Les aventures de Perrine et de Charlot/15

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Bibliothèque de l’Action française (p. 117-122).



XIII

Cas de conscience


Au dîner, chez les Bourdon, l’on s’égaie du babil des enfants. Ils s’empressent de raconter les péripéties de la matinée au fort Saint-Louis. Mais au dessert Charlot cesse tout à coup de parler. Son front se plisse. Ses yeux deviennent graves. Il semble méditer des choses profondes. L’abbé de Saint-Sauveur qui le considère à la dérobée s’en amuse fort.

Les grâces récitées, tous s’installent, sauf Mme  Bourdon et Perrine, dans la pièce claire de Mme  Le Gardeur. L’on s’accorde ces quelques minutes de détente avant de reprendre le long travail de l’après-midi. Charlot s’approche de M.  de Saint-Sauveur. Sa jolie figure ne s’est pas détendue.

charlot

M.  l’abbé, je puis vous poser des questions ?

l’abbé de saint-sauveur

Oui, petit.

charlot

Merci, M.  l’abbé.

(Il glisse un tabouret tout près du prêtre et s’assoit.)
l’abbé de saint-sauveur

Ah !… Ce sont de graves cas de conscience que tu as à me soumettre, Charlot ?

charlot

Je ne sais pas, M.  l’abbé. Mais vous m’expliquerez. Vous savez tant, tant de choses. Madame de Cordé dit : « M.  l’abbé me tire sans cesse d’embarras. J’aime à lui demander conseil. »

catherine de cordé

En effet, Charlot. Un prêtre, qui est bon et pieux, est le meilleur des conseillers.

l’abbé de saint-sauveur, avec embarras.

Hélas ! Madame, suis-je ce prêtre bon et pieux dont vous parlez !

charlot

Pour ça, M.  l’abbé, vous l’êtes, c’est sûr, quand même vous n’auriez pas de cheveux blancs.

jean bourdon, riant.

Ah ! ah ! Sagesse et cheveux blancs vont de pair avec toi, enfant.

charlot, blessé.

C’est que M.  le curé d’Offranville, chez nous, en Normandie, avait une tête toute, toute blanche, alors…

jean bourdon

Ne fais pas la moue, petit. Nous blanchirons tous, va. Et assez tôt pour mériter ton admiration.

charlot

M.  l’abbé, vous savez, je pense beaucoup au petit tambour, à sa conduite vilaine de ce matin. Je pense aussi au pauvre sauvage. Comme son sang coulait !… On ne voyait plus sa figure. Et puis il est tombé !… M.  l’abbé, je trouve que M.  Nicolet a bien fait de punir le petit tambour. Car l’on doit être puni lorsque l’on fait mal, n’est-ce pas ?

l’abbé de saint-sauveur

C’est un moyen de se corriger de ses défauts, Charlot.

charlot

Alors, M.  l’abbé, pourquoi les sauvages ne voulaient-ils pas qu’on frappât le petit tambour qui avait été méchant ? Pourquoi ils disaient qu’il n’était qu’un enfant et sans esprit ? Pourquoi, aussi, ils demandaient des cadeaux pour le guérir ?

l’abbé de saint-sauveur

Pourquoi tout cela, Charlot ? Parce que ce sont des barbares, qui aiment aveuglément leurs enfants, et ne comprennent pas que l’on peut aimer beaucoup et aimer très mal en même temps. Ils ne savent pas, non plus, que tel l’on pousse dans la jeunesse, tel l’on demeure presque toujours. Ils ignorent les bienfaits d’une main vigilante, à la fois ferme et douce, qui vous redresse sans cesse. Qui donc, vois-tu, leur aurait appris les avantages de l’éducation ?

(L’abbé de Saint-Sauveur se lève et conduit Charlot près d’une large fenêtre.)
Tiens, Charlot, vois cet arbre que M.  de Saint-Jean (Jean Bourdon) a planté, il y a à peine un mois ? N’incline-t-il pas déjà à gauche ? Il faut que dès demain mon ami le relève, le soutienne, le fixe à un tuteur… Sinon, il suivra de plus en plus la pente mauvaise.
charlot

Je comprends, M. l’abbé.

(Inquiet et se campant bien en arrière.)

Mais moi, je pousse droit, très droit, n’est-ce pas ? Et Perrine aussi ?

l’abbé de saint-sauveur, souriant et plaçant ses deux mains sur les épaules de l’enfant.

