Les arpents de neige/10

La bibliothèque libre.
Nouvelle Librairie Nationale (p. 106-113).


X
l’orage gronde

Au dehors, le vent soufflait en tempête, et l’on entendait, à chaque rafale, gémir lamentablement les bois qui dominent la Saskatchewan. Pourtant, la solide maisonnette des La Ronde n’en était nullement ébranlée, et c’est dans la calme et tiède atmosphère de leur home que, la pipe à la bouche, l’aïeul, le père et les fils regardaient Jean s’attaquer à un plat de « croquecignoles » — sorte de beignets dont les Métis sont friands — avec l’entrain d’un retardataire doué d’un bon estomac.

Le vieux François, un sourire sur sa face encadrée de barbe, tannée comme celle d’un loup de mer, retira sa pipe de sa bouche :

— Là, là, mon gâs, dit-il avec son air de malicieuse bonhomie, faut pas t’étouffer. On a le temps de la ouïr, ton « histouère ».

— Tout de même, ajouta Baptiste, quand le Loucheux est venu hier au soir annoncer que tu ne rentrerais pas la nuit, vu l’affaire, on était étonné, icite… D’autant que le Loucheux disait qu’il ne savait rien d’autre…

— De qui venait l’ordre ? questionna Henry de Vallonges.

Surpris par cette question, Jean, après une seconde d’hésitation, répondit :

— Du chef des éclaireurs.

— De Joseph Lacroix ?

— Oui.

Ce « oui » sortit sourd et mal assuré de la bouche du jeune homme. Mais, sauf peut-être Pierre, personne n’y prit garde. Acculé à une prompte réponse par la question précise du Français, le cadet des La Ronde avait nommé Lacroix ; mais il se sentait assez mal engagé, car, si quelqu’un des siens s’avisait de parler au chef des éclaireurs de son expédition imaginaire, c’était l’écroulement immédiat de son mensonge.

C’est que, dans un instant, il allait être obligé de débiter l’histoire forgée de toutes pièces à laquelle il s’était arrêté : des Pieds-Noirs, des espions évidemment, avaient été aperçus la veille dans les bois aux bords de la rivière : Lacroix, prêt à partir avec une vingtaine d’hommes pour battre les futaies, lui avait proposé, comme il passait, de se joindre à eux ; il l’avait pris au mot après avoir chargé le Loucheux de prévenir les siens, Et c’est ainsi qu’il était parti en pleine nuit à la poursuite des rôdeurs, vaine poursuite d’ailleurs… Ils avaient dû camper assez loin de Batoche et rallier seulement dans la matinée, à cause de la fatigue des chevaux…

Tout cela était, en somme, assez vraisemblable, et, le moment venu d’expliquer son absence, le jeune Métis s’exécuta avec une désinvolture qu’il n’espérait pas quelques minutes auparavant.

Pleins de confiance dans le jeune Bois-Brûlé, ni ses parents ni Henry de Vallonges n’avaient mis un instant en doute la vérité de son explication.

Seul, depuis son retour, l’aîné des frères gardait une face sombre qui s’était à peine animée, durant le récit de Jean, d’un amer et sardonique sourire. Et c’était miracle que ce dernier eût résisté à l’intense ironie de ces lèvres, mariée à la fixité obsédante de ces yeux noirs.

— Il ment, se répétait Pierre. Il nous trahit. Je le hais…

Il se disait encore :

— J’irai chez Lacroix tout à l’heure, et je rapporterai aux parents la preuve que le cadet n’est qu’un Judas.

Quand tout le monde se fut levé de table, le premier soin de Jean fut de réparer un peu le désordre de sa tenue sérieusement compromise par les aventures de la nuit.

