Les arpents de neige/11

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Nouvelle Librairie Nationale (p. 114-123).


XI
indignation et enthousiasmes

La nouvelle apportée par les éclaireurs indiens, sans être tout à fait inattendue, causa pourtant une certaine émotion dans le village Métis.

Le gué de Gabriel’s Crossing, où la présence des troupes anglo-canadiennes venait d’être signalée, est, en effet, situé un peu au nord de Clark’s Crossing, à huit milles seulement de Batoche, et l’on calculait qu’une petite journée de marche suffirait à la colonne ennemie pour gagner ce dernier point. Mais ce qui surexcitait surtout les esprits, c’était l’idée que la vraie campagne commençait et qu’à la lutte contre la police du territoire allait succéder, plus acharnée et plus décisive, la guerre aux forces envoyées par le Gouvernement, commandées par un major général, appuyées de canons.

Pierre La Ronde n’avait trouvé chez lui que sa mère et ses sœurs et, les laissant à l’émotion de la grave nouvelle, il était redescendu vers la rivière, où son père et ses frères, mêlés à d’autres Métis, achevaient la fortification du gué. Mais, au moment où il allait entrer dans les bois qui bordent l’eau, le jeune homme s’arrêta. Cette silhouette qui, là-bas, contournait la « fence » de la maison des prisonniers n’était-elle pas celle de son cadet ? N’était-ce pas encore lui qui, sans doute, allait comploter quelque traîtrise avec ses amis les Anglais ? Il voulut en avoir le cœur net… Ah ! s’il pouvait, cette fois, du moins, le surprendre dans sa félonie, le dépouiller de ce tissu de mensonges dont il s’enveloppait et, puisque c’était un traître, lui cracher à la face sa colère et son mépris !

Son parti fut vite pris. Il entra dans le bois et, dissimulé derrière les buissons et les halliers, il se glissa du côté de la maison des prisonniers.

Profitant du soleil déjà tiède de cette après-midi d’avril, la plus grande partie d’entre eux conversait et se promenait derrière la clôture à claire-voie. Quant au Métis de surveillance, il vaguait à trente ou quarante pas de là, évidemment intrigué de l’animation inusitée qu’il devinait vers le haut du village.

Parvenu à la hauteur de l’entrée du bâtiment, Pierre s’arrêta à l’abri d’un tronc d’arbre et avança la tête. Mais, Jean ayant repoussé la porte une fois entré, il se décida à sortir du bois pour aller surprendre son frère dans la maison. Il n’avait pas fait trois pas que la porte s’ouvrit brusquement et que Jean parut sur le seuil. Au même moment, quelque chose de blanc glissait de sa ceinture et tombait à terre.

C’était une lettre.

Vivement il la ramassa et, cette fois, la plaça dans le petit sac de peau que les Métis, comme les Indiens, portent souvent sur le côté. Cela fait, il sortit et s’éloigna à grands pas vers le haut du village.

Arrêté sous le couvert, tout frémissant d’indignation et de colère, l’aîné des La Ronde n’avait pas perdu un seul de ses mouvements.

Si certain qu’il fût de l’ignominie de son frère, cette constatation matérielle bouleversa Pierre au dernier point. La trahison devenait, à ses yeux, tellement évidente, tellement cynique même, que, dans une poussée de haine, il fut sur les traces de Jean. Il allait le rattraper, le sommer de lui livrer sa lettre… et l’on verrait alors !

Mais Jean s’était arrêté. Il échangea deux mots avec l’homme de surveillance et reprit sa route.

L’aîné survint un moment après :

— Mon frère cadet n’est donc pas de « quart icite », qu’il s’en va si promptement ? demanda-t-il au Métis avec les apparences du plus grand calme ; car, habitué, comme les Indiens, à se dominer, il avait su reprendre un masque impassible. La colère bouillonnait dans son cœur, la placidité était sur ses traits.

— Non, répondit l’homme, c’est « moué » qui suis de quart. Lui, il est venu seulement, à ce qu’il m’a dit, pour prendre sa pipe qu’il avait oubliée l’autre soir dans la bâtisse. Mais, dis donc, pourquoi nos « gensses » se remuent-ils de telle façon là bas ?… J’ai « doutance » de quéque chose.

En quatre mots, La Ronde le mit au courant des événements et s’enfuit.

Ainsi, à chaque minute, sur les pas de son frère, se levait la trahison ou le mensonge. Et ce Bois-Brûlé, qui le croyait venu là innocemment pour reprendre sa pipe oubliée ! Ah ! oui, ce qu’il y venait chercher, c’était de quoi trahir la cause de sa race, livrer les siens, le maudit !

Déjà, il n’était plus qu’à une vingtaine de pas derrière Jean. Impatient d’assouvir sa colère, il s’apprêtait à le héler, lorsqu’un pressant appel dans un bruit de galopade l’arrêta net :

— Stop ! là-bas, Pierre La Ronde.

