Les aventures de Perrine et de Charlot/24

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Bibliothèque de l’Action française (p. 193-202).



XXII

Les épreuves de Charlot


Depuis trois mois, Charlot vit au milieu d’un groupe d’Iroquois nomades, aux mœurs sanguinaires, dressés au vol, rompus à toutes les ruses et n’ayant qu’un culte : la force. La pêche et la chasse subviennent aux premiers besoins. Lorsque l’une ou l’autre sont abondantes, c’est tant mieux, il y a bombance. Les chaudières regorgent de viande d’orignal, d’ours ou de castor ; de nombreuses anguilles sèchent au soleil. Si, au contraire, l’on est peu chanceux, c’est la famine, c’est une journée sur trois à se nourrir. Aux nombreux festins « à tout manger » succèdent de longues journées d’inanition. Personne ne se plaint. C’est la coutume et l’on y est fait. À aucun d’entre eux, hommes ou femmes, ne viendrait l’idée d’économiser, aux jours d’abondance, pour des jours moins heureux.

D’abord, nul des Iroquois ne songea à molester Charlot. On l’avait enlevé, c’est vrai, mais pour remplacer le fils défunt d’un des sagamos de la tribu. La femme de ce dernier s’était montrée inconsolable de la perte de son enfant. Hélas ! la pauvre mère iroquoise n’avait souri que quelques semaines à Charlot. Elle était morte à son tour. On avait tenu, alors, à garder le petit Français par rancune et par malice. On lui reprochait de n’avoir pu sécher les larmes de sa mère adoptive et conjuré le mauvais sort qui avait eu raison de son existence. Durant des mois il avait été épié, gardé à vue, souvent battu lorsqu’il refusait de voler, ou d’être cruel aux prisonniers que l’on faisait de temps à autre. Mais comme aux heures de dureté, alors que ses épaules amaigries saignaient sous les coups, aucune plainte n’était sortie de ses lèvres ; comme même alors, avec un sourire triste, il avait accepté d’assez rudes besognes pour son âge, on avait fini par le laisser en paix, par cesser de le nommer à tout propos : « petit chien de Français ! » À la suite d’une maladie dont il avait failli mourir, Charlot s’était mis soudain à se développer, à grandir, la vie au grand air se montrant le remède souverain pour sa constitution délicate ! À sept ans et demi, d’ailleurs, à quelle existence l’organisme ne s’adapte-t-il point, après les quelques luttes inévitables, heureusement surmontées.

La riche nature morale de l’enfant ne souffre pas, non plus, du contact des sauvages vicieux. Trop fortement, déjà, son âme s’est pénétrée des leçons de l’abbé de Saint-Sauveur, et des exemples reçus au foyer de Jean Bourdon. Il y a, en outre, une noblesse innée dans le cœur de Charlot comme dans celui de Perrine. Chaque soir, alors que le sommeil gagne ceux qui l’entourent et les empêche de s’y opposer, l’enfant se met à genoux et fait sa prière. Il promet à Jésus et à sa maman qui loge par delà les étoiles, au paradis, où il n’y a pas d’Iroquois qui séparent les petits enfants qui s’aiment, il promet d’être bon, courageux comme un Français, de ne pas mentir, ni voler, ni être cruel envers personne. Il ajoute, et alors, quoi qu’il fasse, ses larmes coulent, « si je vous demande tout cela, bon Jésus, c’est afin que ma Perrine chérie, Mme de Cordé, le bon Julien, M. Olivier, reconnaissent Charlot lorsqu’ils le reverront. »

Très endurci maintenant à la fatigue, au froid et à la faim, Charlot supporte bien le pénible hiver, en compagnie des barbares. Sauf sa petite blouse bleue à larges boutons, qu’il n’a jamais voulu quitter, il est vêtu comme un sauvage. C’est-à-dire qu’une bonne peau d’orignal le recouvre du cou jusqu’aux genoux ; qu’à sa taille une lanière de cuir l’enserre ; qu’à sa ceinture est glissé un tomahawk. Ses cheveux, cependant, très longs, demeurent bouclés. Seuls, avec son teint pâle, ils accusent la différence de race avec les sauvages dont la peau est brune, les cheveux lisses et huileux.

