Les asiles d’aliénés de la province de Québec et leurs détracteurs/3

La bibliothèque libre.

DISCIPLINE DES ASILES

(La non-restraint)


La non-restraint comme doctrine absolue, est une idée essentiellement anglaise et n’est admise qu’en Angleterre. Cette théorie, est passée dans la mère-patrie, à l’état de manie, dont la tyrannie doit être subie par tous ceux dont l’esprit n’a point assez de vigueur, pour se soustraire à de pareils entraînements : d’après cela et ce qu’on sait de M. le Dr Tuke, ce monsieur est de ceux qui doivent inévitablement pousser la notion jusqu’à ses dernières extravagances. Aussi suffit-il, pour obtenir les éloges de cet aliéniste, d’afficher la cocarde de la non-restraint, d’avoir l’air d’adopter cette idée, ne fut-ce que sur le papier et dans les rapports.

Le Medical Time and Gazette, de Londres, numéro de septembre 1868, tout en cédant au courant, plaisantait finement sur cette lubie, sur l’intolérance qu’elle produit et sur le verbiage auquel elle a donné lieu : — « Without doubt, dit ce journal, non-restraint is the Keystone of the fabric constituted by our British system of treating the insane, the shibboleth by which a man is tested, and his views pronounced sound or unsound — the alpha and the omega of the doctrines taught by writers of the English school. To such a length is this carried, that a servant who looks after an insane individual must no longer be called a keeper ; he is an attendant, and it is almost a crime to call him by the former name in a modern asylum. In this dread of words, there would be something very ridiculous were there not something also that is of moment as concerning the welfare of the infortunates detained in these institutions. We are thoroughly convinced of the soundness of the non-restraint doctrines, if they are not carried too far, which we are heterodox enough to think possible ; but there is something absurd in allowing an outrageous lunatic to smash all the windows in a ward rather than interfere with his personal liberty, and there are other cases which, if not equally telling, are at least equally important from a medical point of view. »

Comme personne n’a jamais songé à prescrire la camisole, les manchons, la ceinture et autres moyens mécaniques de contrainte pour les aliénés tranquilles et inoffensifs, et comme il est absurde de ne pas faire usage de ces moyens pour les fous furieux, dangereux ou autrement réfractaires, il résulte que la non-restraint est ou un non-sens ou une aberration. Ce système, en tant que système, est repoussé en France, repoussé en Allemagne, repoussé aux États-Unis, partout, en un mot, excepté en Angleterre, où, même là, il n’est pas du goût de tout le monde. Les écrits de Hill et de Conolly, inventeurs du système, sont pour M. le Dr Tuke la loi et les prophètes. Voici ce qu’en disait un aliéniste écossais, le Dr Lawder Lindsay, dans le Edingbourh Medical Journal au cours d’un article publié en Avril et Juin 1878 : — « This intolerant and intolerable dogma — opposed as it is to all common sense, common feeling and common experience — I have designated Conollyism, because it was undoubtly by means of Conolly’s publications that the dogma became popular, and mischievous in proportion to its popularity. »

Je trouve dans le Dictionnaire de Jaccoud, à l’article Camisole, un excellent résumé de la question des moyens de contrainte à employer dans le traitement des aliénés, voici : — « La camisole, la ceinture à manchons ne sont que des instruments ; ce qu’il importe surtout de rechercher ce sont les règles qui doivent présider à leur emploi. Pinel, le premier, a tracé en maître les règles d’application des moyens coercitifs, et depuis on n’a fait que développer les principes par lui posés. Il faut, dit- il, accorder aux aliénés toute l’étendue de mouvement qui peut se concilier avec leur sûreté et celle des autres, leur laisser la liberté de courir, de s’agiter dans un endroit clos, en se bornant à la simple répression du gilet de force. Aux yeux de l’illustre maître, la camisole, prescrite et maintenue d’une manière temporaire, répond à une indication thérapeutique en maîtrisant les emportements du malade, lui laissant en même temps l’exercice nécessaire à la santé. Esquirol, Georget, Ferrus n’adoptèrent pas d’autres préceptes, insistant, dans leurs écrits, dans leur pratique sur la réserve, qu’il convient d’apporter dans l’usage des moyens de répression et, en même temps, sur leur incontestable utilité.