Et Maxime Lépine, un des « exovides », s’avança vers lui à petites foulées de son grand demi-sang canadien. En deux mots, il lui rappela la disparition mystérieuse de Joseph Lacroix. Mais, comme il fallait tout de même que le service se fît et qu’il y avait une mission urgente à accomplir, Gabriel Dumont avait songé à Pierre La Ronde, jeune, vigoureux, habile à suivre une piste.

Flatté intérieurement, le jeune homme accepta, et Lépine lui donna des instructions et lui confia les plis. Mais c’était toute sa journée brûlée dans des courses au-delà du lac des Maskegs, et il dut remettre au lendemain l’explication qu’il se proposait d’avoir avec le traître qui, déjà, disparaissait à l’angle d’une maison.

Distrait par cette pensée, il entendit à peine Lépine lui recommander de passer au quartier général avant son départ, et il regagna son domicile, la tête pleine d’idées qui se heurtaient. Une, pourtant, l’obsédait plus que les autres. Elle était donc connue de tous, officielle, pour ainsi dire, cette disparition de Joseph Lacroix, et personne ne pouvait dire ce qu’il était devenu… Personne ? Si, lui, Pierre La Ronde le savait, Lacroix avait été assassiné. Il en était sûr maintenant comme il était sûr aussi que Jean était l’auteur de ce nouveau crime. La raison en était bien simple. Lacroix se défiait du cadet. Il le surveillait. La nuit que Jean avait passée dehors, celle où il avait dû aller au camp anglais, le chef des éclaireurs l’avait suivi ainsi que l’attestait la découverte du chapelet sur la route de Clark’s Crossing. Mais le traître s’était évidemment aperçu de cette poursuite et il avait dû se tapir quelque part et frapper mortellement le guide au passage, assez loin de Batoche. Et cela semblait au jeune homme évident, logique… Traître à sa cause, assassin de ses frères, n’était-ce pas tout un ?

En roulant ces pensées dans sa tête, Pierre La Ronde était arrivé devant sa porte. Il entra pour annoncer et faire connaître la mission dont il était chargé, puis se dirigea vers l’écurie. En deux minutes il eut sellé sa monture, un de ces poneys indiens, maigres, mais nerveux, d’une vigueur, d’une résistance presque incroyable à la fatigue.

Au quartier général, il prit de nouveaux ordres. Une foule compacte entourait maintenant les maisons. Dans cette foule, un peu surexcitée, d’hommes, de femmes et même d’enfants, les nouvelles couraient de bouche en bouche et grossies de commentaires.

Une petite bande de Sioux venait d’arriver : c’étaient des gens de Saskatoon qui s’étaient joints aux Bois-Brûlés quelques jours auparavant. On les voyait circuler au milieu des groupes, drapés dans leurs couvertures de laine rouge qu’ils avaient ramenées sur leurs têtes à cause du froid. Des Métis entouraient leur chef, White Cape. Il racontait qu’ils avaient trouvé des éclaireurs ennemis sur la rive gauche et que, dans un léger engagement, ses deux fils et son beau-fils étaient tombés aux mains des Canadiens.

Ce récit causa une certaine émotion parmi les Bois-Brûlés. Ainsi, les premiers coups de feu avaient été échangés. Après-demain, demain peut-être, le général Middleton serait devant Batoche…

Vers 5 heures du soir, l’Exovidat se réunit. On regardait avec confiance la fenêtre éclairée de la pièce où Dumont, Lépine, Nolin, qui commandaient aux forces insurrectionnelles, Michaël Dumas, Garnaud, Jackson, secrétaire particulier de Riel, étaient réunis sous la présidence du héros de l’insurrection, de l’homme au regard mélancolique et fiévreux dont la parole ardente et mystique soulevait, quand il le voulait, son peuple comme le vent soulève la mer…

Le bruit courait que Gabriel Dumont répugnait à attendre l’ennemi à Batoche même, et beaucoup se rangeaient à l’opinion qu’on lui prêtait. Pourtant, les avis étaient partagés, et l’on discutait sur ce point dans divers groupes, cependant que des jeunes gens entonnaient à pleins poumons la « chanson à Pierre Falcon », qui est comme l’hymne national des Bois-Brûlés.

Perdu dans cette foule échauffée, Henry de Vallonges sentait aussi le grand frisson de l’enthousiasme lui courir dans les moelles. Comme il la goûtait l’ivresse de se sentir loin, très loin des platitudes de l’époque présente, revenu de cent années en arrière, prêt à donner son sang pour une cause juste, celle de cette petite France d’outre-mer qui avait fleuri si merveilleusement sur le beau sol canadien ! À cette heure, il se sentait plus digne de ses aïeux, plus digne de ce Vallonges héroïquement tombé en 1760 sous les balles anglaises aux côtés de Montcalm. Ah ! comme il allait s’y donner de plein cœur dans les prochains jours de lutte à son double devoir de gentilhomme et de Français !

