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Les arpents de neige/26

La bibliothèque libre.
Nouvelle Librairie Nationale (p. 274-284).


XXVI
à la ferme cadotte

Cinq jours se sont écoulés depuis la prise de Batoche.

Louis Riel est prisonnier de Middleton ; Dumont, Garnaud et les principaux lieutenants sont en fuite. Dispersés, les survivants du drame héroïque se sont réfugiés où ils ont pu : dans les fermes de l’autre côté de l’eau, dans les paroisses métisses voisines, au lac des Canards, au lac des Maskegs, à Saint-Eugène de Carlton ; quelques-uns même se sont jetés dans les bois pour rejoindre les Indiens qui, seuls, tiennent encore la campagne…

Grâce à des circonstances particulières, plusieurs des membres de la famille La Ronde avaient pu trouver asile avec leur blessé dans une ferme située sur la rive gauche de la Saskatchewan…

Lors de l’invasion du village par les troupes anglo-canadiennes, la mère de Jean et ses sœurs s’étaient barricadées avec lui dans leur logis. Mais Jean-Baptiste, arrêté en compagnie de Louis Riel par des Scouts, le surlendemain du combat, avait été relâché peu après, et, à la demande de son chef prisonnier, il avait même obtenu de Middleton un sauf-conduit pour venir chercher sa femme, ses filles et le blessé restés à Batoche… La ferme où ils recevaient l’hospitalité appartenait à un Métis septuagénaire, ami du vieux François, nommé Antoine Cadotte.

Antoine Cadotte avait eu ses deux fils tués à Fish-Creek, où lui-même fut atteint d’un coup de feu à la cuisse. Bien qu’il eût retrouvé en partie son activité, il continuait à se plaindre de sa jambe qui, disait-il, ne « revenait » pas, ce qui l’obligeait à se servir de béquilles. C’était un vieillard aux longs cheveux couleur d’aile de corbeau, encadrant une physionomie plus qu’à demi indienne ; énergique et anglophobe au dernier point, il regrettait vivement de n’avoir pu prendre part aux récents événements.

Aussi, avide de renseignements, ne se lassait-il pas d’écouter Jean La Ronde lui narrer les détails des combats qui s’étaient succédé les jours précédents sur l’autre rive de la Saskatchewan.

Outre les La Ronde, Antoine Cadotte avait recueilli Athanase Guérin, qui, grièvement atteint dans le dernier engagement, était soigné par sa fille Rosalie avec plus de dévouement que d’espoir. La balle qui l’avait frappé n’avait pu être extraite, et l’état du blessé faisait pressentir de graves lésions internes… Ce matin-là, comme il revenait de voir l’infortuné Bois-Brûlé qui, les yeux creux, le teint parcheminé, avait à peine répondu à ses affectueuses paroles, Antoine eut un petit claquement de langue attristé.

— M’est avis que le pauvre Athanase ne durera guère, dit-il à Baptiste arrêté sur le seuil.

La matinée était assez belle. Un soleil intermittent, mais chaud, éclairait le paysage printanier : les pentes boisées qui descendaient à la rivière, l’eau lumineuse, les coteaux verdoyants de l’autre rive.

— Dévalons-nous ? continua Antoine en désignant le sentier qui serpentait au milieu de son défrichement.

Ils s’éloignèrent en conversant.

— Ah ! c’est pas comme ton cadet, reprit le vieillard. En v’là un qu’en a de la chance avec les balles !

— Ça, c’est la vérité vraie, Cadotte. Y ne peut pas encore « virer » la tête et « pâtit » un peu quand y se met à manger, mais, sauf ça, le v’là guéri.

Ils traversaient l’étroite bande de terre beaucoup plus longue que large dont se composent presque toutes les fermes métisses. De la main Baptiste désigna quelques arpents dans un état de culture satisfaisant :

— Moué aussi, poursuivit-il avec amertume, j’avais un peu de bien au soleil… Mais ces traîtres d’Anglouais sont venus qui m’ont pillé tout ça… Et Dieu sait quand nous le retrouverons.

Mais, bast ! ajouta-t-il aussitôt, plus sombre, je leur en ferais encore ben cadeau pour être sûr que mon père et mon pauv’Pierre ne sont pas noyés dans la Saskatchewan.