« Casimir Pinel dit avec raison que la non-restraint n’existe pas plus en Angleterre qu’en France, que les moyens de contrainte seuls sont différents et qu’il ne s’agit plus dès lors que de les comparer sous le rapport de leurs avantages et de leurs inconvénients. Sous quelque forme qu’on l’adopte, la contrainte est de toute nécessité dans bien des cas ; il faudrait, pour la supprimer, abolir du même coup les conceptions délirantes, les hallucinations qui engendrent les déplorables manifestations que nous avons tous les jours sous les yeux. Comment avoir autrement raison des penchants onaniques, des tendances à la destruction ? Comment s’opposer à ces besoins immondes qui portent les malades à manger leurs excréments, à boire de l’urine ?… L’usage temporaire de la camisole est alors le seul remède… Les moyens coercitifs ont l’avantage de ne priver les malades ni de la promenade, ni de l’air ; et, avec des appareils bien disposés, on procure le calme pendant le jour, le repos pendant la nuit, résultat qu’on ne saurait atteindre autrement… à notre sens l’abolition complète des entraves est un rêve inutile. »

L’Association des surintendants des asiles d’aliénés des États-Unis, a, au mois d’Octobre 1844, adopté la résolution suivante : — « Resolved that it is the unanimous sense of this convention that the attempt to abandon entirely the use of all means of personal restraint is not sanctioned by the true interests of the insane. »

Le Dr Walker, président de l’Association des surintendants des asiles d’aliénés des États-Unis, en 1877, s’exprime comme suit, sur le même sujet : — « My opinions in regard to the use of mechanical restraint has undergone no change during the discussion, or since the visit of our distinguished brother from across the water, but, on the contrary, having made more faithful and continued efforts during the past year than ever before to diminish the amount of mechanical restraint and do without it altogether, I am forced to say that I stand here to day with my opinions entirely unchanged. I believe it is (la contrainte mécanique) not only a humane thing, but absolutely essential for the best good and comfort of our patients. I believe this, that the practice of the best American institutions on that point to day will hereafter be the practice of Christendom. »

À la même séance d’Octobre 1877, de l’Association que je viens de mentionner, à la suite du Président, M. le Dr Walker, un grand nombre des aliénistes les plus distingués de l’Amérique s’exprimèrent dans le même sens. Au milieu de tous ces témoignages fournis contre le système de la non-restraint et en faveur de la contrainte mécanique sagement employée, je choisis celui de M. le Dr Clark, précisément parce qu’il vient d’Ontario. — « If I had my choice, dit le surintendant de l’asile de Toronto, in respect to the mode of restraint, I would prefer a camisol, a muff, or a pair of mitts put upon me, than to have a supervisor and attendants holding me. There is a spirit of resistance among ourselves to human force, and this resistance is evident also among the insane that will not be exercised against inanimate objects… …I might tell you further, gentlemen, I have reason to believe that in many of these asylums, which show reports of non-restraint (I have it from some of the officers of such), that restraint is winked at when indulged in by subordinates, and yet, they publish reports of the success of non-restraint. Whether you put on the camisole, or put a patient under the power of drugs, it does not matter ; both are restraints, and I prefer the mechanical restraint as more conducive to recovery… I prefer to be free, open, and candid, in these matters, rather than to desire to ride on a popular name, and the same time, behind the door, allow restraint to be used. »

Une fière leçon celle-là, honneur à celui qui a eu le courage et l’honnêteté de la faire. MM. les Dr Gray d’Utica et Gale de Kentucky ont écrit, contre la non-restraint, des rapports bien connus des aliénistes. Cette opposition à une doctrine insoutenable est le résultat de l’expérience universelle et, de plus, est, en tout état de cause, fondée en raison. Si je voulais faire ici, par représailles, une peinture des accidents multipliés et des actes de brutalité produits en Angleterre par la pratique de la non-restraint, rien ne serait plus facile ; mais je me contenterai de quelques citations. Un aliéniste américain, M. le Dr Browers, dit, entre autres choses, dans le numéro de Juin 1881 de l’American Journal of Insanity : — « I have now, in my mind’s eye, the picture of a scene I witnessed in an English asylum. A restless and violent patient seated on a bench with a strong attendant on either side, holding him down by main force. I shall never forget the contortions, the squirming, and the struggles of the man to free himself from their grasp. There is nothing so irritating to some restless and excitable patients as to be held by manual force ; but Englishmen are unwilling to admit that this is a species of restraint, nor will they admit that the padded room, without a particle of furniture, and with small windows near the ceilings, which let in only a dim light, is a restraining machine. »

Le Dr Gale dans son rapport de 1882, page 21, dit : — « About 1840, one John Conolly came forward with a theory, which finally merged inte a hobby with him and few of his followers that of non-restraint… The name is clearly a misnomer, and is calculated to mislead and deceive the public ; for there is not an asylum now in existence that does not use restraint in some form, either strong cloathing, manutention, strong rooms, isolations therein &. &. &.… Holding a person by one’s hands is no less a method of restraint than holding him by a muff or a camisole, and the question which of them we shall adopt should be decided, not by the force of names, but by a careful investigation of their effects, both upon the patient and the attendants… England boasts of being (as regards the treatment of its insane) the country of non-restraint ; but it will repudiate, I do not doubt, the addition that it is equally entitled to the designation of the country of fractured ribs. »

