitations très primitives faites de troncs de sapin, égrenées sur les bords de la rivière, quelques-unes blanchies à la chaux, mais toutes entourées de quelques arpents de terre assez bien cultivés et donnant accès à la Saskatchewan.

Chaque jour arrivaient au gué de Batoche des settlers de sang-mêlé avec leurs approvisionnements et leurs bestiaux et des bandes de trappeurs étranges aussi basanés que des Peaux-Rouges, qu’ils rappelaient par la silhouette et l’allure. Au reste, il se trouvait parmi eux bon nombre de sauvages venus des réserves voisines, de celle de « One-Arrow » particulièrement, toute proche de la paroisse de Saint-Laurent. Ceux-là étaient reconnaissables à leurs grands airs nonchalants plus encore qu’à leurs faces glabres encadrées de chevelures noires et tombantes tressées en cadenette, et ils passaient à jouer aux cartes et à fumer des pipes tout le temps qu’ils n’employaient pas à explorer sur leurs vigoureux petits « broncos » les deux rives de la Saskatchewan.

Riel avait aussi rappelé la bande qui, sous la conduite de Gabriel Dumont, opérait, non sans succès, contre la police montée, du côté de Battleford.

Les membres de la famille La Ronde restés à Batoche attendaient donc incessamment le retour de Vallonges et des deux fils aînés qui faisaient justement partie du contingent. Mais seuls, Pierre et le Français devaient reparaître au village, Jean La Ronde ayant disparu la veille au matin dans des circonstances étranges qui avaient laissé Henry perplexe.

La nouvelle de la destruction du Frog-Lake, le 31 mars au soir, et de la marche des Cris sur le Fort-Pitt, leur était parvenue au moment où ils levaient le camp. Le Français, qui se trouvait près de Jean au moment où Pierre venait de leur transmettre cette nouvelle, remarqua bien l’émotion qu’elle produisait sur le fils cadet de son hôte ; toutefois, le jeune homme gardant le silence, par discrétion il ne le questionna pas.

Seulement, l’heure du départ venue, il constata son absence. Intrigué, le Français interrogea Pierre à ce sujet, mais celui-ci, d’un air sombre, haussa les épaules :

— Ah ! je ne veux pas « savouère » ce qu’il est devenu. C’est un homme qui n’a pas le cœur d’un Bouais-Brûlé !

Et, durant le reste du trajet, il évita de faire la moindre allusion au disparu.

Le lendemain, dans la matinée, les Métis atteignaient les berges de la Saskatchewan méridionale, mais ce ne fut pas sans peine, à cause de la débâcle commençante des glaces, qu’on gagna le village construit sur la rive droite.

Le premier soin du Français fut de rassurer les La Ronde sur le sort du cadet. Il dut même faire appel au témoignage de Pierre pour persuader à la mère que son fils n’était ni mort ni blessé.

Le père et l’aïeul se montraient plus calmes. Habitués à la vie aventureuse des plaines, ils ne s’étonnaient pas outre mesure de l’incident.

— Il ne va pas tarder à s’en r’venir, sûrement, disait Baptiste. C’est pt’être ben sa jument qui s’est détachée et ensauvée.

— Ou lui qui s’est ensauvé sur sa jument, ricana Pierre, mais assez bas pour que, seul, Henry de Vallonges, qui se trouvait près de lui, pût l’entendre.

Le reste de la journée s’écoula sans qu’aucun des membres de la famille se préoccupât, du moins en apparence, du sort de Jean.

Toute l’après-midi, sur les bords mêmes de la rivière, des escouades de Métis furent occupées à creuser avec des pics ces trous reliés par des tranchées et destinés à abriter les tirailleurs, ces « rifle-pits » (puits à fusils), selon l’expression anglaise, qui devaient être, quelques semaines plus tard, si fatals aux soldats de la « puissance »,

La nuit vint parmi le vent qui soufflait en rafales et la neige tourbillonnante.

Sur son matelas en feuilles de maïs, Henry de Vallonges attendit quelque temps le sommeil. Le sort de Jean La Ronde, sans l’inquiéter précisément, le préoccupait. Il nourrissait une sympathie particulière pour ce garçon un peu mystérieux. Chez ses frères, plus frustes, revivait davantage l’indigène stoïque et brave. La sensibilité plus fine de celui-ci le rapprochait plutôt de ses origines françaises. Sans être grand psychologue, Henry de Vallonges le sentait nettement… La conduite du Métis l’intriguait, et il se promettait de faire tous ses efforts pour l’éclaircir à la prochaine occasion.

Le lendemain, le vent avait cessé, et un soleil léger caressait doucement la neige durcie par la gelée de la nuit. Dans ce froid, mais joli matin d’avril canadien, le Français descendit, à travers les bois qui entouraient le village, jusqu’aux bords de la rivière. Des Métis travaillaient déjà aux « rifle-pits ». Quelques-uns, tout en maniant le pic, entonnaient à pleine voix une chanson de bûcherons qui montait alerte et vive et bien française dans l’air sonore.