Je t’ai déjà dit mon idée, Baptiste. Ils auront joint les sauvages. Je connais François. C’est un homme qui ne « donne pas sa résignation » d’une chose si vite que ça… Tant qu’y aura moyen de tirer un coup de fusil, il en sera… Et qu’il a raison ! Sans ma chienne de jambe…

— Je sais ben que, sans ta jambe, tu serais déjà là-bas… Et moué de même, donc, si j’avais pas donné à Middleton ma foi que je me tiendrais tranquille… Mais v’là ! j’ai été obligé, tu sais ben, pour « avouère » un sauf-conduit… sans quoi, nos pauv’blessés et nos femmes et nos filles seraient encore là-bas à Batoche sous le coup de la vindication de ces satanés volontaires !

Tout en causant, ils arrivaient au bord de la rivière…

Antoine fit remarquer que, depuis deux jours, on n’y avait pas aperçu un cadavre… En avait-elle charrié pourtant le lendemain de la prise du village métis ! Et ce fut l’occasion pour La Ronde d’évoquer, une fois de plus, avec une douloureuse indignation, le souvenir de ces derniers moments de la lutte : la charge des éclaireurs vers la maison des prisonniers ; la ruée des carabiniers et des grenadiers poussant les Bois-Brûlés sans munitions, sans défense contre les baïonnettes, à la rivière, et là, du haut des berges, fusillant sans merci les nageurs… Aussi, en avait-il défilé, grand Dieu ! des cadavres devant la ferme Cadotte qui était en aval ! Mais, maintenant, c’était fini, et l’on ne voyait plus, par ce beau jour, flotter au fil du courant une seule de ces lamentables épaves… Les deux hommes demeurèrent silencieux. Ils songeaient aux dures épreuves que venait de subir leur peuple, et, à cette pensée, leurs yeux s’humectèrent de larmes, et un nuage de tristesse assombrissait leurs rudes et honnêtes figures.

Baptiste, secouant la tête, reprit le premier la parole :

— Tout ça, dit-il, tout ça, comment c’est-y arrivé ?… V’là ce qu’on ne saura, je pense, jamais…

Antoine, sans répondre, regarda l’eau qui coulait… Ils avaient assez de fois déjà parlé entre eux de ce mystère. Comment, sur une rivière où la navigation était, à cette époque, sans danger, un adroit batelier comme Trim aurait-il pu être victime d’un accident ? Comment se faisait-il surtout qu’on n’eût retrouvé nulle trace ni de la barque, ni de ceux qui la dirigeaient ? Autant de questions, autant d’énigmes…

Le vieux fermier sortit enfin de sa rêverie :

— C’est le ciel qui l’a voulu, dit-il simplement.

— Que sa volonté soit faite ! acheva Baptiste en se signant.

Ils s’éloignèrent le long des rives… Le soleil, aussi chaud, dès cette époque, au Canada qu’au cœur des beaux étés de France, frappait obliquement la pente, mûrissait les melons d’eau plantés en cet endroit par Antoine. Les chansons discrètes de quelques oiseaux, l’envol de loriots noirs et dorés presque sous les pas des deux compagnons, le cri aigu des hirondelles qui se poursuivaient et jusqu’au bruit sec du pic moucheté frappant de son bec les troncs creux, tout contribuait à mettre dans cette jolie matinée de mai une radieuse et paisible beauté. Et telle est sur nous la puissance de la vie que ces deux hommes, dont les cœurs étaient si pleins de deuil, se sentaient secrètement consolés et vivifiés par le débordement de cette calme joie…

Mais, tout à coup, La Ronde, dont les regards erraient sur l’eau, le long des berges, s’arrêta. Il resta ainsi une seconde, puis, se tournant vers le fermier :

— Encore un ! fit-il.

Cadotte regarda. Au milieu des roseaux, il aperçut une masse limoneuse qui, pourtant, avait forme humaine :

— Faut donner un sépulcre à ce chrétien ! proposa Antoine. Ça ne sera pas difficile de le tirer de là… Allons-y, Baptiste !

La tâche ne fut pas aussi facile que l’avait cru le vieillard. Du reste, son compagnon l’accomplit à peu près seul, car, avec sa jambe blessée, le vieux Bois-Brûlé ne pouvait lui être d’un grand secours. Quand le noyé, bouffi, verdâtre, méconnaissable, fut étendu parmi les herbes, La Ronde se pencha sur lui. Il demeura ainsi un moment, les sourcils froncés, l’air anxieux :

— Est-ce que tu le reconnais ? questionna Cadotte.