Dans le même rapport, sous le titre de « Rib Fractures and other Casualties from Non-restraint » — le Dr Gale présente une formidable liste de morts et de blessures causées par les luttes entre gardiens et aliénés, dans les asiles anglais ; liste dans laquelle il n’y a pas moins de huit cas de malades dont la mort a été causée, d’après constatation juridique, par la fracture d’une ou de plusieurs côtes suivie d’inflammation de la plèvre ou des poumons ; une mort a été aussi causée par rupture de la vessie, constatée par l’enquête, bien que classée péritonite dans les registres de l’asile ; sans compter un nombre considérable d’autres accidents de diverses natures, résultats directs de l’application du système de la non-restraint. Il est prouvé que les gardiens, de guerre lasse, ont souvent recours à l’expédient de se mettre à genoux ou de s’asseoir, sur le corps du malheureux qu’ils ont mission de contenir, dans l’obligation qui leur est faite de ne jamais avoir recours aux moyens mécaniques, cent fois plus humains et moins révoltants.

Loin de moi l’idée d’invoquer tous les accidents qui peuvent arriver dans les asiles de la non-restraint, comme arguments contre cette théorie : tous les asiles ont, de fois à autre, à enregistrer des accidents, même des homicides et des suicides ; mais les accidents dont on parle ici sont des accidents causés par l’application directe de la non-restraint, des accidents que les moyens mécaniques de contrainte auraient prévenus. La non-restraint ne diminue en rien la possibilité des accidents fortuits d’autres genres, au contraire, elle en multiplie les dangers. Ce n’est pas le fait matériel toutefois dont on doit arguer, mais la manière dont il s’est produit. Dans la discipline d’un asile il y a des risques qu’il faut courir et des risques qu’on ne doit pas assumer. Ainsi de ce qu’un aliéné aurait commis un homicide avec une fourche dans les champs, on aurait tort d’en conclure qu’on doit interdire absolument aux aliénés l’usage des instruments capables de devenir dangereux et les travaux de la ferme ; mais si des blessures et des morts sont produites par des moyens disciplinaires qu’on peut remplacer, par d’autres moyens qui ne donnent point cause à ces accidents, le bon sens dit qu’il faut employer ces derniers moyens. Le vulgaire et les personnes étrangères à la science sont sujets à tirer des conclusions erronées, de ce qu’ils observent dans les asiles, et la malveillance exploite souvent cette disposition d’un certain public ; mais le médecin aliéniste doit rechercher les causes et observer les circonstances, avant d’adopter ou d’interdire, avant de louer ou de condamner des pratiques qui peuvent être recommandables en dépit des accidents, ou dangereuses alors même qu’on n’a pas eu, sur place, d’accidents à enregistrer.

Je vais citer un exemple de la versatilité de ce qu’on appelle l’opinion publique, qu’on invoque à bon et à mauvais escient, exemple qui démontre aussi combien sont importantes et combien difficiles ces mille questions, que soulèvent l’administration des institutions dont il s’agit et le traitement des aliénés. On avait autrefois établi, dans Ontario, une succursale, pour y loger un peu plus de soixante aliénés de la classe la plus paisible. L’édifice, construit pour un autre objet, qu’on avait affecté à cette destination était chauffé par des poêles et des feux de cheminées : on sait que l’une des dispositions dont on se vante en Angleterre et qui fait partie du système qu’on y préconise, comprend l’usage de feux de cheminées sans grillages protecteurs, les fameux open fires, qui, avec les open doors, forment partie des — « benefits arising from the removal of restrictions. » On crut donc devoir laisser subsister quelques-uns de ces open fires, vu le caractère paisible et rangé des malades qu’on devait loger dans cet asile. Les choses allèrent au mieux d’abord, et le public visiteur admirait l’usage de ces feux de grilles si chers aux anglais — it looks so chearful — disait-on ; lorsqu’un jour, sans que rien put faire présager le moindre inconvénient, une des malades les plus paisibles, fille d’un homme politique très en vue, alla se précipiter dans le feu de l’une des cheminées et s’y brûla de telle sorte qu’elle en mourut en peu de temps : c’était évidemment de sa part un acte auquel elle fut poussée par une hallucination soudaine, causée par la contemplation même de ce feu si gai. La nouvelle de cet accident fut le signal d’une véritable guerre menée contre les médecins et les employés de l’asile, et la prétendue opinion publique, se prit à trouver horribles dans un asile ces open fires que, quelques jours auparavant, on déclarait si réjouissants. Les administrateurs de l’institution furent exonérés, comme de juste, de tout blâme, par les inspecteurs et par les autorités, qui, heureusement, résistèrent à la persécution que certaines gens voulaient leur faire subir ; mais il reste la question de savoir s’il est mieux d’avoir des feux de cheminées ou de n’en pas avoir dans les asiles et, quand on se décide à en avoir, s’il est préférable de n’y mettre aucune précaution, ou mieux de les entourer d’un grillage protecteur ? Les partisans de la non-restraint ne veulent pas de grillages ; ils tiennent absolument à l’idée de faire prendre leurs asiles de fous, pour des maisons de gens bien sages et bien gentils au fond, quoique parfois enclins à montrer un peu d’excentricité, ou de mauvaise humeur. Ceux qui ne croient pas devoir essayer de cacher le véritable caractère des asiles d’aliénés préfèrent ou n’avoir point de feux de chemines, ou leur mettre des grillages protecteurs, et je me sens heureux et en tranquillité de conscience d’être du nombre de ces derniers. Toutes ces questions doivent être laissées aux médecins chargés du traitement des aliénés, et aux administrateurs des asiles. Mais, dira-t-on peut-être, les médecins diffèrent et il y en a qui ne sont pas eux-mêmes tout à fait exempts d’idées extravagantes : ce serait le cas alors de se demander — Quid custodem custodiat ? — Sérieux embarras, que nous n’avons pas encore ressenti en Canada, que je sache, et que, je l’espère, M. le Dr Tuke ne réussira pas à nous léguer.

