Les aventures extraordinaires de deux canayens/02/VIII

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Imprimerie A.-P. Pigeon (p. 77-81).


VIII

PLANS DE CAMPAGNE.

Le sort en était jeté, l’Empire de l’Espace était en guerre avec l’Allemagne. Comme on a pu en juger, cela n’avait pas été long, mais tout aussi bien que si des diplomates avaient gâté la sauce.

Qu’allait-il arriver ?

Si nous avons bonne souvenance, Philias Duval, l’incontestable ministre des finances, le non moins illustre prince, dans le but de se soustraire à la curiosité publique, craignant que par le plus grand des hasards son identité ministérielle fut connue, s’était retiré dans une île qu’il possédait au Grand Nord, c’est-à-dire dans ces superbes îles du St-Laurent, situées non loin de Sorel et de Berthier. Celle de Philias Duval était des plus pittoresque, boisée sur plus de la moitié de sa superficie, ayant un immense jardin potager, un enclos pour les bestiaux et l’habitation se composant d’une maisonnette non loin de laquelle se trouvait une grange et un poulailler.

Cette île était pour Philias tout un monde, c’est là qu’il aimait se retirer loin des tracas de la vie et bien souvent il en avait parlé à Baptiste Courtemanche et lui avait donné non seulement les particularités mais aussi le moyen de s’y rendre.

L’entrepreneur lui avait donné pour une raison à lui seul connue le nom d’« Île de la Barbotte Amoureuse ».

Madame Duval connaissait bien cette île, mais la trouvait trop éloignée et manquant de confort, c’est pourquoi elle n’y venait que très rarement. L’entrepreneur y vivait donc pour ainsi dire seul, n’y ayant avec lui que son fidèle serviteur, Alphonse, qui lui servait tout à la fois de valet de ferme, de cuisinier et de valet de chambre.

Tous les matins, Alphonse partait avec la chaloupe à gazoline et se rendait à St-Barthélemy et allait chercher au village les provisions et en même temps se rendait au bureau de poste prendre le courrier de son maître.

Un matin, l’illustre Alphonse était donc parti suivant son habitude et s’en était allé au village. Philias Duval, histoire de se donner de l’exercice, faisait du bois qu’il allait ensuite placer dans une caisse qui se trouvait près de la cuisine.

L’entrepreneur était donc occupé à ce charmant ouvrage, lorsque soudain son attention fut attirée par un bruit étrange qui semblait venir de l’autre côté de l’île. On eut dit comme le bruit que produisent les ailes de moulins à vent, mais beaucoup plus rapides et d’une intensité singulière. Étonné il resta tout d’abord les bras en l’air, puis déposant la hache par terre il résolut d’aller voir dans la direction d’où venait cet étrange tapage.

Il traversa donc le potager se dirigeant vers le bois lorsqu’il vit deux hommes sortant de la fourrée et se dirigeant de son côté.

« Que diable, qu’est-ce que cela peut bien être ? se demanda-t-il.

Et mettant une main devant ses yeux pour mieux voir, il s’arrêta et poussa un cri : « Pas possible ! »

Dans ces deux hommes qui marchaient en agitant leurs bras, il venait de reconnaître ses vieux amis Baptiste Courtemanche et Titoine Pelquier.

En effet, c’étaient nos héros, qui après avoir déclaré la guerre aux Allemands venaient tenir conseil et étudier les différents détails de la campagne qu’ils allaient entreprendre. Nos amis sachant qu’ils avaient toutes les chances de trouver Duval dans son île, et connaissant le chemin pour s’y rendre, y étaient descendus le soir, attendant au matin pour se montrer. Ils avaient placé l’énorme « Wawaron » à une des extrémités de l’île et après l’avoir bien ancré ils se dirigèrent vers l’habitation de leur camarade.

La rencontre des trois actionnaires.

« C’est pas possible, c’est pas créyable, ne cessait de répéter Philias Duval, quoique vous faites par icitte, d’éiousque vous venez ?

« Mon cher, lui répondit Baptiste Courtemanche en lui serrant énergiquement la main, on vient te souhaiter le bonjour et te conter ce qui nous est arrivé.

« C’est ben de même, ajouta Titoine Pelquier, on en a long à vous dire et entre choses nous informer s’il y a toujours dans la Province du tabac Quesnel.

« Ben vrai, que l’diable me mène si je créyais vous vouère à matin, leur répondit Duval, pour une surprise, en v’là une vraie. Venez toujours à la maison, on prendra un coup, tirera une touche et croquera un morceau. Et… l’Wawaron ?

« L’Wawaron est en sûreté au bout d’l’île, on y retournera tantôt, fit Baptiste, nous avons ben des choses à vous montrer.