Souviens-toi, mon bon petit, que c’est ton âme surtout qui doit devenir droite et ferme. Et pour cela tu dois avoir en horreur, le mensonge, la cruauté, l’esprit de vengeance.

catherine de cordé, à Jean Bourdon.

M.  de Saint-Jean, je crois que l’utile leçon que reçoit Charlot vous concerne également, à un autre point de vue. J’ai remarqué, moi aussi, les tendances dangereuses du jeune saule que vous avez pris en affection.

jean bourdon, s’approchant de la fenêtre.

Vous avez raison, Madame. Je vais y voir. Qu’en penses-tu, Charlot ? Veux-tu m’accompagner dans le bois ? À nous deux nous découvrirons bien une perche solide pour y appuyer le saule en voie de perdition ?

charlot, les yeux brillants.

Allons tout de suite, M.  de Saint-Jean.

(Timidement.)

Et Julien ?

jean bourdon

Va pour Julien. Il viendra puisqu’il est indispensable à ton bonheur.

l’abbé de saint-sauveur, surpris.

Pourquoi vous déranger ainsi, cher ami ? Je verrai moi-même à tout cela. Vous avez donc des loisirs maintenant ?

jean bourdon

Des loisirs ! Allons, M.  de Montmagny se reprocherait de nous en donner en ce moment. D’abord, la reconstruction en pierre du fort Saint-Louis nous occupe, puis il y a le tombeau de Champlain à édifier. Entre nous, quel noble projet du gouverneur que celui-ci : enfermer les restes de notre bien-aimé Champlain dans un monument digne de lui.

catherine de cordé

Le premier gouverneur de Québec a été inhumé sous la chapelle de Notre-Dame-de-Recouvrance, m’a-t-on dit ?

jean bourdon, ému.

Oui, Madame. Sous la chapelle bâtie par ses soins, à la suite d’un voeu. M.  de Champlain a voulu remercier Dieu par l’intercession de sa sainte Mère, de la reddition du Canada à la France, en 1632.

l’abé de saint-sauveur

Ah ! Madame, M.  de Champlain a été un grand capitaine, un merveilleux explorateur, un administrateur parfait, mais ce qu’il a été par-dessus tout, c’est un chrétien incomparable. Que Dieu l’ait en son saint paradis !

(Il se signe.)
jean bourdon

Eh bien, la chapelle de M.  de Champlain construite, croyez-vous, Madame, que là se bornera notre tâche ? Non. Nous avons ensuite « à tirer les alignements de Québec, afin que tout ce qu’on bâtira dorénavant soit en bon ordre. » Nous gardons l’ambition, Madame,

(Il rit.)

que dans trois cents ans d’ici l’on ne trouve encore rien à changer. Mon cher abbé, des loisirs, constatez donc que nous n’en avons guère ! Cependant je désire veiller moi-même sur cet arbre que j’ai planté, et vous remercie de votre offre.

(Se dirigeant vers la porte et se retournant pour saluer.)

À bientôt, madame ? Cher ami, je vous reverrai dans une heure ?

Jean Bourdon et Charlot sortent. Et naturellement, Julien, qui guette la sortie de l’enfant, devient de la partie. L’on s’enfonce dans la forêt.

catherine de cordé, qui a suivi Charlot des yeux.

M.  de Saint-Jean vient de rendre mon protégé bien heureux… Le cher petit, je m’y attache de plus en plus. Et à ma précieuse Perrine donc ! M.  l’abbé, vous avez toujours le projet d’écrire au curé d’Offranville au sujet des orphelins ? Voyez-vous, je désire assurer leur sort s’ils n’ont aucun protecteur en France.

l’abbé de saint-sauveur

Certainement, madame, j’écrirai à cet excellent et vieux prêtre que je connais.

(Souriant.)

Seulement la réponse tardera un peu.

catherine de cordé

Qu’importe ! Rien ne presse. Dans un an, si Dieu me prête vie, je les aurai encore près de moi. Sinon, mon fils Repentigny recevra mes instructions à leur sujet.

l’abbé de saint-sauveur

Votre générosité, Madame, trouvera la Providence également généreuse. Vous vivrez de longues années, semant le bien autour de vous.

catherine de cordé, joignant les mains.

Amen ! Que Dieu vous entende, M.  l’abbé !