Nous avons roulé le Long-Sault,
Nous l’avons roulé tout d’un morceau
 Ah ! que l’hiver est longue !
Rouli, roulant, ma bosse roulant,
En roulant ma boule roulant,
 En roulant ma boule !

Henry de Vallonges écoutait l’amusant refrain, tout songeur, appuyé sur le canon de son fusil. Depuis qu’il avait mis le pied dans ce pays, il se sentait vraiment naître un peu plus chaque jour à une vie nouvelle. Les événements de la semaine précédente – les engagements qui avaient déterminé l’évacuation de Carlton par les troupes du colonel Irvine et du major Crozat — lui avaient fait connaître les émotions et les enivrements de la lutte.

Et maintenant, par ce matin d’avril où le rude hiver boréal laissait ses traces, il avait comme une hallucination du passé : à voir s’agiter ces gens basanés vêtus de cuir et de laine, à contempler sur la rive opposée des tentes indiennes qui fumaient, il évoquait un camp de batteurs d’estrade de Montcalm devant le Saint-Laurent. Même ciel, même cadre presque et mêmes hommes. Des interpellations se croisaient autour de lui en français archaïque, des chansons de jadis arrivaient en bribes à ses oreilles, des noms même parfois le faisaient tressaillir, de beaux noms où semblait tinter claire toute l’ancienne France ; car le sang des Montigny, des Saint-Georges, des Varennes, des Saint-Luc-de-Repentigny, coulait, mêlé au sang indien, dans les veines de beaucoup de ces rudes chasseurs de fourrures. L’âpre lutte du dernier siècle commencée aux bords de l’Atlantique semblait se poursuivre avec les mêmes éléments à des centaines de lieues au nord-ouest dans le pays sauvage de la Saskatchewan.

Et Henry de Vallonges, replacé par les circonstances dans son milieu de tradition, se sentait plus fort, plus viril, renouvelé pour ainsi dire, prêt à des choses héroïques.

— Il fait « frette » à matin, M’sieu le vicomte, dit une voix grave près de lui.

Il se retourna. Jean-Baptiste La Ronde s’avançait.

Après les banalités ordinaires sur l’état du ciel, banalités qui ont cours sous toutes les latitudes, le Métis dit :

— Le poudrin et l’ouragan de cette nuit ont causé un brin de tracas à ma femme… rapport au cadet, v’savez ben… qu’est pas encore r’venu…

C’était la première fois depuis les explications de la veille au matin que le père faisait allusion à l’aventure du fils. La conversation continua sur ce sujet durant quelque temps, le Bois-Brûlé s’en tenant à son opinion de la veille : à savoir qu’un simple incident avait dû retarder le jeune homme au départ de la colonne.

À la fin pourtant, Henry de Vallonges crut démêler dans ses propos un peu d’inquiétude :

— C’est vrai tout de même, ajoutait le Bois Brûlé, c’est vrai qu’alors il aurait dû être de retour hier au soir… Mais il est capable, après avouère rattrapé sa jument, d’être reparti sur la piste d’un ours… Il est si drôle, le cadet… depuis surtout qu’il est allé à Saint-Paul vendre des peaux, il est comme changé. Il était gai, dans le temps, et luron, fallait voir. À c’te heure, v’savez ben, y ne mange qui vaille, y ne chante plus comme devant, il a quelque chose, ben sûr…

Tout en parlant, ils regagnaient le village. Un Métis qui redescendait à la rivière les croisa. En passant, il dit joyeusement :

— Vous ferez ben, père Baptiste, d’aller mettre la paix entre vos gâs… Y a Pierre et Jean qui se disputent dur là-haut.

La Ronde s’arrêta net.

— Jean, vous dites ?… Vous vous trompez sans doute !

— Oh ! que nenni ! c’est ben votre cadet…

— Où sont-ils ?

— À l’autre bord du village, vis-à-vis chez les Guérin.

Déjà, le compagnon du Français s’éloignait à grandes enjambées, les lèvres serrées, les sourcils froncés :

Bigre ! se dit intérieurement Vallonges, il n’a pas l’air si placide que tout à l’heure le père Baptiste !

Il fut bientôt à même d’apprécier la justesse de cette réflexion intime.

Bien avant d’arriver à l’autre extrémité du village, ils aperçurent les deux frères arrêtés au bord du chemin. Ils discutaient, en effet, et de façon si vive, que, de loin, ils paraissaient prêts à en venir aux mains. Les deux hommes ayant pu s’approcher d’eux sans être remarqués, des mots malsonnants leur arrivèrent aux oreilles. D’un ton rude, le père cria :

— Silence ! les gâs…

À cette voix bien connue, les jeunes gens tournèrent la tête. Mais telle était leur exaltation que l’intonation sévère de Baptiste ne les intimida pas. Violemment, l’aîné se porta en avant, la figure toute pâlie sous son bistre, et sa longue cicatrice blanchie par le courroux.

