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Les carrosses à cinq sols/01

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Imprimerie de Firmin Didot (p. 5-22).

OBSERVATIONS

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Rien ne doit être dédaigné de ce qui tient à l’histoire de nos usages ; on aime à savoir comment faisaient ceux qui nous ont précédés. Ce sentiment de curiosité nous fait dévorer d’arides détails dans l’Histoire de la vie privée des Français de Legrand d’Aussy, et l’on ne peut s’empêcher de regretter que ce patient écrivain n’ait pas atteint le terme de la carrière qu’il s’était tracée. Il n’eût sans doute pas manqué de porter ses minutieuses recherches sur l’origine de nos voitures publiques, ce moyen de communication si commode, devenu si facile et si rapide, qui permet aux plus petites fortunes d’user de facilités, qui ne pouvaient appartenir anciennement qu’aux grands seigneurs et aux riches financiers.

Aujourd’hui que de longues voitures, appelées Omnibus, parce qu’elles conviennent à tout le monde, transportent les promeneurs, d’une extrémité de la ville à l’autre, pour la modique rétribution de cinq sous, il ne sera pas hors de propos d’établir que cette utile invention est connue depuis près de deux siècles.

Des voitures de louage existaient sous la minorité de Louis XIV. Nicolas Sauvage s’était établi rue Saint-Martin, vis-à-vis de la rue de Montmorency, dans une grande maison, où pendait pour enseigne l’image de Saint-Fiacre. Il louait des carrosses, à l’heure, ou à la journée, à ceux qui se présentaient. Ces voitures prirent le nom du saint ; elles le conservent encore aujourd’hui[1].

Une pièce du temps en donne une preuve qui paraît sans réplique. Sarrazin, dans la lettre badine qu’il écrivit à Ménage, au mois de mai 1648, sur la pompe funèbre de Voiture, indique au chapitre V de la Table de la Grande Chronique du noble Vetturius (Voiture), comme Vetturius entreprit la conduite de la Reyne de Sarmatie (de Pologne), jusques au chasteau des Peronelles (Péronne) ; et comme Lionnelle (mademoiselle Paulet) l’y suivit dans le char de l’enchanteur FLACRON[2].

Louise-Marie de Gonzague épousa Sigismond IV, roi de Pologne, le 6 novembre 1645. Elle quitta la France peu de temps après ; ainsi, en 1645, les voitures de louage dont on se servait à Paris portaient déja le nom de Saint-Fiacre.

Sauvage ne sollicita point de privilége. D’autres loueurs de voitures suivirent l’exemple qu’il avait donné, et ces sortes d’entreprises se multiplièrent. Ces carrosses stationnaient-ils sur les places ou dans les carrefours ? allait-on les chercher au domicile des entrepreneurs ? Les ouvrages du temps ne nous en ont rien appris.

M. de Givry obtint, au mois de mai 1657, des lettres-patentes qui lui accordaient « la faculté de faire établir dans les carrefours, lieux publics et commodes de la ville et faubourgs de Paris, tel nombre de carrosses, calèches et chariots attelés de deux chevaux chacun ; qu’il jugeroit à propos, pour y être exposés depuis les sept heures du matin jusqu’à sept heures du soir, et être loués à ceux qui en auroient besoin, soit par heure, demi-heure, journée ou autrement, à la volonté de ceux qui voudroient s’en servir, pour être menés d’un lieu à l’autre, où leurs affaires les appelleroient, tant dans la ville et faubourgs de Paris, qu’à quatre et cinq lieues aux environs ; soit pour les promenades : des particuliers, ou pour aller à leurs maisons de campagne[3]. »

Il paraît que M. de Givry ne s’empressa pas d’user de son privilége. Il sollicita et obtint de nouvelles lettres-patentes au mois de décembre 1664, par lesquelles il lui fut permis de prendre des associés. Il céda en conséquence son privilége aux frères Francini, qui obtinrent la vérification des lettres-patentes au Parlement, par arrêt du 3 septembre 1666[4].

