Les aventures extraordinaires de deux canayens/02/IX

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IX

PAR QUOI LE BOLIDE DONT ON AVAIT OUBLIÉ L’EXISTENCE RÉAPPARUT POUR CAUSER UNE CONSTERNATION.

Si les lecteurs s’en souviennent, le fameux rendez-vous dont la nouvelle avait été donnée par « l’avis important » devait avoir lieu à dix heures du matin.

Dès sept heures la foule commença à arriver, non seulement de la ville elle-même, mais aussi de la banlieue et des campagnes environnantes, ceci sans compter des excursions venant des villes voisines. À huit heures surgirent de toutes parts des camions, des porteurs de caisses, de chaises et d’escabeaux, d’échelles doubles que d’entreprenants spéculateurs louaient à des prix excessifs. Puis des camelots vendant des peanuts, des blés-d’inde chauds, des galettes au beurre, des mains de gingembre, et comme boisson des sirops de framboises et de la p’tite bière. Depuis longtemps à Montréal on ne s’était vu à pareille fête.

Lorsque l’aiguille du cadran de l’hôtel-de-ville marqua neuf heures, l’émotion commença à gagner la foule. Et il y en avait du monde, tout était envahi, même les toits de l’hôtel-de-ville et celui du Palais de Justice. Nous ne parlerons pas des fenêtres ni des toits des autres habitations, tout était noir de monde.

À neuf heures et demie, l’émotion était grandissante, tous parlaient à la fois, un peu partout des avocats et huissiers munis de capias, même une ambulance de l’Hôpital Notre-Dame avait été appelée en cas de danger. Le service d’ordre était supérieurement fait par la police.

Au centre de la place et juchée sur une échelle la foule pouvait voir une femme qui essayait d’haranguer la populace en faisant force gestes. Le lecteur a sans nul doute deviné que cette intéressante personnalité n’était autre que Mame Titoine Pelquier (née Philomène Tranchemontagne de Shawinigan).

L’épouse inconsolable du dentiste s’était échappée de sa retraite, poussée elle aussi par la curiosité et désirant n’avoir qu’un seul mot d’explication, disait-elle, avec l’élu de son cœur.

À dix heures moins cinq, l’impatience de la foule atteignait son paroxysme, et on entendait dans des groupes quelques-uns qui chantaient sur l’air des lampions : « Y viendront, y viendront pas ! » (bis)

Tout à coup, à l’instant même où l’horloge sonnait les premiers coups de dix heures, un cri terrible, surhumain, retentit, et une clameur immense suivi d’un bouleversement incroyable se fit entendre : « Le bolide ! »

Alors il se produisit quelque chose d’incroyable, d’inouï, que l’imagination la plus féconde ne saurait au juste écrire. Ce peuple qui tantôt avait passé successivement du rire à l’impatience, devait après l’exaltation la plus vive être frappé d’une terreur inimaginable.

Tous se jetèrent à plat ventre, croyant leur dernière heure venue, les fenêtres se dégarnirent, des grappes humaines dégringolèrent des toits, soit par les lucarnes ou les échelles de sauvetage.

On vit des avocats en perdre la parole, des maris pardonner à leur femme, des gendres embrasser leur belle-mère, et du haut de son échelle on put voir Mame Pelquier (née Philornène Tranchemontagne de Shawinigan) qui récitait à haute voix son acte de contrition.

Quelques-uns plus braves que les autres ouvrirent un œil après avoir levé la tête, et aperçurent terrifiés l’énorme « Wawaron » dont le drapeau constellé d’étoiles d’or sur azur flottait triomphalement.

Alors ce fut un brouhaha, une explosion de vivats qui troubla l’atmosphère, tous étaient debout, les chapeaux, les cannes, les ombrelles tournoyèrent avec allégresse.

Le « Wawaron » descendit, tous distinguèrent son nom et purent voir Baptiste 1er et le duc de Ste-Cunégonde revêtus de leur costume d’apparat.

Baptiste s’avançant sur l’avant de l’auto-aérien, prit son porte-voix et lorsqu’il fut assez près pour être entendu, il leur dit :

« Canayens, mes amis, levez vos regards vers nous et contemplez deux illustres compatriotes.

Tout d’abord ce fut du silence, puis le tumulte recommença de plus bel, les uns poussaient des cris de joie, de félicitations, d’autres au contraire de désappointement, surtout les huissiers lorsqu’ils virent et constatèrent avec dépit que leur paperasse ne pouvait servir à rien. Comment aller servir du papier timbré à des bonhommes qui sont juchés à deux cents pieds de hauteur ?

Enfin le calme se rétablit et Baptiste Courtemanche put enfin se faire entendre :

« Amis et chers compatriotes, vous avez tous entendus parler du Wawaron et de l’Empire de l’Espace, vous avez peut-être cru que c’était une chose en l’air, mais vous pouvez vous rendre compte que les affaires de ce genre ont quelquefois du bon et peuvent rendre des services à la patrie, cela soit dit sans équivoque. Nous avons voulu tout d’abord manifester notre identité réelle à vous, pour que les générations présentes et futures se rendent bien compte que les Canayens-français quoiqu’on en dise savent faire leur devoir. Nous aurions pu aller directement
Chéri de mon âme, écoute ma douleur.
soit en Angleterre ou en France, mais nous avons tenu à le faire par l’entremise du gouvernement fédéral canadien, ceci pour donner l’exemple de respect à la foi jurée des ancêtres. Nous n’entrerons pas aujourd’hui dans plus de détails, sachez cependant que le gouvernement fédéral du Canada recevra une note de nous et de la réponse que nous en recevrons dépendra notre politique future.

Tous, en entendant ces paroles qui avaient été dites d’une voix forte et distincte, restèrent frappés d’étonnement et comme eut dit Hector Berthelot, fondateur du « Canard », « on aurait entendu voler… un mouchoir ».

Lorsque Courtemanche eut fini, ou put entendre la voix de Mame Pelquier (née Philomène Tranchemontagne de Shawinigan) qui criait du haut de son échelle :

« Chéri de mon âme, écoute ma douleur !

« T’as qu’aouère, s’écria le duc de Ste-Cunégonde, je m’laisse ben emplir une fois mais pas deusse.

« Grâce ! s’écria l’épouse, j’t’en prie en grâce, pour grâce, de bonne grâce fais-moi grâce.

Titoine Pelquier fit alors marcher le graphophone du Wawaron qui se mit à exécuter : “It is a long long way to Tipperary !…

Alors ce fut du délire et la foule en démence cria :

« Venez, soyez des nôtres, hip ! hip ! pour le Wawaron, un ban pour Ste-Cunégonde.

Mame Pelquier (née Philomène Tranchemontagne de Shawinigan) voulut monter sur le haut de son échelle, malheureusement la corpulente personne perdit l’équilibre et tomba inanimée dans les bras d’un huissier qui suffoquant lui-même l’éventait avec les capias qu’il tenait dans sa main.

Quant au Wawaron, il monta dans l’espace et bientôt se perdit dans les profondeurs de l’infini.

Ce soir-là, il n’y eut pas assez de papier à Montréal pour imprimer les « Extras » des différents journaux.