Jamais le pauvre petit se serait imaginé que l’on pût vivre enfoncé dans les neiges. Aussi, à la première halte des Iroquois, en décembre, regarde-t-il avec de grands yeux la construction de la cabane d’hiver. L’on creuse d’abord un grand trou carré dans les neiges, avec une seule ouverture. L’on tapisse les murs de ce carré de branches d’arbres, éloignées les unes des autres. Au-dessus, l’on pose, en travers, d’autres branches très longues sur lesquelles on ajuste de légères écorces. Au centre, on pratique un large espace à ciel ouvert, afin de laisser échapper la fumée. Tous entrent pêle-mêle dans ce misérable logis, hommes, femmes, enfants, jusqu’aux chiens, qui sont très nombreux. Chacun étend sur le coin choisi des rameaux de sapin.

Ah ! Charlot se demande bientôt ce qui le fait souffrir davantage dans la cabane iroquoise. Est-ce le froid qui frappe son dos, car la muraille en arrière est devenue toute de glace ? Est-ce la chaleur qui lui brûle les pieds, un gros feu est fidèlement entretenu au centre de la cabane ? Est-ce la fumée qui étouffe parfois au point que l’on croit en mourir ? Sont-ce enfin les chiens, les bêtes rôdent librement, goûtent à tout, passent sur la figure des dormeurs ?

Enfin, le printemps vient. Tout se colore et chante de nouveau. L’air est tiède, fortement chargé de résine, et l’on couche maintenant « à l’enseigne de la lune. » Charlot s’en réjouit plus que tout autre, pauvre petit civilisé, perdu au milieu des bois, menant une existence pénible, sale où il n’y a de loi morale d’aucune sorte ! À revoir le printemps l’enfant songe, le cœur bien triste, qu’il y a maintenant un an d’écoulé depuis son enlèvement. « Comme on l’a dû chercher ! … Comme on doit le pleurer le croyant mort !… Et Perrine, ma Perrine, gémit Charlot, que fait-elle ?… M’aime-t-elle encore ?… »

L’été venu, Charlot semble supporter avec moins de patience sa captivité. Grandelet et mince, il a acquis beaucoup de force physique. Les enfants sauvages n’osent plus l’ennuyer, sachant si on en vient aux mains, que la victoire ne sera pas de leur côté. Non, tous préfèrent s’adresser à sa complaisance qui est extrême, et à son habileté. Pas un d’entre eux ne peut aussi rapidement que Charlot, tendre un arc, raccommoder un filet, ajuster un mocassin, tailler une raquette.

Charlot s’exprime facilement en langue iroquoise. Les femmes sauvages la lui ont apprise en retour des petites tâches pénibles qu’il leur épargne de bon cœur. Aussi, un jour, profite-t-il de sa science pour supplier ses ravisseurs de le



ramener à Québec. « Une récompense, une belle, leur sera sûrement offerte, explique-t-il, car Charlot compte beaucoup de bons amis là-bas. » On se moque

de lui, sa voix est couverte de mots grossiers, et brutalement on l’expulse de la tente. Le sagamo (capitaine), ajoute même entre ses dents, que l’on a décidé d’aller vers l’Ouest, de s’y enfoncer, bien avant, dès la semaine prochaine.

Assis, en cet après-midi de juillet, au pied d’un arbre, à l’entrée d’un bois épais, Charlot est atterré. « Ainsi, pense-t-il, on va mettre une plus grande distance entre Perrine et moi. Je ne la reverrai donc plus, jamais, jamais… » Sa tête se renverse en arrière, ses yeux se ferment, il ne bouge plus. Ah ! à quel désespoir muet, se livre le pauvre enfant !

Un craquement sourd, près de lui, se fait entendre. Un autre. Charlot dresse l’oreille, se gardant de remuer même le bout du doigt. Seuls, ses yeux s’entr’ouvrent légèrement. Et alors, que voit-il à une faible distance ? Une douzaine de Hurons couchés à plat, tomahawks entre les dents, et s’avançant en rampant, vers les tentes des Iroquois. Les compagnons de Charlot, à cet instant satisfaits d’un copieux repas à la suite duquel l’on a pétuné (fumé) abondamment, somnolent. C’est une occasion unique de les surprendre, de s’emparer de leurs provisions et de leurs bagages. Les femmes et les enfants qui auraient pu donner l’éveil, viennent de s’éloigner, à la recherche de fruits sauvages.

Que va faire Charlot ? Avertir ? Il sera saisi, tué avant d’avoir atteint la première tente. Crier ? Il risquera sa peau pour un piètre résultat, puisqu’il ne fera que précipiter l’attaque. Il se décide à ne pas agir.

Quelques secondes plus tard, avec leur affreux cri de guerre, les Hurons s’élancent. Le campement des Iroquois est en état de siège. Siège de courte durée, tant à cause de la surprise des assiégés, de leur mollesse et de leur incapacité à se défendre, que de la furie des Hurons qui frappent sans merci, pillent, brûlent, saccagent. Charlot est épargné. On a tôt fait de reconnaître en lui un petit Français captif. On se contente de l’attacher à un arbre. Au partage des quelques prisonniers que l’on réserve pour la torture, l’un des Hurons s’approche de Charlot, lui intime l’ordre de le suivre de bon gré… et ses liens tombent.