Arrivé à la maison, Duval leur fit signe de se mettre à l’aise et sans perdre de temps il ouvrit un bahut d’où il tira une bouteille et des verres.

« Maintenant, mes vieux, nous allons mouiller ça, v’là du p’tit blanc et du tanant, car sans p’tit blanc, vous l’savez ben, des Canayens c’est quasiment comme des chevaux sans avoine, leur dit Duval en emplissant les verres.

« Vlà c’qu’on appelle parler en pépère, dit Titoine en enfilant son verre et se faisant claquer la langue de satisfaction.

Alphonse étant arrivé avec les provisions, tous se mirent à l’œuvre et le déjeuner terminé, nos trois amis discutèrent.

Ce qu’ils se dirent fut très important sans doute. L’après-midi, ils visitèrent le « Wawaron » et Baptiste remit à Duval l’argent et les objets de valeur dont ils avaient fait l’acquisition durant leur voyage.

Duval compta l’argent, et après avoir considéré toutes ces choses il ne put s’empêcher de s’écrier :

« Avec tout ceci, non seulement le « Wawaron » se trouve payé, les premiers frais de la campagne assurés, et il nous restera un surplus assurant à jamais notre tranquillité.

« Et tu trouves qu’on a ben travaillé, demanda orgueilleusement Baptiste.

« Oui, et dès demain je pars pour Montréal, vous resterez icitte, répondit Duval, et moi j’accomplirai à la lettre ce qui a été décidé.

« Le lendemain matin, Philias Duval partait pour la métropole et un jour plus tard, la population montréalaise lisait avec stupéfaction dans les différents journaux de la ville l’étrange note suivante :

« Avis important. — Les personnes qui furent en relations d’affaires avec Jean-Baptiste Courtemanche, ingénieur civil, et Antoine Pelquier, ci-devant chirurgien-dentiste à Ste-Cunégonde de Montréal, sont priées de se rendre mercredi de la semaine prochaine, ceci pour règlement de compte et pour discuter de choses de la plus haute importance, sur le Champ de Mars, à dix heures très précises. »

Si comme rédaction l’avis n’était pas extraordinaire, il l’était au point de vue sensationnel. Courtemanche était très connu, la fugue du dentiste avait fait à l’époque grand bruit, et les jérémiades de la tendre Mame Pelquier (née Philomène Tranchemontagne de Shawinigan) n’avaient pas sans avoir énormément causé l’hilarité du public. On n’oubliait pas que cette très intéressante personne s’était évaporée avec un sien cousin et qu’après son escapade elle s’en était allée calmer son tempérament dans la solitude humide et froide de la cellule d’un couvent.

« Si au moins je le revoyais, disait-elle, si je pouvais lui expliquer, lui ouvrir mon âme, il n’est pas douteux que son cœur me comprendrait, me pardonnerait sans doute.

L’épouse volage n’était pas seule à attendre le jour du rendez-vous, il y avait aussi les avocats des créanciers qui prirent immédiatement des précautions légales et munirent une légion de huissiers de brefs et capias.

Il résulta de tout ce manège que les esprits s’en émurent et que « l’avis important » fut le sujet de toutes les conversations

Lorsque l’article fut publié et qu’il jugea le public bien préparé, Philias Duval télégraphia à nos amis une dépêche laconique pour leur indiquer que tout marchait selon ce qui avait été convenu.

Baptiste Courtemanche et Titoine Pelquier ne se faisaient pas illusion, ils savaient fort bien qu’ils allaient jouer une grande partie et que la réalisation de leurs projets dépendait de son succès.

Le lecteur pourrait trouver étrange que nos héros n’aient pas plus tôt offert leurs services à la France, aux États-Unis, voire même au gouvernement anglais, que de passer pour ainsi dire par l’entremise de celui du Canada.

Ils croyaient avoir pour cela une raison, et nous allons voir par la suite de quelle nature cette raison était.

« Il n’y a pas « mèche » de « berlinguer », ils vont tous savoir que Baptiste 1er et le duc de Ste-Cunégonde, fit remarquer Pelquier, sont deux Canayens, que l’Empire de l’Espace ce sont eux qui en ont eu l’idée. Mais comment vont-ils prendre cela ?

Pelquier n’avait pas tort de penser ainsi, et cependant ils étaient loin de se douter qu’à Montréal l’histoire du Champ de Mars causait toute une sensation, que d’abord cela avait été un colossal éclat de rire et que tout le monde par curiosité se proposait d’assister au fameux rendez-vous.

Toutes les fenêtres donnant sur le Champ de Mars furent louées à l’avance, on construisit même des estrades sur les toits, tout se loua à prix d’or, même que le conseil décida de louer les fenêtres de l’hôtel-de-ville, simple histoire d’emmener un peu de « pognon » dans l’urne municipale.