Les arpents de neige/17

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Nouvelle Librairie Nationale (p. 177-185).


XVII
hésitations

Au milieu de tous ces événements, la nature indifférente poursuivait son éternelle besogne.

Aux sombres heures des dernières semaines, aux heures de neige, de froidure, de tempête, avaient succédé, avec le retour de mai, de clémentes et magnifiques journées. Le soleil, déjà presque aussi chaud que dans le midi de la France, achevait de sécher le sol bouleversé, « pourri », comme on dit là-bas, par l’action combinée des gelées et des pluies qui avaient désolé le début de ce printemps.

Au-dessus de la rivière, délivrée désormais de l’étreinte des glaces, les bois, qui avaient déplié leurs millions de feuilles, faisaient une ceinture mouvante et verte aux maisons éparses du village.

Certes, à les voir baigner ainsi dans la belle joie paisible des choses, par les fraîches matinées et les après-midi soleilleuses de mai, il eût été difficile de soupçonner qu’on y vivait dans l’attente d’un grand drame prochain et qu’à cette anxieuse préoccupation de tous, quelques-uns en joignaient d’autres plus poignantes encore et tout intimes celles-là.

Tel était le cas pourtant de Jean-Baptiste La Ronde et de Pierre, l’aîné de ses fils. Depuis Fish-Creek, le souci semblait s’être installé à leur foyer.

Malgré son empire sur lui-même, le père ne dissimulait qu’au prix de grands efforts son tourment intérieur. Ainsi, son fils cadet avait trahi la cause de ses frères de sang mêlé, la cause de Louis Riel ! Parfois, il voulait en douter encore, mais le souvenir de ce billet de l’Anglaise qu’il avait tenu dans ses mains faisait rentrer en lui l’affreuse certitude. Ah ! pourquoi la balle de l’aîné, au lieu de blesser le traître, ne l’avait-il pas étendu raide mort à Fish-Creek ! Qu’allait-il en faire, lui, maintenant, dès que ce Judas serait rétabli ? Le livrerait-il à la justice des exovides ? À la seule pensée que Louis Riel, l’incorruptible Louis Riel, serait instruit de la forfaiture d’un La Ronde, il sentait une sueur froide lui perler au front…

Pierre, lui, quoique de plus en plus sombre, était étranger à toutes ces angoisses. Impulsif, ignorant de l’analyse de soi-même, il n’avait pas su discerner le rôle joué par la jalousie dans son acte. Convaincu de n’avoir cédé qu’à une indignation généreuse, il trouvait sa conduite absolument légitime : à ses yeux, un vrai Bois-Brûlé ne pouvait, en pareille circonstance, agir autrement. Depuis la disparition restée mystérieuse de Lacroix, il partageait avec un autre Métis le commandement d’un groupe d’éclaireurs de Batoche, et ses fonctions lui permettaient de ne plus faire au « log-hut » familial que de très brèves apparitions. Quelquefois, vers le soir, il y apportait des nouvelles, mais presque toujours, sous prétexte d’un service pressé, il disparaissait l’instant d’après, et, s’il lui arrivait par hasard de séjourner quelques heures parmi les siens, il évitait toute occasion de se trouver en tête-à-tête avec son père, et leurs regards mêmes se fuyaient.

Quant au vieux François, il ne paraissait pas très satisfait non plus des gens et des choses ; ses lèvres rasées se distendaient plus rarement pour sourire et parfois même une étrange expression de sévérité, de dureté presque, altérait, pour un instant, le caractère de cette physionomie ordinairement toute pétrie de malicieuse bonhomie.

Henry de Vallonges se sentait vaguement oppressé par la lourdeur presque orageuse de cette atmosphère familiale. Mais il attribuait cette impression à la présence d’un blessé et surtout à la sourde anxiété qui, pour tous, naissait de l’imminence de graves événements.

Seules, la mère et les sœurs de Jean, tout à leur dévouement vis-à-vis de lui, ne semblaient guère s’apercevoir du malaise qui régnait autour d’elles. Leurs soins assidus étaient, d’ailleurs, couronnés de succès, et le jeune homme se rétablissait avec une rapidité incroyable.

Les Métis, comme les Indiens, jouissent, en effet, d’une résistance merveilleuse aux blessures dont ils guérissent avec une facilité qui nous stupéfie ; là où deux longs mois de soins sont nécessaires au blanc, un mois à peine suffit à remettre sur pied le Peau-Rouge, soumis, d’ailleurs, à un traitement rudimentaire, mais efficace, dont les simples font généralement les frais.

