Les aventures de Perrine et de Charlot/33

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Bibliothèque de l’Action française (p. 271-276).



XXXI

Le départ


L’aube du 4 mai se lève enfin ! La bonne hôtesse vient elle-même éveiller Charlot et… Julien qui dort à ses pieds. Le matelot n’a pas voulu d’autre lieu de repos pour ses deux dernières nuits. Il faut que Charlot demeure dans son rayon visuel. Il ne croit pas encore à son bonheur.

Charlot saute vite en bas du lit. Le grand jour du départ est donc venu, pour lui et pour Julien ! Car, au sujet de l’infirme, M. de Courpon a consenti à tout ce qu’on lui a demandé la veille. Julien suivra Charlot où qu’il aille dorénavant. Qu’il a été agréable et tendre, oui tendre vraiment, le fier capitaine !

Charlot laisse la bonne hôtesse diriger une dernière fois sa toilette. Comme elle, il a le cœur bien gros et ne parle pas. Mais chaque fois que sa protectrice se penche vers lui pour redresser une boucle ou ajuster ses dentelles, il la saisit et l’embrasse très fort.

On quitte la maison. Les serviteurs, attristés, se groupent de chaque côté du large perron de pierre. Les plus vieux pleurent sachant qu’ils ne seront plus là lorsque le jeune maître reviendra… s’il revient jamais ! Charlot serre la main de tous. Il remercie avec grâce. L’émotion est à son comble. « Quel môme gentil nous perdons, se lamentent-ils tous, que nous l’aimions déjà ! »

« Vite en voiture, » supplie la bonne hôtesse. L’on doit se rendre chez les hospitalières entendre la messe avant le départ. De nombreux carrosses stationnent déjà dans la cour de l’hôtel-Dieu. Un jésuite s’entretient gravement à la porte d’entrée avec une religieuse. Surprise en voyant celui-ci enveloppé dans un long manteau de voyage, la bonne hôtesse questionne un des assistants. « Ce jésuite, demande-t-elle, serait-il aussi du voyage ? »

— Oui, Madame, lui répond-on, c’est le père Vimont, à ce qu’on dit. — Et ce beau carrosse doré, à droite, à qui appartient-il mon brave homme ? — À Madame la gouvernante de Dieppe, s’il vous plaît. Elle tient à accompagner jusqu’au navire, la noble dame de La Peltrie, et la Mère de l’Incarnation. Une sainte femme celle-là, comme on en voit peu, dit-on partout. Ça n’est-il pas beau, Madame, de s’en aller loin pour l’amour de Dieu ! — Oui, oui, reprend la bonne hôtesse, dont la voix s’étrangle un peu en pressant la main de Charlot. — On entre.

À la sortie de la messe, la foule envahit la cour de l’hôpital et regarde le défilé. La bonne hôtesse, Charlot et Julien sortent les premiers, puis des invités, quelques prêtres, le père Vimont, et enfin les religieuses. Madame la gouvernante de Dieppe vient donnant la main à Madame de la Peltrie ; puis à deux pas en arrière, s’avancent la Mère de l’Incarnation et ses compagnes. À la vue de la Mère de l’Incarnation, dont le lumineux visage garde le reflet de son dernier colloque avec Dieu, et semble transfiguré par la beauté du



sacrifice, la foule murmure et s’agite. Seul le respect l’empêche de s’exclamer. Pour un peu elle se précipiterait aux pieds de la sainte ursuline et baiserait le bas de sa robe.

Le port est atteint en quelques minutes. Le clair soleil du matin danse sur les courtes vagues de la mer. Un vent frais frappe les voyageurs au visage et rose subitement leur teint pâli par l’émotion. Des chaloupes attendent pour conduire les passagers au navire en rade. Charlot, sentant le dernier moment venu, se jette dans les bras de la bonne hôtesse. Il se presse contre elle, se fait tout petit. Maternellement, les bras de sa protectrice se referment sur lui. Deux fois Julien les avertit qu’il faut se hâter. Ce n’est qu’à la voix douce de Mme de la Peltrie que Charlot se détache enfin de ce suprême embrassement. Julien saisit l’enfant dans ses bras, le descend dans la chaloupe, et, appuyant la petite tête sur son épaule, dit : « Pleure tout ton saoul, petiot, tu seras mieux ensuite. »

Mais le courageux Charlot se ressaisit dès que la chaloupe commence à s’éloigner. Il se lève et sa main mignonne s’agite vers la rive aussi longtemps qu’il le peut.

Une demi-heure plus tard le navire étend ses voiles, lève l’ancre, et Charlot, entre Julien et Madame de la Peltrie qui l’a pris contre elle en souriant, voit une seconde fois disparaître Dieppe, ce coin de France, où il laisse une partie de sa petite âme affectueuse et reconnaissante.