D’une voix un peu sourde, Baptiste bégaya :

— On dirait… on dirait Trim…

— Pas possible !

— Foi d’homme !… V’là une manière de cravate qui ressemble joliment à une qu’y portait souvent. Tiens ! il a reçu une balle !

— Où ça ?

Près de la tempe s’arrondissait un petit trou noir qu’auréolait une meurtrissure violâtre.

— La main gauche ! s’écria subitement Baptiste qui venait de songer que Trim avait deux doigts de moins.

La main cireuse, crispée, qui se dissimulait dans l’herbe, fut examinée. L’annulaire et le petit doigt manquaient.

— C’est lui ! s’exclamèrent à la fois les deux hommes.

La Ronde, qui était à genoux, se releva lentement…

Ils demeurèrent un long moment sans rien dire, les prunelles fixées sur le cadavre. Une même idée les hantait : Trim avait été assassiné, et il l’avait été dans le canot, puisqu’on l’avait vu quitter avec son compagnon la rive opposée… Mais, alors… Leurs yeux, soudain, se rencontrèrent dans une interrogation anxieuse et muette. Ils avaient songé à Henry de Vallonges… Seulement, la pensée qui leur était venue à la fois leur parut si invraisemblable, si folle, qu’ils n’osèrent ni l’un ni l’autre la formuler…

Le vieillard rompit le premier ce silence gênant :

— N’importe par qui, la chose est faite, déclara-t-il d’un ton amer. Et ça s’est payé par la prise de Batoche et par d’autres malheurs… Ça ne sert plus de rien de « grémir » à c’te heure, vois-tu, Baptiste. M’est avis qu’on n’a plus qu’à enterrer ce pauv’Trim par là, et, dès demain, on ira « quérir » un prêtre pour bénir sa tombe…

Sur les indications du fermier, La Ronde alla chercher une pioche et une bêche, puis il se mit, sans tarder, à son funèbre labeur. Pendant le temps qu’il dura, les deux compagnons n’échangèrent pas une parole. Cadotte, armé d’un rameau, béquillait autour du cadavre, qu’il avait pris à tâche de préserver des essaims de mouches. Autour d’eux, les oiseaux voletaient dans les branches, les hirondelles se poursuivaient toujours très haut dans le ciel ; des martins-pêcheurs passaient, de temps à autre, dans un chatoiement de plumes, et le bruit continu du pic moucheté frappant de son bec les troncs creux se mariait dans le silence au crissement rythmé de la bêche du fossoyeur qui déchirait le sol. Au bout d’une grande heure de travail, la tombe étant prête, le cadavre du noyé y fut déposé doucement, après quoi les deux hommes mirent chapeau bas et le vieillard récita de ferventes prières pour le repos de l’âme du Bois-Brûlé. Ce pieux devoir accompli, il fit signe à Baptiste de recouvrir le corps.

— Le Seigneur ait son âme ! ajouta-t-il.

— Ainsi soit-il ! acheva La Ronde en se signant.

Et, de sa bêche, il repoussa la terre sur le cadavre.

Quand ce fut terminé et qu’ils eurent pris toutes leurs précautions pour que les carnassiers ne vinssent pas profaner cette tombe, le fossoyeur improvisé coupa deux branches qu’il fixa l’une sur l’autre, et, cette croix primitive plantée dans la terre fraîche, ils s’éloignèrent… Durant un instant, ils marchèrent en silence, troublés l’un et l’autre, moins par le suprême service qu’ils venaient de rendre à leur infortuné compatriote que par le mystère inquiétant qui planait sur sa mort. Ils auraient voulu n’y plus songer à ce mystère, l’avoir enfoui avec le noyé dans le sol, mais, sans trêve, il revenait obséder leurs esprits malgré leurs efforts.

— Ça ne sera p’t’être pas la peine de « jaser » de ça és autres ! opina enfin Baptiste, en consultant de l’œil le fermier.

— Non, appuya ce dernier. C’est ben assez de nous autres à le « savouère »… Quand le prêtre viendra pour bénir la tombe, on lui fera prendre l’autre sentier, de façon qu’y n’aient méfiance de rien à la maison…

Sur le seuil du « log-hut », ils trouvèrent Jean assis au soleil.

