Les aventures de Perrine et de Charlot/14

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Bibliothèque de l’Action française (p. 107-116).



XII

L’incident du petit tambour


Le trente et un juillet au matin, un sauvage entre précipitamment chez Jean Bourdon. On est à déjeuner. Il annonce avec des gestes solennels que Joseph Nahikhich, le protégé des Repentigny, malgré les bons soins des Français et des « hommes de la prière, » (les missionnaires), vient de succomber. « Que va-t-on faire ? » Le sauvage hoche la tête et les regarde tous. Il a des craintes, ses compagnons non convertis méditent d’enlever le corps, afin de l’enterrer, suivant leurs coutumes, au Sault Montmorency.

Jean Bourdon se lève, le rassure, et lui ayant fait remettre quelques provisions, le renvoie. « Tout se passera bien, demain on y verra, » déclare-t-il au sauvage.

En effet, le 1er août, au petit jour, le père Massé et un autre jésuite qui font le guet, aperçoivent le convoi de Joseph. Le corps est déposé dans un canot. Vite, le missionnaire descend sur la rive, priant au passage quelques soldats et le brave Olivier Le Tardif de l’accompagner. Longuement, gravement, le jésuite parle aux sauvages. Ceux-ci, têtes baissées, l’écoutent sans bouger d’abord, puis, bientôt, confus, se retirent. Le père Massé a raison de leur entêtement et de leurs rites superstitieux. Nahikhich reposera en terre bénite sans avoir autour de lui, ni provisions, ni animaux domestiques, ni peaux de castor ou d’ours. Seul, l’écho des harmonieuses prières de l’Église bruira autour de sa fosse fraîchement ouverte.

Une heure plus tard, la cloche de Notre-Dame-de-Recouvrance se met à tinter. Les obsèques chrétiennes de Joseph vont avoir lieu. Quatre français distingués s’avancent portant le corps : MM. de Repentigny, de Courpon, de Gand et de Castillon. À l’intérieur de la chapelle, Catherine de Cordé a près d’elle Perrine, Madame de Repentigny et sa fille, Marie-Madeleine, Madame Hubou (Marie Rollet), et ses deux petites-filles Louise et Marguerite Couillard. Toutes s’absorbent ainsi que d’autres colons, dans des prières apaisantes. Seul, Charlot n’est pas là. Il est demeuré à la maison sous la garde de Julien. Catherine de Cordé a redouté pour l’impressionnable petit garçon, ce spectacle funèbre. L’enfant dort mal depuis peu.

Au retour de la cérémonie, Catherine de Cordé et Perrine découvrent Charlot dans le jardin potager. Il rit de bon cœur. Julien se débat contre une guêpe avec de grands gestes d’effroi… Il va même jusqu’à brandir contre l’insecte, qui revient à la charge, tantôt son pistolet, tantôt son couteau. « Mais ce n’est pas un Iroquois, Julien, » répète Charlot. Et il rit, rit.

Catherine de Cordé, à ce spectacle, est rassurée sur la santé de l’enfant et retourne à la maison. Perrine s’approche de son frère. Elle l’embrasse.

charlot, d’un ton de reproche.

Oh ! petite sœur, tu ne m’as pas éveillé ce matin. Où il est, maintenant, le bon Nahikhich ?

perrine

Au ciel, Charlot. Il était pieux et bon.

charlot

J’irai, dis Perrine, au ciel ? Pas maintenant. Je veux rester longtemps près de toi, de Mme de Cordé, de Julien.

perrine, s’asseyant dans l’herbe avec Charlot sur ses genoux.

Tu iras au ciel si tu es bon, frérot. Si tu ne fais de mal à personne.

(Julien se rapproche et les écoute tout en sarclant un carré d’oignons.)
charlot

Je ne ferai de mal à personne, Perrine, certainement.

(Après réflexion.)

Excepté aux Iroquois méchants. Plus tard je les tuerai tous avec un pistolet comme celui de Julien.

perrine

Il faut les convertir plutôt que les tuer, Charlot.

charlot

Tu crois, Perrine ? Même si je ne fais pas un missionnaire comme le bon père Jogues, mais un vaillant soldat comme M. Olivier. Il a déjà tué des Iroquois, M. Olivier, tu sais ! Il l’a dit.

perrine, elle hésite.

Je crois qu’il vaut mieux ne pas tuer, ne jamais tuer, petit frère.

charlot, subtil.

Mais Perrine, Julien dit aussi en parlant des Iroquois : « Ces canailles ne méritent pas de vivre. » Hein, Julien, tu as dit cela ?

Le matelot ne répond pas et paraît confus.

perrine, s’entêtant, ses yeux bleus deviennent lumineux.

Quand même Julien dirait cela, Charlot, il vaut mieux ne pas tuer. Et les pauvres blessés,

(elle frissonne.)
que c’est triste aussi ! Moi, vois-tu, je soignerai toujours, petit frère, mais je ne tuerai jamais, jamais.
charlot, relevant hardiment la tête.

C’est que tu ne feras pas un homme comme moi, un beau chevalier.

(Il écoute soudain.)

Qu’est-ce donc que ce bruit ? Tu entends, Perrine ?

(Battant des mains.)

C’est le clairon, c’est le tambour. Oui, oui, c’est cela. Perrine, ma petite Perrine, viens, allons voir avec Julien ce qui se passe au fort Saint-Louis.

perrine

Je veux bien, si Madame, Le Gardeur le permet.

charlot

Allons vite le lui demander.

(au matelot.)

Julien attends-nous ici.

julien, saluant militairement.

Oui, mon commandant.

Charlot s’amuse de cette réponse. Et, à son tour, prenant position, la main sur la couture gauche de sa mignonne culotte de velours, il lève la main droite et salue.