Tandis qu’il frémissait à ces pensées, Jean La Ronde, non loin de lui, s’abandonnait aussi à l’enthousiasme de la foule, mais sans cesser pour cela de songer à celle qu’il aimait… Elle venait de lui sourire en le remerciant de ce qu’il avait fait pour elle et de ce qu’il ferait sûrement encore, car elle avait d’avance préparé une seconde lettre. Mais celle-là, il la remettrait quand il pourrait. Elle lui avait dit formellement, elle ne voulait pas « qu’il s’exposât une seconde fois comme il venait de le faire : elle avait été trop inquiète de son sort durant toute cette nuit-là ». Et il s’enivrait encore de ces paroles de la charmeuse. Si maintenant il partageait le délire de la foule, c’était surtout à songer qu’il allait, en combattant pour les siens, s’exposer pour elle. Et il en éprouvait vraiment une sorte de volupté bien française, la sensation chevaleresque de mêler l’héroïsme à l’amour…

Tout à coup, un grand remous se produisit parmi tous ces gens assemblés. La séance de l’Exovidat était levée, et, presque aussitôt, le bruit se répandit dans le village que l’avis de Dumont avait prévalu et que, dès le jour suivant, tous les hommes en état de porter les armes gagneraient la « coulée Tourond » appelée par les Anglais « Fish-Creek », et qui est située non loin des berges de la rivière à dix milles au sud de Batoche.

La nuit seule put calmer l’effervescence qui, à partir de ce moment, régna aux abords du gué de Batoche.

Mais le lendemain, de bonne heure, par une assez jolie matinée printanière, un grand nombre de Métis se portèrent vers l’église Saint-Laurent, où une messe devait être célébrée avant le départ des combattants.

À l’issue de la cérémonie, le prêtre prit la parole pour exhorter les combattants à ne pas oublier que le fait de lutter pour une juste cause leur faisait plus rigoureux que jamais le devoir de se conduire en chrétiens… Puis, la bénédiction reçue, la foule des Bois-Brûlés se répandit au dehors…

Henry de Vallonges devait se souvenir toute sa vie de l’émouvante minute où la face de Louis Riel, à la fois souffrante et inspirée comme celle d’un prophète, émergea au-dessus de cette foule qu’il allait haranguer, près du drapeau blanc aux fleurs de lis. Il savait déjà que ces demi-Français, traditionalistes, une fois la lutte décidée, avaient, d’un geste touchant et fier, arboré, en face du drapeau anglais, le drapeau de Montcalm et de l’ancienne France. Pour la première fois, il se trouvait en face de lui et, tout habitué qu’il fût à saluer sa patrie dans un beau frissonnement vivant et tricolore, il se sentit pénétré d’un immense respect attendri pour ce témoin de nos gloires passées, pour cet emblème vénérable et pâle, impressionnant comme un fantôme…

Ce fut dans un imposant silence que le chef des Métis prit la parole.

Comme il s’exprimait en langue crise, Vallonges dut se contenter de suivre ses gestes des yeux.

La face exsangue, le regard ardent, il dominait la foule, et souvent son doigt montrait le ciel.

Vers la fin de son allocution, il se tourna vers l’étendard, et ses paroles durent être alors particulièrement émouvantes, car il avait disparu que, pendant quelques secondes, persista le silence, comme si une même émotion serrait toutes les gorges.

Puis, brusquement, un hourra formidable jaillit de huit cents poitrines. Pendant une minute, ce fut un assourdissement. Enfin, peu à peu, cela s’apaisa, et, après l’énorme clameur, la chanson « à Pierre Falcon » monta de toutes les bouches dans l’air, légère et naïve comme un air pastoral.

Une heure après, la plupart des insurgés étaient en selle et quittaient Batoche au milieu d’une haie de femmes et d’enfants. Pierre La Ronde, de retour au village depuis le matin même, chevauchait parmi les éclaireurs indiens.

Tout à coup, son œil vigilant aperçut, au milieu de la foule, la fille d’Athanase Guérin, Rosalie, la jolie Métisse… Mais elle ne paraissait pas prendre garde à lui, et ses beaux yeux bruns étaient obstinément attachés sur un autre point beaucoup plus loin en arrière.

Saisi d’une inquiétude soudaine, il se retourna suivant la direction de ce regard. Et quand il vit quel était l’homme si passionnément fixé par Rosalie, sa figure d’ordinaire impassible se contracta affreusement, et il s’en alla tout droit en selle, avec sa longue cicatrice plus blanche que jamais dans une face pourtant si pâle qu’on eût dit qu’il avait reçu une balle au cœur…