Ça me regaillardirait le sang que j’ai encore un peu faible, leur déclara-t-il… quoique pourtant ça commence à chauffer assez à cet endroit « icite »… Mais, qué que v’s avez ? Avez-vous « ouï » encore une mauvaise nouvelle ?

L’air un peu mélancolique et préoccupé des deux hommes expliquait cette question.

— Aucune ! s’empressa de répondre le père du blessé. N’y a-t-il pas assez de misères comme ça ?

— Comment va Athanase ? ajouta aussitôt Antoine. Je ne l’ai pas vu depuis à matin…

— Pas fort ! M’est avis qu’il n’en a plus pour beaucoup de temps et qu’on fera ben de retourner quérir le P. Léonard qu’il a déjà vu, mais qu’y voudrait « vouère » encore.

— C’est aussi mon idée, reprit Baptiste en échangeant un rapide coup d’œil avec le vieillard. Demain, j’irai le demander à la réserve.

Ils rentrèrent. Rosalie Guérin, un peu blême, un peu triste, venait de quitter la chambre du blessé qu’on entendait parler à très haute voix.

— Y divague comme ça depuis plus d’un quart d’heure, leur expliqua-t-elle. Des fois, ça le prend comme ça. D’autres fois, y se tient tranquille…

Tout en causant, elle versait dans un petit flacon une liqueur brune.

— Du vulnéraire au pauv’Trim, ajouta-t-elle. Quel dommage que çui-là ne soye plus « icite » pour soigner nos blessés… En v’là un qui s’y entendait !

Elle rentra dans la chambre du mourant en tirant la porte sur elle.

Athanase Guérin, les yeux brillants dans les orbites creusées par la souffrance, la peau sèche et jaune, était étendu, à demi vêtu, sur une paillasse.

Il délirait :

— Fusillez-les ! criait-il… Fusillez les traîtres !… Parez les rifles ! V’là les Anglouais, les v’là !… Ah ! le Judas ! c’est lui ! c’est lui ! Il a livré Batoche ! le Judas !

Rosalie tressaillit en entendant ces paroles et sentit son cœur se serrer.

Involontairement, elle jeta un regard circulaire autour d’elle dans la pièce : mais les filles de Baptiste étaient absentes pour le moment ; elle était bien seule. Une immense tristesse s’empara de la jeune Métisse. Elle savait si bien quel était l’homme à qui le blessé allusionnait dans son délire. Elle se souvenait avec malaise du regard inquisiteur et mécontent que, l’autre jour, à Batoche, il avait laissé tomber sur elle en la voyant au chevet de Jean La Ronde. Mais elle se souvenait avec douleur de ce qu’il lui avait dit peu après, pendant un nouvel instant de trêve, où il avait quitté les tranchées pour le village. Il l’avait prise à part, et, d’un air sévère, avec son ton toujours un peu autoritaire, il avait prononcé ces mots :

— Rosalie, je ne te blâme pas d’aider à soigner le fils de nos hôtes… Mais n’oublie jamais, jamais, tu m’entends, que ton père est sûr que ce gas-là a voulu nous trahir.

Et comme, bouleversée, elle avait paru balbutier une question :

— Je ne t’en jaserai pas davantage, lui déclara-t-il, mais faut que ça ne te quitte jamais l’idée.

Ah ! qu’elle comprenait bien la signification redoutable de cette phrase. N’était-ce pas comme s’il lui avait dit :

— Je me suis aperçu que tu aimais Jean La Ronde, mais il faut que tu renonces à jamais à l’espoir de l’épouser ?

Et pourtant, en femme intuitive, elle avait la conviction entière, absolue, qu’en dépit de toutes les apparences Jean était innocent. Seule l’Anglaise, cette Anglaise maudite, l’avait enjôlé et trompé, mais son honneur à lui était sauf. Elle l’aurait juré sur la Bible et le Crucifix… Sa foi en lui était intacte, magnifique : elle l’aimait.

Le blessé avait cessé de délirer. Il s’assoupissait maintenant par degrés. Rosalie approcha un siège de la paillasse où il reposait. Longtemps, elle demeura là immobile, les mains croisées sur les genoux, absorbée dans de pénibles pensées, tout en veillant ce sommeil douloureux…