— Père ! s’écria-t-il en désignant le cadet de son doigt tendu, sais-tu où il était ? Au Fort-Pitt ! Oui, au Fort-Pitt… avec les Anglouais… un Bouais-Brûlé !

— Menteur ! riposta Jean exaspéré… J’étais en mêle les Cris… Et puis, d’abord, ça ne r’garde personne !

— Mais ça me r’garde, moué ! dit à son tour Baptiste La Ronde qui s’était avancé. M’expliqueras-tu cette « averdingle » (fredaine) ?

En dépit de son extrême excitation, le cadet dut consentir à donner des éclaircissements. Il reprit donc le récit fait un instant avant à son aîné : il s’était tout simplement rendu au Fort-Pitt après la destruction de Frog-Lake, dans l’espoir d’arracher quelques victimes aux sauvages si le poste était enlevé par eux…

Comme la première fois, Pierre accueillit cette explication par un haussement d’épaules accentué d’un insolent ricanement : une pareille histoire lui semblait stupide. Évidemment, son frère avait eu un autre but en se rendant au Fort-Pitt. Mais lequel ? Il semblait, depuis quelque temps, porter un intérêt si singulier aux Anglais ! Que se passait-il ? Un soupçon affreux commençait à envahir le jeune Métis ; il le repoussait : le soupçon était là pourtant, et, sous l’empire de la colère, ses propos tout à l’heure l’avaient presque trahi…

Le père, cependant, poursuivant ses questions, demandait à son cadet des détails plus précis.

Cette fois, Jean sentit un singulier malaise l’envahir… Il ne pouvait parler de Hughes Clamorgan et moins encore de sa fille. Cette aventure, où ses sentiments les plus intimes étaient en jeu, devait demeurer son secret… Il se borna donc à raconter ce qu’il savait de la prise et l’incendie du Fort Pitt, ajoutant, sans insister, qu’il avait eu la chance de sauver quelques colons d’une mort certaine et probablement horrible, lorsque le radeau était tombé aux mains des Peaux-Rouges.

Ce récit parut satisfaire Jean-Baptiste La Ronde. Toutefois, il conclut :

— J’sais ben que c’est « tentatif » pour un bon chrétien d’agir comme t’as agi, mon gâs… Mais, pas moins, faudrait rin exagérer. À la guerre comme à la guerre, tu sais ben !

Et, se tournant vers Pierre qui marmonnait entre ses lèvres charnues des paroles incompréhensibles :

— À c’te heure qu’on s’est expliqué, vous allez vous toucher la main, je pense !

Mais l’aîné des La Ronde jeta sa carabine sur son épaule droite en secouant la tête :

— Non ! déclara-t-il d’un air sombre. Chacun son idée, moué je ne touche pas la main aux amis des Anglouais !

Et, sur ces mots, il s’éloignait à grands pas :

— Il « écardit » (maltraite en paroles) un peu le monde quand il est coléreux, dit le père au bout d’un instant. Mais il n’est pas méchant, dans le fond… Faut pas te faire de mauvais sang pour ça, mon gâs… ça lui passera.

Jean, un peu sombre, secoua la tête d’un air de doute et se dirigea pensif vers la maison paternelle.

Henry demeurait sur place, appuyé sur son fusil et fâcheusement impressionné par cette scène, la deuxième dont il était témoin en l’espace de quelques jours. Depuis l’ouverture des hostilités, il avait vu croître ce dissentiment, si vif à présent, entre les deux frères, et, à part lui, il commençait à s’en inquiéter sérieusement.

La voix de Baptiste La Ronde vint le tirer de ses réflexions

— Le cadet a quéque chose, ben sûr…

Et, avec un claquement de langue ennuyé, il mit son rifle sur l’épaule. Ils marchèrent un instant l’un près de l’autre sans rien dire. Enfin, et comme pour changer le cours de ses idées, La Ronde annonça au jeune homme qu’il se rendait, du même pas, à une grande séance de Conseil à laquelle Louis Riel l’avait convoqué. Mais, avec toutes ces histoires, il y avait belle heure qu’elle devait être commencée…

Un moment après, ils s’arrêtaient devant la vaste bâtisse blanche qui, avec un groupe d’autres plus basses, constituait le quartier général du chef Métis :

— « Entrez-vous itou ? » demanda le Bois-Brûlé au jeune homme.

Et comme celui-ci hésitait :

C’est Riel qui m’a chargé de vous amener. v’savez… si toutefois le cœur vous en dit.

Ils entrèrent.