Mais pourquoi donc Charlot aurait-il refusé de suivre le sagamo ? Il est heureux de cette diversion qui vient empêcher l’excursion redoutée, ce voyage dans l’Ouest lointain, d’où peut-être il ne serait plus revenu.

On le charge de butin, et tous se mettent en route. Charlot ignore où il se trouve et n’ose demander où il va. On tourne le dos à la route menant vers l’Ouest, cependant. Cela suffit pour remonter le courage de l’enfant. À la nuit, on décide de se reposer jusqu’au petit jour. Comme Charlot se sent las ! Si las que le sommeil est lent à venir. Tout à coup, il entend parler à voix basse, presque à ses côtés. Il prête l’oreille. C’est son nouveau maître, en conciliabule avec un sauvage très âgé. La connaissance de la langue iroquoise sert à l’enfant. Voilà qu’il ne perd pas un mot de l’entretien. Ah !… il est question de lui.

le vieil huron

Ainsi, c’est toi qui garderas le petit Français ?

le capitaine huron

Oui.

le vieil huron

Pourquoi, mon fils ?

le capitaine huron

Parce qu’on me donnera de riches présents lorsque je le ramènerai là-bas, près d’Ononthio.

le vieil huron

Bien. Mais dans un mois tu seras à l’île de Miscou.

(Le cœur de Charlot bat.)

Et alors tu sais bien que notre frère le capitaine « Iouantchou » t’emmènera avec lui dans son voyage par delà la grande mer, chez le puissant sagamo des Français.

le capitaine huron, bas et le front têtu.

Le petit me suivra. Il me suivra où que j’aille. Pas d’autre que moi, te dis-je, le ramènera. Les présents sont pour moi. Et puis, il parle notre langue sans compter la sienne. Je le chargerai de faire le guet sur mon bien. On ne me jouera ni ne me volera ainsi, dans le grand pays des Français.

le vieil huron, se mettant à rire sans bruit.

Fou, fou !… Tu es moins sage, mon fils, que nos chiens qui n’ont pas d’esprit. Les pères de la prière, à Miscou reconnaîtront le petit visage pâle. Est-ce que sa peau, est-ce que ses cheveux ressemblent aux nôtres ? Et va-t-il se taire en revoyant les siens ?

Un silence. Charlot halète. Que va répondre celui auquel il appartient sans retour, et qui n’a souci que de ses intérêts, âme misérable et vénale ?

le capitaine huron, menaçant.

Je n’ai pas d’esprit, as-tu prononcé. Ho !… Ho !… C’est vite dit. Je vais si bien peindre la figure du Français et tatouer son corps que…

Charlot pousse un cri. Le tatouage ! Toujours il avait craint plus que tout au monde, ces dessins bizarres dont les sauvages aiment à s’orner la peau.

À l’exclamation de l’enfant les sauvages se taisent. Ils se soulèvent et cherchent à orienter la voix. Tout est devenu silencieux. Il croit alors à un rêve que ferait l’un d’entre eux. Ils s’étirent encore quelque temps puis tous deux se mettent à ronfler à l’égal de leurs compagnons.

Le lendemain, Charlot, bien pâle, hélas ! après une nuit d’insomnie, est appelé sous la tente du sagamo. Il apprend que tel est bien son sort : suivre son maître jusqu’au grand pays de France, et se transformer, sans plus tarder, au moyen de diverses préparations qu’on lui indique, en vrai petit Huron. Une promesse solennelle qu’il ne cherchera pas à s’enfuir est exigée de lui… Le tomahawk brille dans la main du sagamo. Charlot baisse la tête. Un instant la grande détresse qui étreint son âme, le pousse à la résistance. Mais il songe à Perrine qu’il ne reverrait plus, le couteau du Huron l’ayant couché mort. Il accepte, à condition qu’on ne tatouera pas son corps, qu’on le ramènera bien vite au retour du voyage, qu’on… Le sagamo rit, promet tout, se frotte les mains, joyeux et triomphant.

Le séjour à Miscou est de courte durée. On écarte Charlot avec soin du voisinage des jésuites ou de tout autre de ses compatriotes. Et trop tôt, à son gré, le pauvre petit en compagnie de « Iouantchou, » de trois autres sagamos, de deux jeunes Hurons s’embarque pour la France.