Les aventures de Perrine et de Charlot/23

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Bibliothèque de l’Action française (p. 178-192).



XXI

L’enlèvement de Charlot


L’hiver s’écoule sans incident, sauf le mariage de Marie Le Neuf. La jeune fille épouse, aux Trois-Rivières, par un glacial matin de décembre, Jean Godefroy. La rigueur de la température retient chacun à la maison, au coin du feu. Aux Trois-Rivières comme à Québec, les bûches flambent dans les vastes cheminées, et cependant, elles semblent n’avoir aucune puissance sur le froid qui paralyse choses et gens.

Qu’il paraît long, à ces Français, le rude hiver canadien ! Charlot s’inquiète. « Le printemps reviendra-t-il jamais ? L’herbe, les mousses de la forêt, les fleurs, l’eau verte du Saint-Laurent, est-ce que tout cela ne reparaîtra plus. » M.  Olivier plaisante doucement Charlot. Un petit Canadien sans patience et sans espoir devant le long hiver, cela ne s’est jamais vu !

Enfin, avec mars, très hâtif, le printemps s’annonce. La neige disparaît rapidement sous le chaud soleil. Le dix-neuf, fête du patriarche Saint Joseph, patron du Canada depuis l’époque des récollets, de belles réjouissances sont organisées, sur l’ordre de M.  de Montmagny. Outre les cérémonies du matin à Notre-Dame-de-Recouvrance, il y a le soir, feux de joie et d’artifice. Jamais l’on a vu dans la Nouvelle-France un pareil spectacle ! L’organisation des fêtes avait été confiée à l’ingénieur, Jean Bourdon. Aidé du sieur de Beaulieu, M.  de Saint-Jean (Jean Bourdon) avait dressé de splendides machines lumineuses. « Le petit château, entre autres, qui était fort bien proportionné, enrichi de diverses couleurs, flanqué de quatre tourelles remplies de chandelles à feu et entouré de seize grosses lances à feu, revêtues de saucissons, attiraient les regards. À l’entour de cette forteresse en miniature, n’avait-on pas mis à égale distance quatre grosses trompes, d’où l’on vit sauter treize douzaines de serpenteaux, sortant six à six avec une juste distance, et quatre douzaines de fusées qui se devaient enlever douze à la fois ! »

Quel succès, lorsque, la nuit descendue, on procède à l’illumination. Le sieur de Beaulieu présente un boute-feu à M.  le gouverneur qui allume la machine. Les Hurons chuchotent « Les Français sont plus puissants que les démons, ils commandent au feu ! Hé ! s’ils veulent brûler les bourgades de leurs ennemis, ils auront bien tôt fait. » Le père Le Jeune est ravi. Il déclare que les plans de M.  l’ingénieur seront envoyés en France pour être gravés, puis insérés dans la prochaine Relation.

Quelques jours plus tard, on entre dans la semaine sainte. Quelle ferveur parmi les Canadiens et les sauvages convertis ! De bonne heure dans l’après-midi du vendredi saint, Olivier Le Tardif, Julien et Charlot se rendent chez les jésuites. Ils sont porteurs de messages. On parle peu en route, par respect pour ce jour douloureux à toute âme chrétienne. Au détour d’un



chemin, un capitaine sauvage récemment converti, mais dont le caractère enclin à la colère n’empêche qu’il n’ait des démêlés, même avec le doux M.  Olivier, s’avance vers eux. Sa figure révèle de la confusion et du chagrin. On s’arrête.
le capitaine sauvage, à Olivier Le Tardif.

Réponds-moi, je te prie, sais-tu bien l’Oraison que le fils de Dieu a faite et qu’on m’a enseignée ?

olivier le tardif

Je la sais bien en effet.

le capitaine sauvage

Ne la dis-tu pas, quelquefois ?

olivier le tardif

Je la dis tous les jours.

le capitaine sauvage

Ces mots ne sont-ils pas dans cette Oraison : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ? »

Olivier Le Tardif saisit vite le sens des paroles du sauvage. « De quelle finesse, songe-t-il, fait preuve ce barbare ! » Il se départit de sa froideur et s’approche en souriant du Huron. Lui donnant l’accolade, il l’assure qu’il lui pardonne de tout cœur la faute qu’il a commise à son égard. Le sauvage, tout joyeux, fait alors route avec eux. « Tout de suite s’écrie-t-il, je vais annoncer au père Le Jeune notre réconciliation. Cela me brûlait le cœur d’être fâché contre toi, » conclut-il. À Charlot qui le considère gravement le Huron donne un petit tomahawk.

