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Les arpents de neige/25

La bibliothèque libre.
Nouvelle Librairie Nationale (p. 265-273).


XXV
les dernières cartouches

À 2 heures de l’après-midi, les Bois-Brûlés tenaient encore.

Résolu à frapper un coup décisif, le général Middleton donnait l’ordre au capitaine French de prendre le commandement des « Scouts », tenus en réserve depuis le matin, et de se lancer à fond, lorsque le cri de « Cessez le feu ! » retentit sur la ligne des avant-postes.

— Astley ! clamèrent quelques voix. Hourra pour Astley !

Un prisonnier des Métis s’avançait en parlementaire, agitant un drapeau blanc.

Conduit aussitôt devant le major général, il lui remit un message du chef des demi-blancs.

Dès qu’il en eut pris connaissance, Middleton se tourna vers ses aides de camp et quelques officiers supérieurs rangés autour de lui.

— Messieurs, dit-il, écoutez ce que m’écrit Riel.

Et, à très haute voix, en appuyant sur certains mots, il lut :

« Si vous ne cessez immédiatemment de tirer sur les maisons où sont réfugiés nos femmes et nos enfants, je fais mettre à mort les prisonniers que nous détenons, en commençant par Laps, l’agent préposé aux affaires indiennes. »

Dans le groupe des officiers, un murmure se fit entendre :

— Les sauvages !

— Quelle audace !

— Il leur faut une leçon.

— Pour moi, reprit le chef, comme j’estime que c’est notre droit absolu de bombarder un village de rebelles, voilà ce que je vais répondre à cette insolente injonction :

« Faites-moi d’abord savoir où sont réfugiés vos femmes et vos enfants, et je ferai cesser le feu dans cette direction. »

Un murmure d’approbation flatteur courut dans l’entourage du général. La réponse, rapidement rédigée, fut remise à Astley, qui reprit le chemin du camp des Métis. Un instant après, il était en face de Louis Riel.

Le chef franco-indien, entouré de ses lieutenants et de ses principaux partisans, prit aussitôt connaissance du mot bref de son adversaire. Il en transmit la teneur à tous ceux qui l’entouraient, et une sorte de conciliabule eut lieu.

Dans les tranchées où se tenaient toujours les combattants, dont un grand nombre se trouvaient blessés, l’indignation était générale.

Des gens qui avaient trouvé dans le village leurs maisons en ruines, leurs familles ensevelies sous les décombres, revenaient vers leurs compagnons, pâles, crispés, hagards…

La réponse de Middleton porta à son comble l’exaspération de ces hommes :

— Est-ce qu’y sont forcés de tirer su le village ! criait un grand gaillard jaune et sec. Et je sommes-t-y pas là pour « recevouère » les coups, nous autres !… mais faire « pâtir » des femmes et des enfants… Ah ! malheur !

Pour résumer les sentiments de tous, Athanase Guérin, qui se trouvait près de lui, eut un mot de patois bref et typique :

— Tout ça, c’est de la vindication ! déclara-t-il d’un ton amer.

Cependant, Jean-Baptiste La Ronde s’était détaché du groupe formé par les chefs.

Sa figure avait cet air angoissé que certains lui avaient connu au temps où il se croyait déshonoré par son cadet. Il regardait au loin, vers l’extrémité du bois, du côté de la rivière…

Athanase se retourna à son tour :

— C’est Louis La Ronde qui s’en revient… Rien encore !

C’était le troisième des fils La Ronde, en effet, qui faisait de loin, avec la tête, des signes négatifs.

Et chacun comprit : le jeune homme était allé voir si Trim et Henry de Vallonges, qu’on avait envoyés en hâte chercher des munitions de l’autre côté de l’eau, étaient en vue… Mais il y avait plus de trois quarts d’heure qu’ils étaient partis, et on ne les apercevait pas encore…

— Le temps marche pourtant, dit Jean-Baptiste d’une voix sourde. Seront-y d’heure ?

— Oui !… seront-y d’heure ? répétèrent une ou deux voix.

Des regards s’échangèrent, empreints d’anxiété profonde.