Tout en resserrant sa ceinture et en réajustant sa blouse en peau de cerf ornée de rassades aux coutures, ce n’était pas à sa fuite du camp canadien qu’il songeait ; à cette fuite précipitée encore par les deux coups de feu tirés sur lui — il n’en doutait pas — par quelque sentinelle plus vigilante que les autres… Non, ce n’était pas à cela qu’il pensait, mais à cette jeune fille blonde pour l’amour de qui il avait risqué sa vie, sa réputation de loyal Bois-Brûlé, pour qui il avait menti aux siens sans vergogne.

Il se disait qu’il allait la revoir sous peu, car c’était l’heure où les prisonniers avaient la liberté d’aller et de venir sous la surveillance discrète des Métis

Et cette idée que peut-être — qui sait ? — il pourrait lui parler, lui annoncer le succès de son entreprise, lui apprendre ce qu’il avait fait pour elle, cette idée l’occupait tout entier, l’enfiévrait, ne laissant aucune place pour la réflexion, le retour sur soi-même, l’appréhension des suites possibles de ses imprudences.

Pendant que Jean La Ronde se laissait aller à cet enivrement passionné, son aîné, le cœur plein d’un âcre ferment de haine, se présentait à la porte de Joseph Lacroix.

Mais elle était soigneusement fermée, et ce fut en vain qu’il l’ébranla à coups de poing.

Il n’y avait personne. Alors il gagna le quartier général. À défaut de celui qu’il cherchait il y trouverait sûrement quelque éclaireur pour lui en donner des nouvelles.

Le premier personnage qu’il rencontra fut Pitre-le-Loucheux. Dès les premiers mots, il interrompit le Bois-Brûlé.

— Ne cherche pas. Il est parti.

— Parti ? Et par quel sentier ?

— Demande-le au nuage qui passe. Il est parti, et il n’a dit à personne où il allait.

— C’est singulier, pensa le jeune homme.

Et, presque aussitôt, pris d’une idée subite :

— A-t-il accompagné ceux qui ont donné la chasse aux Pieds-Noirs cette nuit ?

Le Loucheux cracha par terre avec dédain :

— Les Pieds-Noirs sont des chiens. Mais, de qui mon frère veut-il parler ?

Pierre fournit les détails les plus précis puisés dans le souvenir du récit de son frère.

Le sauvage, sous un masque impassible, cachait son profond étonnement.

À la fin, il demanda défiant :

— Qui t’a dit cela ?

— Le vent qui passe… répondit le Bois-Brûlé.

L’Indien n’ajouta rien, flairant un mystère et soucieux de ne pas se compromettre. Mais l’aîné des La Ronde était fixé. Le subtil Loucheux, si bien renseigné toujours, ne connaissait évidemment rien de l’affaire rapportée par Jean. Il n’en fallait pas plus à Pierre : la preuve du mensonge de son cadet était faite. Toutefois, la disparition subite de Lacroix l’intriguait encore. Aussi, avant de tourner les talons, il demanda :

— Ainsi, nul ne peut dire où est celui que je cherche ? On n’a rien retrouvé de sa trace ?

— Il y a des pistes de cavaliers tout le long de la Saskatchewan, répondit le Cri…, va voir, tu trouveras peut-être…

Qu’il y eût une intense ironie sous ses paroles, le Métis n’en douta pas, malgré l’impassibilité de cette face osseuse et boucanée, inquiétante à cause de son regard bigle et pourtant si pénétrant.

Piqué au vif, il répliqua :

— C’est bien. Je vais aller voir. Et j’aurai, certes, plus de chances de trouver que ceux qui ne cherchent pas.

Il s’éloigna, pointant droit au petit plateau qui domine Batoche et le coude de la rivière. Un instant après, il entrait sous les arbres qui masquent le village et suivait, dans la direction du sud, le chemin battu parallèle aux berges de la Saskatchewan.