Olivier Le Tardif s’attarde chez les jésuites. En l’attendant Julien et Charlot font une longue promenade. Un matelot que l’on rencontre, attire Julien à l’arrière de la propriété des pères. Il l’entretient de choses qu’il aime. Charlot s’impatiente. Lâchant la main de Julien, il annonce qu’il entre au couvent pour en ramener tout de suite M.  Olivier. Julien suit l’enfant des yeux. Il sait qu’il n’a qu’à contourner le mur à droite pour être en sûreté. Il veut tout de même l’accompagner. Son compagnon le raille sur ses fonctions de bonne d’enfant. Piqué au vif, Julien riposte. Le matelot lui tape sur l’épaule, le calme, l’adoucit, et peu à peu l’entraîne vers les magasins. L’on fera une partie de trictrac. Julien se rassure, d’ailleurs. Charlot doit être maintenant auprès de M.  Olivier. Il s’éloigne…

Hélas ! non, Charlot n’est pas avec M.  Olivier ! Ce mur qu’il lui fallait contourner à droite sert aux mauvais desseins de deux Iroquois. Avec l’agilité et la promptitude coutumières de leur race, apercevant Charlot, ils le saisissent. L’un d’eux appuie fortement la main sur sa bouche tandis que l’autre le garrotte. On lui enfonce dans la bouche une boulette d’étoffe, le plus grand des deux sauvages le charge sur son dos… et en route ! Les bois sont près et permettent aux ravisseurs d’accomplir avec sûreté leur crime.

Pauvre Charlot ! Il ne se trouve personne pour voler à son secours. Julien ne le croit-il pas avec M.  Olivier ? Et M.  Olivier ne le sait-il pas en la compagnie de Julien ? Plusieurs heures qui eussent été efficaces en recherches, sont perdues. Pauvre Charlot !

Lorsque Julien, enfin, quitte les magasins, sonne chez les pères, et demande M.  Olivier et Charlot, hé ! qu’apprend-il donc ? Que M.  Olivier est retourné à sa maison depuis longtemps,… sans Charlot ! On n’a pas vu Charlot au couvent ! Mais non !… « Pas vu Charlot, bégaie Julien, en reculant, les yeux pleins de détresse ! Pas vu Charlot ! » répète-t-il encore. Puis, avec un cri semblable à un rugissement, il s’enfuit.

Olivier Le Tardif, heureusement, est à sa maison. Il ouvre lui-même la porte. À la mine terrifiée de Julien, à ses mains tremblantes qu’il tord, le jeune homme pressent un malheur. Il saisit le bras du matelot : « Julien, qu’y a-t-il, vite, dis-moi ? »

Le matelot le regarde, angoissé, puis articule avec peine : « Charlot ! »

olivier le tardif, le secouant.

Allons, remets-toi, Julien. Où est Charlot ? Car c’est de Charlot qu’il s’agit n’est-ce pas ?

(Le matelot fait signe que oui.)

L’enfant n’est pas ici. Que veux-tu dire, voyons ?

Aux explications un peu confuses de l’infirme, Olivier Le Tardif comprend enfin ceci : Charlot, voulant rejoindre M.  Olivier chez les pères, a quitté Julien près du couvent, tourné le mur à droite, puis… n’a plus été revu. « Par personne, par personne » répète l’idiot qui se remet à gémir.

olivier le tardif, un peu impatient.

Julien, cesse donc de te lamenter. Suis-moi plutôt. Nous allons explorer les alentours de Notre-Dame-des-Anges. Il est étonnant, vois-tu, que les Iroquois, si ce sont eux qui ont fait le coup, aient pu surgir si vite et disparaître sans laisser de traces.

julien l’idiot, se retenant, les mains crispées, à une chaise.

M.  Olivier, ils… ils ne l’ont pas… tué,… les vilaines bêtes !

(Ses gros yeux pleins d’épouvante et de douleur, semblent sortir de leurs orbites.)
olivier le tardif

Non, non, mon brave Julien. N’aie pas de ces terreurs. Les sauvages s’en prennent rarement aux enfants.