« Seront-ils d’heure ? » Tout le sort de Batoche tenait en ces trois mots-là… Si Trim et Vallonges arrivaient à temps, c’était la résistance assurée jusqu’à la nuit, c’étaient, à la faveur des ténèbres, les Indiens de l’autre rive passant en amont la Saskatchewan sur un radeau qu’ils préparaient secrètement et venant prendre Middleton en flanc, tandis que Riel l’engagerait de face… Et c’étaient enfin les soldats de la Puissance poursuivis, en déroute, le village sauvé… Par contre, le moindre retard pouvait déterminer l’écrasement des Bois-Brûlés complet, irrémédiable…

Pour la seconde fois, Astley se dirigeait vers le camp anglo-canadien, portant, d’une main, le drapeau blanc, de l’autre, une nouvelle lettre de Louis Riel. Dans une courte délibération avec ses lieutenants, le chef Métis avait fait remarquer que la circonstance du parlementaire précédemment accueilli à coups de fusil ne lui avait pas permis de donner suite à son premier projet d’entrevue avec Middleton. Il estimait que le moment était venu de renouveler cette proposition avantageuse pour les Métis dans n’importe quel cas ; car, si le major général l’acceptait, c’était la fin possible des hostilités, le sang épargné, l’entente… Et, s’il n’acceptait pas, c’était le répit prolongé, les chances augmentées de recevoir à l’heure voulue les munitions nécessaires au succès… Lorsque le chef des troupes canadiennes eut parcouru des yeux le nouveau message, il le lut, comme le premier, à haute voix. Il était ainsi conçu :

« Général, votre prompte réponse me prouve que vous n’êtes pas insensible aux considérations d’humanité. Beaucoup de sang a été répandu dans ces deux journées sans avantage marqué pour aucun des deux partis. C’est pourquoi je sollicite de vous une entrevue qu’il vous plaira peut-être de m’accorder aussitôt que possible. »

À cette lecture plusieurs officiers haussèrent les épaules.

Middleton se contenta de sourire d’un air de mépris. Il rendit le message à Astley.

— Cette ruse est trop grossière, déclara-t-il. Il est visible qu’ils ne cherchent qu’à gagner du temps. Vous direz à celui qui vous envoie que ma réponse est celle-ci : dans dix minutes juste, j’ouvre le feu de nouveau sur Batoche.

Riel pâlit de colère lorsqu’il vit avec quel dédain l’Anglais en usait envers lui.

D’une main fébrile, il saisit la lettre rapportée par Astley, et, tirant un crayon de sa poche, il écrivit sur l’enveloppe :

« Je hais la guerre. Mais, si vous ne vous retirez pas immédiatement ou si vous me refusez une entrevue, je maintiens ma décision en ce qui concerne les prisonniers. »

Aussitôt après, il s’avança vers les tranchées :

— Qu’un de vous aille au plus vite voir si les munitions arrivent. Dès que le canot sera en vue, qu’on me prévienne.

Louis La Ronde, le dernier des fils de Jean-Baptiste, sauta hors de la tranchée et courut à la rivière…

Trois minutes après, il reparaissait en criant que le canot quittait l’autre rive, chargé d’armes et de munitions, que Trim et le Français, pressés par ses signaux, faisaient diligence, et qu’on ne tarderait pas à être pourvus en abondance de cartouches et même de fusils. À cette nouvelle, l’enthousiasme et l’espérance ranimèrent tous les cœurs.

— Frères ! ordonna Riel de sa voix vibrante, frères ! rassemblez ce qui vous reste de munitions, et quand les miliciens aborderont la lisière, faites-leur la réception qu’ils connaissent…

Une canonnade intense et soudaine couvrit sa voix, et, peu après, les détonations sèches des fusils Snider éclatèrent à l’orée du bois, Comme les Métis ménageaient leurs coups, les tirailleurs canadiens se montraient assez audacieux et les chefs des Bois-Brûlés frémirent à l’idée d’une charge à fond de l’ennemi dans ce moment critique. À chaque instant, des figures anxieuses se tournaient vers la rivière d’où devait venir le salut ; mais rien n’apparaissait encore…

Un combattant annonça :

— Je n’ai plus que cinq cartouches !

Riel s’avança, très pâle, au bord de la tranchée, D’une voix qu’il s’efforçait de conserver calme, il ordonna :

— Que quatre hommes aillent à la rivière et qu’ils ramènent des munitions fraîches coûte que coûte… Il y va du salut de tous !