Le sol était fangeux, gâté par le dégel et le passage des cavaliers et des piétons. Pierre commença à mieux comprendre la raison de l’ironie du Loucheux. Pourtant, il s’obstina. Il flairait une relation mystérieuse entre la tromperie avérée de son cadet et la disparition de Lacroix. Toutes les qualités de batteur d’estrade et chercheur de pistes qu’il tenait de ses ancêtres indiens s’exaltaient en lui dans cette aventure. Guidé par un sourd instinct, il allait droit vers le sud, les yeux mobiles, tantôt tournés vers le sol où ils s’attachaient fixement, tantôt promenés autour de lui dans une rapide inspection des troncs d’arbres, des branches, des buissons.

Tout à coup, il poussa une exclamation de triomphe. Il venait d’apercevoir à terre quelque chose d’informe, à demi enfoncé dans la neige. Il ramassa l’objet. C’était un chapelet très simple, primitif même, avec ses grains formés de baies rouges. Un instant, il le retourna entre ses doigts, certain de plus en plus de le reconnaître, oui, c’était bien le chapelet de l’homme qu’il cherchait ; il se souvenait avoir vu à plusieurs reprises Lacroix le tirer de sa poche quand il y prenait son tabac. Très religieux, comme presque tous les Métis, le chef des éclaireurs ne se séparait guère de cet objet de piété, sa découverte était donc un précieux indice…

Mais quelles raisons avaient pu pousser Lacroix seul sur cette route ? Pour Pierre, il n’en voyait qu’une de plausible : celle qui s’accordait avec ses soupçons : le guide devait avoir suivi, la veille, sur ce chemin les traces de Jean, qu’il s’était donné pour mission de surveiller… Et ce chemin ne menait-il pas à Clark’s Crossing, où campait lac olonne canadienne ? Oui, c’était bien cela. De la certitude du mensonge de son cadet, l’aîné des La Ronde passait à la certitude de sa trahison. C’était comme un échelon de honte qu’il gravissait à sa suite, écœuré… Et, soudain, il songea que son frère était revenu, tandis que Lacroix… Qu’était donc devenu ce dernier ?

Une galopade lointaine l’interrompit dans ses réflexions : à deux cents mètres environ il aperçut une bande de cavaliers lancés dans sa direction. Tantôt, ils disparaissaient dans les replis du terrain, tantôt ils reparaissaient, mais, à chaque seconde, plus distincts.

Bientôt il ne fut plus douteux que c’étaient des Indiens.

Sa première idée avait été de se dissimuler derrière un tronc ou un buisson, mais certain de n’avoir pas échappé aux regards perçants de ces hommes, de plus en plus convaincu, d’ailleurs, que c’était une bande alliée, il attendit tranquillement leur passage, appuyé sur son fusil.

En un instant, ils arrivèrent à sa hauteur. Ils étaient une dizaine qui, dans un bruit de tonnerre, passèrent devant lui, penchés en avant, quelques uns faisant claquer dans l’air sec de longues lanières à manche court pour exciter les chevaux. Il reconnut des éclaireurs assiniboines, presque tous des hommes vigoureux, habillés d’étoffes grossières et de cuir, le visage barbouillé d’ocre et les longs cheveux noirs pendants. Aucun n’avait paru prendre garde à lui, et ils disparurent dans un tourbillon de croupes et de sabots en faisant gicler autour d’eux de la boue.

— Il y a du neuf, se dit Pierre aussitôt.

Et il reprit le chemin du village.

Devant les bâtisses du quartier général, il trouva une foule d’hommes, de femmes, d’enfants, bruyante, animée et à chaque instant grossissante.

Une nouvelle volait de groupe en groupe : les troupes du Gouvernement n’étaient plus qu’à une petite étape de Batoche et traversaient la rivière à Gabriel’s Crossing.

Pierre frémit de joie. Enfin, on allait se battre. Dans deux jours au plus tard, on allait se trouver face à face avec ces Anglais maudits…

Et, subitement envahi du désir un peu puéril d’être le premier à annoncer une si grave nouvelle aux siens, il courut à toutes jambes dans la direction de son domicile.