Je trouve, dans un Rapport des Commissaires du « Central Kentucky Asylum » du 3 octobre 1882, sur ce sujet des questions médicales et sur les systèmes de contrainte, les sages remarques que voici : — « In regard to the kind or mode of restraint or punishment to be used with such unfortunates, we do not profess to be competent judges, and must content ourselves with leaving this vexed question to the discussion of medical men. But our expérience convinces us that both restraint and punishments are as proper here as in schools of small children or in families. »

En résumé, la contrainte est une nécessité dans le gouvernement des aliénés réfractaires ou dangereux et c’est un devoir d’y avoir recours, pour ceux qui ont la charge de ces infortunés, devoir envers les aliénés eux-mêmes, devoir envers les gardiens, devoir au point de vue du traitement de l’aliénation mentale, et devoir d’économie publique et domestique. Il faut se rendre maître des mouvements de l’aliéné qui emploie sa liberté d’action à se nuire à lui-même, à nuire à ses compagnons d’infortune, à nuire à ses gardiens, à nuire à la propriété publique ou privée : il faut, autant que possible, prévenir les malheurs et les accidents. Les seuls moyens de ce faire sont la force physique des gardiens employée momentanément, les moyens mécaniques, la cellule, l’usage des narcotiques et des anesthésiques. Tous les moyens qui ne sont pas immoraux ou brutaux sont légitimes, à la condition d’en user avec discernement de n’en point abuser, et de les rendre aussi doux et aussi inoffensifs que cela se peut. Quant au choix, cela dépend de la cause de la nature, de la durée des paroxysmes, du caractère de la folie, des dispositions individuelles du malade, de son état habituel ou actuel, de la dépense à encourir et de beaucoup d’autres circonstances, dont on ne peut juger que par l’étude de tous et de chacun des cas qui se présentent. Quant à dire combien de malades par cent devront être soumis à la contrainte mécanique ou aux autres expédients disciplinaires, cela ne se peut pas ; tout bonnement parceque cela dépend de la catégorie d’aliénés à laquelle on a affaire, de la constitution et du tempérament des personnes, des circonstances des temps et des lieux et des moyens à sa disposition. Cela varie constamment pour les mêmes lieux, pour la même année et pour le même asile. Il arrive, sans qu’on puisse souvent s’en rendre compte, des périodes de calme presque général et des périodes d’exacerbation chez les malades. Je ne crois pas qu’il y ait un aliéniste ou un garde-malade de quelqu’expérience qui n’ait observé, parfois, des espèces d’épidémies de violence, pendant lesquelles un nombre comparativement considérable d’aliénés doit, de nécessité, être soumis à un moyen quelconque de contrainte.

Toutes ces questions, elles sont en grand nombre, qui se rapportent aux méthodes de constituer les asiles, de les construire, de les diviser, de les éclairer, de les réchauffer, de les ventiler, de les assainir, de les maintenir ; toutes les questions qui ont trait à la matière, à la confection, à la forme des objets d’habillement, de literie, de contrainte ; toutes les questions qui regardent l’alimentation le traitement des aliénés, sont des questions complexes, sur lesquelles les maîtres diffèrent plus ou moins d’opinion, souvent en principe, plus souvent dans les détails, et sur lesquelles nul individu et nulle association d’individus n’a le droit de décider avec autorité et sans appel. Les systèmes n’y sont pour rien, et les méthodes pour assez peu d’ordinaire ; tout dépend de l’administration, c’est-à-dire, des aptitudes et du tact de ceux qui ont la garde et le soin des malades et de la direction générale des asiles.