Quatre Métis bondirent hors des rifles-pits… Sur divers points des positions, le silence s’était établi… Trois minutes, cinq minutes s’écoulèrent. Les envoyés ne revenaient pas. Une atroce angoisse étreignait les cœurs. Tout à coup, on vit Pierre La Ronde se replier avec un certain nombre de Cris et toute une bande de Métis.

— Malheur ! gronda Dumont. Le cimetière qui est pris !

Haletant, terrible avec ses yeux brûlants d’ardeur désespérée, ses mâchoires serrées, ses vêtements déchirés dans la lutte, le jeune homme bondit vers les tranchées.

— Plus une cartouche ! criait-il. Ils ont forcé la barricade du cimetière !

— Nous non plus, répliqua sombrement Dumont, plus une cartouche !

Et, tout de suite, il ajouta :

— C’est à n’y rien comprendre ! Y a un quart d’heure qu’on devrait en avouère !

Pierre pâlit sous son bistre.

— Malheur de nous ! murmura-t-il d’une voix altérée. Les autres s’assemblent pour la charge !

— Alors, c’est fini !

Et, sur ces mots, Gabriel Dumont, la mort dans l’âme, rejoignit le groupe formé par Dumas, Garnaud, Lépine, Nolin, debout au bord des tranchées, les traits crispés, mais la tête tournée du côté de la rivière dans un suprême espoir…

Seul Riel, la face exsangue, l’œil fiévreux et fixe, se tenait un peu à l’écart, les bras croisés. Était-ce donc aux prisonniers qu’il songeait et à l’exécution de la menace qu’il avait faite à Middleton dans un coup de colère ?

Brusquement, il se retourna :

— Pierre La Ronde ! appela-t-il.

Le jeune homme s’avança…

Le chef le conduisit au centre de la position.

Là, derrière la ligne des tirailleurs, sur une petite éminence, était planté le drapeau.

Louis Riel le considéra, un instant, en silence… Puis, d’une voix grave, un peu tremblante, il dit :

— C’est toi qui l’as reconquis, Pierre La Ronde… Je te le confie… Tu feras tous tes efforts pour le sauver, n’est-ce pas ?

Le jeune Bois-Brûlé, la gorge serrée, n’articulait pas une parole, mais sa main serra celle de son chef avec une éloquente énergie. À ce moment, la sonnerie du bugle éclatait au loin.

Les deux Métis comprirent que le moment décisif était venu. Presque involontairement, leurs regards se dirigèrent vers l’orée du bois, du côté de la rivière. Rien n’apparaissait toujours… C’était bien fini.

— Allons ! fit Riel résigné.

Son compagnon le suivit, tenant à la main le drapeau.

Dans les tranchées, noirs de terre et de poudre, les Métis, la carabine en arrêt, le magasin garni des dernières cartouches, attendaient le dernier assaut de l’ennemi.

Et, tout à coup, une voix émouvante qu’ils connaissaient bien s’éleva :

— Frères ! disait-elle, voici s’approcher les soldats de nos oppresseurs… Songez que vous allez donner votre sang pour le droit, pour ce drapeau qui fut celui du vieux pays… Soyez braves, soyez forts comme vous l’avez été jusqu’ici… Tenez bon… Tenez ferme jusqu’à votre dernière balle ! Dieu vous voit… Soyez forts !

La sonnerie plus rapprochée des bugles déchira l’air. Mais la voix s’élevait toujours : elle dominait l’éclat des cuivres et le bruit de la marée vivante qui montait avec des cris furieux dans un grand piétinement sourd. Elle semblait, cette voix presque surhumaine, venir du fond de l’espace et voler de tranchée en tranchée pour y porter des paroles inouïes de consolation, de réconfort…

À cette minute suprême avec sa face pâle, son air inspiré de prophète et de martyr, Louis Riel, les bras étendus, les yeux levés au ciel, apparut à tous comme l’incarnation même de l’héroïsme et de la foi.

Et les Scouts de French, qui arrivaient au pas de course sous les bois avec l’ardeur d’hommes tenus depuis longtemps en réserve, les Scouts de French entendirent, brusquement, dans un bruit de fusillade, une immense clameur monter du sol…

C’était un triple hourra pour Louis Riel et pour la France, quelque chose d’énorme, de sublime, de farouche, ponctué d’une décharge si meurtrière que, malgré leur élan, ils faillirent s’arrêter, comme aux plus mauvaises heures de la veille…