Un jour, Pierre se départit de la réserve qu’il avait jusque-là gardée vis-à-vis de son père : profitant d’un moment de solitude, il l’entretint des conséquences de l’interrogatoire de Pitre-le-Loucheux. Une violente émotion secoua Jean-Baptiste quand il apprit de son fils que Gabriel Dumont partageait leur secret. Mais, lorsqu’il sut que Louis Riel, le héros révéré de tous les Métis, n’en serait pas instruit, il poussa un soupir de soulagement. Pourtant, qu’allait décider le chef au sujet du coupable ? Lui était-il possible de sévir contre lui pour cause de forfaiture sans que Riel en fût instruit d’une façon ou d’une autre ? Une anxiété ressaisit La Ronde. Il résolut d’aller trouver Dumont et de l’interroger sur ses intentions.

Sur le seuil, il heurta son père qui rentrait. La face couleur de brique du vieux François exprimait la satisfaction la plus vive. Autour de ses yeux noirs et malicieux, mille petites rides se formèrent soudain, et ses lèvres se distendirent en un large sourire :

— Ah ! ah ! s’écria-t-il en langue crise ; le mauvais Indien est en cage. Le Loucheux a voulu voir la couleur de mon sang, mais notre chef est survenu : d’un vigoureux coup, il l’a jeté à terre. Je suis bien content.

À la prière de son fils, le vieux trappeur donna toutes les explications que comportait ce préambule.

Après quelques réflexions échangées de part et d’autre sur cette affaire, Jean-Baptiste s’enquit de Gabriel Dumont.

— Il vient de partir avec des éclaireurs, répondit le vieillard ; il restera, je crois, absent tout le jour.

Ce contretemps causa une vive déception à La Ronde, qu’il laissait dans l’indécision jusqu’au lendemain.

La journée lui parut interminable. Après une nuit de sommeil agité, il alla de bonne heure heurter la porte du lieutenant de Riel.

Personne ne lui répondit. Au refuge des éclaireurs, il apprit d’un Indien que Dumont n’était pas rentré depuis la veille. Quand reviendrait-il ? Jean-Baptiste espéra que cette absence n’excéderait pas désormais la matinée, et, comme il avait son fusil, il alla flâner dans les bois environnants, moins soucieux d’abattre quelques pièces de gibier que de distraire son esprit des idées terribles qui l’obsédaient.

Au bout d’une heure environ, comme il redescendait vers le bac, il aperçut, à une certaine distance, un groupe de gens qui conversaient le long de la rivière. De l’endroit plus élevé où il se trouvait, les voix montaient vers lui claires et distinctes dans le calme de la matinée. Entre toutes, il ne tarda pas à reconnaître celle de Trim-médecine, dont il apercevait, d’ailleurs, la figure glabre et ridée au milieu des autres ; près de lui, il reconnut le vicomte.

— Vous ne savez donc pas ! disait le guérisseur. Ah ! y n’est pas resté longtemps dans sa « nique », j’en réponds… Y avait pourtant un homme de « quart » à la porte. Mais lui, il a fait un trou dans le toit du log-hut et il a démarré par là…

— Et n’y a pas eu moyen de le reprendre ?

– Non. Et n’y a guère de chances dorénavant.

Il doit être à c’te heure au camp des Anglouais.

— Le pouriou !

— Le chien !

— Le picasse !

— C’est comme ça ! reprit Trim avec le calme d’un homme dont l’opinion est depuis longtemps faite. Et m’est avis — sauf le respect qu’on doit aux chefs — que Gabriel Dumont a été fautif quand il l’a laissé aller, la première fois… On aurait dû le juger de suite : car c’t’homme-là, v’savez… vous connaissez l’histoire de mes peaux de martre ?… et puis y avait des choses… des choses… Enfin, on sait ce qu’on sait…

— Tu veux apparemment parler de la blessure de Jean La Ronde ? avança quelqu’un.

— Alors, tu crois aussi…

— Que c’est le Loucheux qui a tiré dessus ? Oui… j’ai des preuves !

— Vous êtes bien affirmatif, Trim ! fit Henry d’un ton de reproche… Et quand même avez vous aussi des preuves qu’il l’ait fait exprès ?

— Rien ne me tirera ça de l’idée…, appuya Trim avec un geste d’entêtement.

— Mais, pour lors, reprit celui qui avait déjà parlé, comment se fait-y que Gabriel Dumont l’avait laissé aller ?

— Ah ! voilà ! conclut le guérisseur avec le geste vague d’un homme qui en sait très long.

Il se fit un silence. Quelques-uns des Métis présents avaient eu vent d’une enquête ouverte par le chef, et, comme certains bruits étranges commençaient à courir sur le compte de Pierre et de Jean, ils ne doutèrent pas que Trim y fit allusion. Mais, à cause de l’amitié bien connue du Français pour le cadet des La Ronde, ils s’abstinrent de réflexions. D’ailleurs, au même instant, un bruit de pas leur fit tourner la tête : Jean-Baptiste La Ronde s’avançait vers eux.