Par pitié le jeune homme s’exprime avec conviction, à voix haute et claire. Mais comme son cœur se serre ! Il sait de quelles cruautés sont capables les Iroquois, leurs ennemis acharnés. Souvent même, les enfants sont maltraités à cause d’eux. Avec un soupir, car lui aussi chérit Charlot qui le lui rend en gentillesses et en confiance, le jeune homme décroche du mur un mousquet, saisit sur le bahut deux pistolets, et s’arme rapidement. Il recommande à Julien d’en faire autant. Avant de quitter la maison, dans un geste furtif, le matelot glisse, dans son sac une miche de pain et du fromage, demeurés sur la table. Pauvre Julien, méditerait-il de suivre Charlot, et redouterait-il la famine plus que tout autre danger, dans l’immense forêt canadienne ?

En silence, Olivier Le Tardif et Julien reprennent la route du couvent. Deux fois ils font le tour de la haute palissade de bois qui protège « la résidence » des jésuites. Rien. Aucun indice. Julien fait quelques pas dans la direction des bois. Il pousse soudain un cri, et son index désigne un objet brillant, au pied d’un pin. Olivier Le Tardif s’approche.

julien l’idiot

M.  Olivier, le tomahawk du petit ! Le cadeau du sauvage.

(Il le ramasse et jalousement le passe à sa ceinture.)
olivier le tardif

Et, vois ici, Julien, des pistes nombreuses.

(Il se penche.)

Les misérables se sont mis à deux pour enlever l’enfant. Tiens ! ils se sont enfuis de ce côté. Suivons les pistes.

julien l’idiot, d’une voix qui tremble d’émotion.

Alors, M.  Olivier, alors, c’est bien vrai ? Charlot niche avec ces bandits ? J’espérais…

olivier le tardif

Hélas ! mon pauvre Julien ! J’ai peur, en effet, qu’il en soit ainsi.

Le jeune homme n’ose plus regarder son compagnon, tant il devine l’affreuse torture de son cœur. Charlot, mais n’est-il pas la raison même de vivre de l’infirme, son rayon de soleil, la douceur de son âme d’isolé, l’objet d’un dévouement et d’une affection sans bornes ? Avec son sourire d’enfant affectueux et bon, Charlot pouvait tout obtenir de Julien. Avec bonheur, l’infirme aurait payé de son sang, non seulement la sécurité du petit, cela allait de soi, mais la moindre de ses joies enfantines.

Le jour baisse peu à peu. Après une demi-heure de marche, aux alentours d’un marais qui s’étend à perte de vue, les traces disparaissent. Olivier Le Tardif se tourne vers le matelot.

olivier le tardif

Nous allons rebrousser chemin, Julien. Nous ne pouvons plus rien à nous deux. D’ailleurs, l’obscurité sera complète, intense dans une heure. Hâtons-nous vers le fort. Ce soir, nous organiserons une battue générale dans les bois et les soldats nous accompagneront. La plupart sont des amis, des frères pour moi. Je le leur demanderai…

Mais le matelot secoue la tête. Écrasé au pied d’un arbre, le visage enfoui dans ses mains, il s’abandonne au plus navrant désespoir. Ni les prières, ni les commandements du jeune homme ne peuvent le tirer de son attitude prostrée. Une seule fois, il relève sa figure ravagée et fixe le jeune commis avec des yeux fous : « M.  Olivier, parvient-il à dire, je ne retournerai pas sans Charlot chez Mme  de Cordé. Je n’y retournerai jamais, sans lui, jamais !… Et puis Mademoiselle Perrine, oh ! M.  Olivier, Mademoiselle Perrine, comment revoir ses grands yeux qui me demanderont sans cesse, le petit… » De grosses larmes glissent, pressées, sur les joues de l’infirme. Olivier Le Tardif détourne la tête. Cette douleur fait mal à voir.

À regret, le jeune homme le quitte. « Pour quelques instants seulement, remarque-t-il. Promets-moi de m’attendre, Julien, sois raisonnable. Je vais organiser du secours. Il faut tout tenter, tu le sais bien. » Julien ne lui répond pas.

Au pas de course, Olivier Le Tardif reprend le chemin de Québec. Il donne l’alarme au fort, et rapidement groupe les soldats. À la lueur des torches, la forêt est fouillée en tous sens. Des cris sont jetés, des appels retentissent, les arbres sont secoués. Tout est inutile. Les bois gardent leur secret, et les ravisseurs leur victime. Hélas ! personne ne revoit, non plus, le pauvre Julien. Le matelot a exécuté sa farouche résolution : ne plus reparaître sans Charlot.

