Les aventures de Perrine et de Charlot/32
XXX
Surprise !
Enfin la température se montre favorable et Charlot est prié de se tenir prêt pour le 4 mai au matin. « Le Saint-Joseph » lèvera l’ancre, au petit jour. Que l’enfant se sent ému à cette nouvelle. Sa protectrice s’en montre si triste que le petit n’ose manifester sa joie. D’ailleurs le chagrin de la séparation l’affecte aussi. Depuis quatre mois il a accoutumé d’accourir près de la bonne hôtesse, de lui confier ses ennuis, de prendre ses conseils, de causer longuement avec elle de ceux qu’il aime. Avec quelle ferveur, matin et soir, il prie près d’elle. Souvent, le soir, après un dernier baiser, il lui souffle tout bas : « Cousine, Madame la Vierge m’aime beaucoup puisqu’elle m’a donné une si bonne gardienne. Je l’en ai remerciée tout à l’heure. »
Le 2 mai, dans l’après-midi, il y a du brouhaha autour du grand salon de Mme Le Jeal. On rassemble les nombreux colis que Charlot apporte au Canada. Le petit héritier a fait de riches emplettes auxquelles l’on a pas voulu s’opposer. Il se montrait si heureux d’apporter à chacun des cadeaux. Charlot s’agite joyeusement autour des malles. Il fredonne, ses petites mains enfoncées dans ses poches. S’apercevant que quelques-uns des colis n’ont pas encore été verrouillés, il les ouvre au hasard. Il s’enchante à leur vue. Il appelle la bonne hôtesse qui, toujours complaisante, s’approche. Il retire certains objets.
Cousine, voyez ! Croyez-vous que Perrine aimera ce bonnet bleu ? Ce bleu, c’est la couleur de ses yeux, vous savez. Oh ! ma belle Perrine à moi ! Et cette guimpe, et ces rubans, cousine !
Ta mignonne sœur sera un amour dans ces vêtements.
Et cette dentelle ? Mme de Cordé en sera contente, n’est-ce pas ? Elle en a déjà beaucoup de ces babioles. C’est une si grande dame. Mais je crois que celle-ci posée sur ses cheveux blancs lui plaira.
Laissez-moi vous l’essayer, cousine ?
Je ne suis pas une grande dame, Charlot, voyons !
Bah ! vous en serez une plus tard, cousine. Lorsque vous ferez un héritage, comme moi.
Merci, petit, de tes souhaits.
J’attends l’héritage, qu’on se dépêche !
Cousine, regardez, la serge grise de Fécamp que je donnerai à Julien. Oh !… tout près le pistolet pour M. Olivier. Tiens, le polichinelle que j’offre au petit Jacques Bourdon. Oh ! je vois là…
Tu n’as oublié personne. Je vois cela. Mais écoute, petit, l’heure avance. Nous faisons cet après-midi notre dernière visite au port. Demain, il y aura beaucoup de préparatifs à faire, tu le sais bien. Va mettre tes vêtements de sortie. J’ai déjà les miens, vois ?
J’y vais, j’y vais.
Cousine, cousine, vous pleurez sans cesse, pourquoi ne vous décidez-vous pas à venir avec moi, là-bas ? On vous aimera tant. Vous ne saurez jamais combien. Et moi,
Hélas ! petit, à mon âge, on ne s’acclimate nulle part. Les glaces du Canada font peur à mes soixante ans. J’aurai du chagrin, beaucoup de chagrin de ton départ, mais en songeant à tout ce qui t’arrivera d’heureux là-bas, je me consolerai. Tu m’écriras fidèlement tous les ans. Je ferai de même. Et puis, qui sait, dans treize ans, à ton majorat, tu seras sans doute forcé de revenir en France. Tu ne deviendras pas un héritier indépendant et titré, sans qu’il t’en coûte quelques démarches. Dieu me permettra de vivre jusque-là. Nous le lui demanderons tous les jours. Bah ! je ne serai pas encore si vieille.
Vous ne serez jamais vieille. Je ne veux pas. Tous ceux que j’aime doivent rester… pas vieux et beaux.
Je reviens tout de suite, cousine.
On part. Affectueusement accroché au bras de la bonne hôtesse, Charlot s’intéresse à tout ce qu’il voit dans les rues de Dieppe. Les passants suivent l’enfant du regard. Sa merveilleuse histoire est maintenant connue de tous. Voilà le port ! Qu’il apparaît dans une belle rumeur ! On décharge prestement un navire arrivé de la veille, et des matelots, criant et jurant un peu, courent dans toutes les directions. D’autres s’approchent de la rive à grands coups de rames. « Le Saint-Joseph, » doucement bercé par une brise qui vient de s’élever, demeure d’un calme souverain au milieu de cette agitation. Charlot le désigne avec fierté à la bonne hôtesse. « Quel navire ! Voyez, cousine, comme il est construit pour atteindre des pays lointains ! Car, vous ne pouvez vous figurer comme c’est loin de la terre de France mon cher pays de Canada. Et… » Charlot s’interrompt brusquement. Ses yeux tombent sur un groupe de matelots qui passent à gauche. Un rude gaillard, long et maigre, aux cheveux tout blancs, marche la tête basse au milieu d’eux. Il se redresse soudain. Charlot, le voyant mieux, frémit de tout son corps. Sa main, qui saisit celle de sa protectrice, est toute froide d’émotion.