Catherine de Cordé est heureuse de procurer une distraction aux orphelins. Elle consent à cette promenade. L’on se met en route aussitôt. Charlot gambade et gazouille, refusant de se laisser porter par Julien. Le fort Saint-Louis est bientôt en vue. La foule des sauvages s’est massée à son entrée. Il y a là des Montagnais, des Algonquins, des Hurons, surtout des Nipissiriniens. Parvenu à une faible distance, Julien s’empare de Charlot, et malgré ses résistances, le tient ferme dans ses bras.

Le tambour cesse tout à coup. Une voix s’élève d’un groupe formé d’un capitaine montagnais, d’un chef Huron, de Jean Nicolet, d’Olivier Le Tardif et des frères Godefroy. Julien et les enfants s’arrêtent près d’eux. Jean Nicolet est venu tout droit, en ce jour, des Trois-Rivières, afin d’accompagner ses amis les Nipissiriniens. N’est-il pas demeuré neuf années au milieu d’eux ? N’est-il pas considéré comme un de leurs capitaines et admis au Conseil de la Nation ? Naturellement, les frères Godefroy ont suivi leur ami dans ce voyage à Québec.

jean nicolet, très haut et s’adressant en langue sauvage à la foule.

Mes amis, un pari vient de s’engager entre deux capitaines.

(Il fait signe au Huron et au Montagnais d’approcher.)

Celui-ci

(désignant le Montagnais.)
prétend que mon cher camarade, Thomas Godefroy de Normanville, que vous voyez à mes côtés, peut vaincre à la course n’importe lequel d’entre vous.
(Murmures et protestations.)
Celui-là
(désignant le Huron.)
prétend, au contraire qu’il est impossible à qui que ce soit d’être aussi agile que vous.
(Applaudissements et cris.)

« Les Français, soutient de plus le capitaine huron n’avancent que comme des tortues. » J’accepte le pari, mes amis, au nom de mon frère d’armes, Thomas Godefroy de Normanville. La course aura lieu aux Trois-Rivières, le 18 août prochain, avec la permission d’Ononthio (le gouverneur), qui sera présent. Avis en est donné à tous. J’ai dit.

Aux paroles de Jean Nicolet succèdent des cris, des bravos, des danses folles. Et ce bruit infernal est encore couvert du roulement des tambours.

Julien s’approche avec les enfants d’un petit tambour qu’il connaît. Il ruisselle de sueur. Il tape, tape, maugréant de tout son cœur contre les sauvages, dont les cris nuisent au rythme qu’il conduit.

Un Nipissirinien, furtivement, a suivi Julien. Émerveillé, il considère, lui aussi, le petit tambour. Ah !… Voilà que la tête du sauvage, trop rapprochée de l’instrument, gêne les mouvements de l’enfant. Déjà fatigué, à bout de patience, le petit tambour, soudain, applique rudement l’une de ses baguettes sur la tête du Nipissirinien, afin de le faire reculer. Le sang jaillit en abondance de la blessure. Le sauvage chancelle sous la force du coup.

Quelle rumeur s’élève aussitôt ! Le chef des Nipissiriniens s’avance appelant Jean Nicolet. Tous deux s’enquièrent des faits et engagent publiquement la conversation. Un silence profond s’est établi.



le chef nipissirinien

Jean Nicolet, un des tiens a blessé notre frère ; tu connais notre coutume : fais-nous un présent pour guérir la blessure.

jean nicolet

Non, car il n’en est pas de même parmi les Français. Quand quelqu’un de nous fait mal, on le châtie. Cet enfant a blessé un de vos gens : il va être fouetté en votre présence.

Le jeune homme est amené. Mais les Nipissiriniens voyant qu’on le dépouille de ses habits et que les verges s’apprêtent à le frapper, crient, protestent, hurlent. « Ce n’est qu’un enfant, il n’a point d’esprit ! » s’exclament-ils.

Enfin, un d’entre eux fend la foule, parvient près du coupable, se découvre les épaules, et jette sa robe sur le dos du petit tambour. Les yeux brûlants, la tête hautainement renversée, il interpelle celui qui tient les verges.

le nipissirinien

Frappe sur moi, soldat, mais tu ne toucheras pas à cet enfant.

« Ho ! ho ! ho ! » vocifèrent de tous côtés les sauvages. Ils sont fort satisfaits de cette intervention du Nipissirinien.

Et alors, Jean Nicolet, bien heureux, lui aussi de n’avoir qu’à pardonner au coupable, prie l’exécuteur de laisser là les verges et de se rendre en toute hâte au fort Saint-Louis. Il en rapportera quelques présents.

La distribution se fait joyeusement. Seul, effondré au pied d’un arbre, le petit tambour sanglote convulsivement. Jean Nicolet le voit. Il s’approche, quittant un instant ses compagnons.

jean nicolet, frappant doucement sur l’épaule de l’enfant.

Pourquoi pleurer ainsi, petit ? C’est indigne du soldat que tu seras demain.

Le jeune tambour lève la tête. Il regarde, surpris, un peu révolté, Jean Nicolet. Comment ! M. Nicolet ne comprend donc pas ce que c’est qu’une humiliation soufferte en présence des sauvages ! L’interprète se met à rire. Il devine.

jean nicolet

Allons, allons, console-toi. Redresse la tête. Tu es vif, mais fier, et l’on fera quelque chose de toi. Bah ! qui d’entre nous n’a pas été fouetté à ton âge ? Et l’on n’en devient pas moins brave, tu sais.

(Il lui donne l’accolade.)

Julien accourt en ce moment avec Perrine et Charlot. L’on entraîne le petit tambour dans la danse générale. Et la gaieté si naturelle à toute âme française, reparaît dans ses yeux.