Vers onze heures, alors que tout espoir est bien perdu, Olivier Le Tardif gravit le côteau Sainte Geneviève. Quelle douloureuse mission il lui reste à remplir !

À quelques pas de la maison, il aperçoit l’abbé de Saint-Sauveur qui regarde avec inquiétude de côté et d’autre. Jean Bourdon se voit également sur le seuil de la porte. « Allons, pense Olivier Le Tardif, l’on a déjà le pressentiment d’un malheur. » Il se hâte. M.  de Saint-Sauveur le voit et s’empresse à sa rencontre.

l’abbé de saint-sauveur

M.  Olivier, c’est la Providence qui vous envoie. L’inquiétude nous ronge le cœur. Dites…

Mais devant la pâle et grave figure du jeune homme, le prêtre recule, et, à Jean Bourdon qui accourt, il impose silence.

l’abbé de saint-sauveur

Un malheur est arrivé, Jean. Voyez Olivier. N’allons pas plus loin.

jean bourdon

En effet. Tenons-nous ici, en dehors de la maison. Mme  Le Gardeur, ma femme et Perrine, doivent être ménagées.

Olivier Le Tardif, en quelques phrases rapides, leur fait part des événements. Le silence tombe entre eux. Tout près, les grillons chantent dans l’herbe. Au-dessus de leur tête, quelques chauves-souris décrivent un vol lourd et accablé. Leur frôlement est sinistre, et semble le malheur qui rôde et s’abat. Au ciel, de grosses nuées voilent un instant la clarté de la lune. On tressaille, la voix douce de Mme  Bourdon se fait entendre à une fenêtre : « Jean, vous êtes toujours là, entrez, de grâce, mon ami. » L’abbé de Saint-Sauveur fait signe à ses compagnons qu’il n’est plus possible de reculer. On se dirige lentement vers la maison.

Dans la grande pièce du rez-de-chaussée, Mme  Le Gardeur (Catherine de Cordé), est assise dans son fauteuil accoutumé, la tête renversée au dossier, les yeux clos. Sa main se pose, caressante, sur les cheveux dorés de Perrine. La petite fille, qui a pleuré abondamment durant la soirée, vient de céder à la fatigue. Des soubresauts nerveux traversent son sommeil. Mme  Bourdon a repris sa place auprès du berceau de son bébé. Seul, le flamboiement d’une bûche qui ronfle et crépite dans la cheminée, — la soirée est fraîche, — éclaire les personnages réunis.

Au bruit léger que font, en pénétrant dans la pièce, Olivier Le Tardif et ses compagnons, au froufrou de la robe de Mme  Bourdon, qui allume les bougies, Mme  Le Gardeur se redresse et Perrine s’éveille. L’espace d’une seconde, la petite fille considère, le regard vague, les arrivants. Puis, avec un cri de joie, elle se précipite vers Olivier Le Tardif. Il l’entoure vivement de ses bras, tout en dissimulant son visage.

perrine

M.  Olivier !… Enfin !… vous venez de la part de Charlot, n’est-ce pas ?… Oh ! le vilain ! Il m’a fait pleurer, et…

Elle s’interrompt, surprise de ne pas entendre un mot réconfortant. Si vite, un mot de bonté rieuse monte aux lèvres du jeune homme. Il adore les orphelins. Ne se souvient-il pas d’avoir été lui-même un orphelin, tendrement protégé par Samuel de Champlain.

perrine, plus bas, les yeux agrandis.

M.  Olivier vous ne me répondez pas, vous ne me regardez pas ? Oh !… pourquoi ?… Charlot…

Elle est saisie d’un tremblement nerveux. Ses petites mains, refroidies, se crispent sur celles du jeune homme. Il penche la tête, incapable de fixer les yeux implorants de Perrine. Comme Julien avait eu raison de les craindre !

l’abbé de saint-sauveur, s’approchant.

Ma petite fille, courage !… Charlot s’est sans doute égaré dans les bois. Julien est parti à sa recherche. Ils reviendront. Demain, nous…

Un cri, un seul, mais si douloureux, si tremblé, que tous en sont angoissés, s’échappe de la bouche de la petite fille. Elle fait quelques pas, ses bras se tendent vers Mme  Le Gardeur, — c’est un appel déchirant ! — puis elle chancelle, et retombe, inerte, entre les bras d’Olivier Le Tardif. Sous le coup de la douleur trop forte pour son cœur aimant, Perrine s’est évanouie.