Qu’as-tu donc, enfant ?
Cousine, ce matelot,… là, là, à notre gauche… je crois que c’est… Ah ! mon Dieu…
Stupéfaite, ne comprenant rien à la conduite de l’enfant, la bonne hôtesse le suit à pas pressés. Elle entend soudain une exclamation de joie puis de détresse. Le matelot que Charlot vient de rejoindre et au cou duquel il s’est suspendu, chancelle, porte la main à sa gorge comme s’il étouffait, puis tombe de tout son long entraînant Charlot dans sa chute. Un rassemblement se produit aussitôt. La bonne hôtesse peut avec peine s’approcher. Elle écarte quelques curieux. Elle appelle l’enfant, angoissée. Ah ! il est là ! Agenouillé, ne semblant voir personne, Charlot caresse doucement les cheveux du matelot et murmure à son oreille toutes sortes de tendresses. Autour de lui on s’exclame : « Le pauvre mignon en a-t-il du chagrin ! » — C’est le petit neveu de Mme Le Jeal, — un gosse gentil et riche, je ne vous dis que ça ! — Mais que veut-il donc à ce vieux matelot ? Ça n’est-il pas triste d’entendre se lamenter comme ça !
À la voix de la bonne hôtesse, cependant, Charlot se retourne, et moitié riant, moitié pleurant, dit : « Cousine, c’est Julien, mon bon Julien que je viens de retrouver. Mon grand ami de là-bas. Nous ne nous quittions jamais. Vous le savez. Mais,
Oh ! Julien, Julien, tu ne m’entends donc pas ? c’est Charlot. Regarde-moi !
Non, non, mon enfant, il ne mourra pas. Ne gémis pas ainsi. Vois quels soins lui prodiguent ses compagnons ! Il n’est qu’évanoui.
Mon beau petit monsieur, c’est-il vous qui êtes Charlot ? Ah ! ce que le pauvre vieux qui est là, quasi-mort, vous aime. En a-t-il versé des larmes sur vous ! Encore hier ! Par exemple, il s’afflige la nuit. Le jour, dur à l’ouvrage, il travaille comme quatre et n’ouvre jamais la bouche. Ah !… mon petit homme, patience, il revient à lui !
Julien a un long frémissement. Un peu de sang remonte à ses joues. Il ouvre les yeux. Haletant, Charlot guette son regard. Il glisse insouciant sur tous les assistants. Tout à coup une petite main tourne doucement le visage du matelot. Et… Julien revoit Charlot. Oui, ce sont les yeux de Charlot, ses yeux aimants, fous de joie en ce moment, qui le regardent. En un geste vif, le matelot attire l’enfant sur sa poitrine : « Charlot… toi,… toi,… ! » murmure-t-il. Puis le silence se fait. Personne ne bouge. Des larmes sont dans tous les yeux. Une voix chaude et grave, qui fait sursauter Charlot, vibre soudain près d’eux : « Hé ! là, les amis, qu’y a-t-il donc qui vous tient ainsi inoccupés ? Et la manœuvre ? » C’est M. de Courpon, c’est le capitaine du navire nouvellement arrivé, qui s’inquiète avec raison de son équipage.
Tout en ne lâchant pas Julien qu’il entraîne, Charlot sort du groupe et apparaît devant M. de Courpon.
Ne grondez personne, M. le capitaine. Tout cela, c’est ma faute.
Ta faute, mon gosse ? Mais qui es-tu, d’abord ?
Vous ne me reconnaissez pas, M. le capitaine ? Oh ! que j’en suis marri ! Julien, dis un peu à M. de Courpon qui je suis ?
Inutile, mon petit Charlot, inutile. J’y suis. Mais tu sais, c’est le bonheur qui marque la figure de Julien qui m’éclaire.
Mon capitaine, je suis si heureux que le cœur m’en fait mal. Je ferai brûler une grosse chandelle devant Notre-Dame, ce soir, pour lui dire ma joie.
C’est cela, c’est cela.
Mais tu as sans doute besoin d’un congé, ce soir, Julien ?
Oui, mon capitaine. Et demain aussi, mon capitaine.
Oh ! M. le capitaine, ce n’est pas cela du tout que je veux, moi. Il me faut bien plus. Julien ne me quittera plus jamais, jamais. Tu m’entends, Julien ?
Et puis, vous savez
Nous en reparlerons demain, petit. Reviens me voir et causer.
Hé ! hé ! je ne suis pas du tout fâché de l’événement, Charlot. Bien au contraire. Tu fais en ce moment un homme heureux. Oh ! combien heureux, va ! Julien va te raconter dans quel triste état je l’ai trouvé l’automne dernier. Il te dira aussi qu’il ne voulait plus demeurer au Canada… sans toi ! Depuis son séjour chez les Hurons où il avait été très malade et fort mal soigné, la vie devenait pour lui, une souffrance continuelle. Ici, au moins, pensais-je en le ramenant, il ne verra plus les sauvages, ces ravisseurs de Charlot !… Allons, allons, partez tous deux maintenant.
Vos amis vous réclament. Que d’aventures à relater, n’est-ce pas ? M. de Courpon s’éloigne. La foule se disperse également à sa suite, commentant de façon joyeuse ce qui venait de se passer. Charlot demeure seul avec Julien et la bonne hôtesse. Une voiture venant à passer, Julien la hèle, et tous trois, radieux, y montent vivement.