— Quèque j’entends ! s’écria-t-il. Le Loucheux qui se serait ensauvé ?

— Pas pus tard qu’à cette nuit, mait’Baptiste !

Appuyé des deux mains sur son fusil, Baptiste grommela :

— C’est le père qui ne sera pas content.

Trim allait répliquer lorsqu’une demi-douzaine d’éclaireurs indiens débouchèrent du petit bois qui masquait l’église. Au milieu d’eux chevauchaient Gabriel Dumont et l’aîné des fils La Ronde.

Henry de Vallonges s’avança :

— Bonjour, Pierre ! Vous arrivez, sans doute, de la coulée de Tourond !

— Mieux que ça, M’sieu le vicomte, j’arrivons tout dret de Clark’s Crossing.

— Ah !… Et il y a du neuf ?…

— Oui. Dans deux jours, on aura les Angloès su’le dos ! De ce moment, ils quittent Humboldt. Demain, ils ne seront pas loin, et, après-demain, ça se pourrait qu’y attaquent Batoche…

Tandis que le groupe des Métis commentait la sensationnelle nouvelle, Jean-Baptiste et le chef conversaient à l’écart. Dumont proposait à La Ronde un rendez-vous chez lui, un peu après le milieu du jour. Ils y discuteraient en toute liberté le cas de Jean. Pierre, aussi, pourrait y assister.

Avant de s’éloigner, Gabriel Dumont laissa échapper quelques paroles très consolantes pour le Métis, mais dont il remit l’explication à l’après-midi, en raison de l’urgence des nouvelles qu’il apportait aux exovides.

L’Exovidat était, en effet, déjà rassemblé dans le local ordinaire de ses réunions lorsque le premier lieutenant de Riel y pénétra, accompagné de Pierre et des principaux éclaireurs.

À leur entrée, Maxime Lépine conversait, assis à la gauche du grand chef dont le teint paraissait plus mat encore que de coutume entre ses favoris noirs et ses yeux sombres où brillait, par instants, comme le reflet d’une flamme intérieure. Les autres exovides, parmi lesquels les deux blancs (Philippe Garnaud et Jackson), les entouraient.

Dumont dut prendre aussitôt la parole pour exposer la situation.

Au bout d’un instant, Riel l’interrompit :

— Un vapeur remonte la rivière, dis-tu ? Mais est-il destiné aux approvisionnements ou l’a-t-on lui-même armé ?

Ce fut Pierre qui répondit :

— Je l’ai bien regardé d’une cache où j’étais terré… C’est un très grand bateau. Il est armé d’une ou deux pièces de canon. Y a dessus trois compagnies… pour le moinsse. Deux de nos gens disent aussi qu’y ont vu débarquer un canon comme on n’en connaît pas encore dans ce pays-cite : il est plus « bref » que les autres et n’a pas de bouche…

— Une mitrailleuse, sans doute, opina Garnaud.

La figure de Louis Riel s’était assombrie… Brusquement, il se leva et commença à se promener de long en large, les mains derrière le dos, les yeux fixés à terre… On l’entendit murmurer :

— Que de sang !… que de sang va être répandu !

Et, un instant après :

— Mon Dieu ! ta volonté soit faite !

Il s’arrêta. Dans la salle régnait un profond silence. Tourné vers ses frères, le chef, très pâle, les yeux au plafond, paraissait prier. Au bout d’un instant, il laissa retomber sur l’assemblée ses regards. Ils brûlaient d’une fièvre extraordinaire.

Soudain il leva le bras, sa bouche s’ouvrit, et sa voix tonna par la pièce :

— L’Esprit m’a parlé ! Vous tous qui êtes ici, écoutez-moi ! L’Esprit m’a dit que notre devoir était de résister jusqu’à la dernière minute par la force aux entreprises de la force ! La droite du Seigneur nous soutient. Si notre sang coule, du moins ne coulera-t-il pas en vain !

Impressionnés, les exovides le regardaient.

Un cri terrible arrêta net l’orateur. Deux éclaireurs indiens, entrés avec Gabriel Dumont et Pierre dans la salle, et jusque-là assis sur leurs talons, s’étaient dressés tout à coup en brandissant leurs haches. En un instant, la pièce fut emplie de tumulte : aux vivats des exovides se mêlaient les jappements étranges des sauvages. Quand le calme fut un peu rétabli, Riel parla encore, et, après quelques observations de Dumont, de Lépine, de Garnaud, la séance fut levée au milieu de la surexcitation générale.