Cependant de nouvelles voitures parcouraient dans plusieurs sens la capitale. Le duc de Roanès, le marquis de Sourches, et le marquis de Crenan, avaient obtenu par lettres-patentes du mois de janvier 1662, enregistrées au Parlement le 27 février suivant ; la faculté avec privilége, d’établir des carrosses à cinq sous par place, qui devaient suivre dans l’intérieur de Paris des routes déterminées, et partir à des heures fixes[5].

Ces carrosses commencèrent à circuler le 18 mars 1662 : Loret nous a conservé cette date dans sa Muse historique. On lit ce qui suit dans ce rimeur singulier, que sur les petits faits on peut utilement consulter.


L’établissement des carrosses
Tirés par des chevaux non rosses,
(Mais qui pourront à l’avenir
Par leur travail, le devenir),
A commencé d’aujourd’huy mesme ;
Commodité sans doute extresme,
Et que les bourgeois de Paris,
Considérant le peu de prix
Qu’on donne pour chaque voyage ;
Prétendent bien mettre en usage.
Ceux qui voudront plus amplement

Du susdit establissement
Sçavoir au vrai les ordonnances
Circonstances et dépendances,
Les peuvent lire tous les jours
Dans les placards des carrefours[6]
Le dix-huit de mars nostre veine
D’écrire cecy prit la peine[7].


Suivant Sauval, ces voitures furent, durant les premiers jours, poursuivies par la populace avec des huées et des coups de pierres. Ce fait nous paraît plus que douteux ; Loret n’en a pas parlé, et il n’eût pas manqué d’en faire la remarque. Il existe au reste une autorité bien supérieure à cette preuve négative ; c’est le récit fait par madame Perier, sœur de Pascal, et par Pascal lui-même, de la joie publique que causa dans Paris l’apparition des carrosses à cinq sous.

Ce récit est contenu dans une lettre écrite par madame Perier[8] et par Pascal à Arnauld de Pomponne qui, enveloppé dans la disgrace du surintendant Fouquet, venait d’être exilé à Verdun. L’original de cette lettre fait partie des manuscrits de la Bibliothèque royale de l’Arsenal.

Ainsi que Pomponne, Pascal et sa sœur avaient un intérêt dans l’entreprise ; on a même cru dans le temps que c’était Pascal qui en avait donné la première idée. Sauval, comme on le verra tout-à l’heure, le dit positivement, et madame de Sévigné semble y faire allusion, lorsqu’elle passe si brusquement, dans une de ses lettres, de Pascal aux postillons[9] Il n’est pas vraisemblable que l’auteur des Provinciales ait inventé les carrosses à cinq sols. Il était à cette époque si accablé par des infirmités prématurées, qu’il avait renoncé, depuis plusieurs années, à l’étude des sciences, même à celle de l’Ecriture sainte ; il n’était plus occupé que des œuvres de piété et du soin de soutenir une vie languissante ; il n’écrivait même plus de lettres, comme le dit madame Perier dans la pièce que nous publions. Il est plus probable qu’étant l’ami du duc de Roanès, il avait placé des fonds dans l’entreprise dont ce seigneur venait d’obtenir le privilège[10]. Mais Pascal ne ressemblait pas à la plupart des spéculateurs ; il ne désirait d’obtenir des bénéfices que pour verser dans le sein des pauvres de plus abondantes aumônes. Madame Perier nous apprend cette circonstance touchante dans le petit ouvrage qu’elle a consacré à la mémoire de son frère ; nous en citerons ce passage :

« Dès que l’affaire des carrosses fut établie, il me dit qu’il vouloit demander mille francs par avance, pour sa part, à des fermiers avec qui l’on traitoit… pour envoyer aux pauvres de Blois ; et comme je lui disois que l’affaire n’étoit pas assez sûre pour cela, et qu’il falloit attendre à une autre année, il me fit tout aussitôt cette réponse : qu’il ne voyoit pas un grand inconvénient à cela, parce que, s’ils perdoient, il le leur rendroit de son bien, et qu’il n’avoit garde d’attendre à une autre année, parce que le besoin étoit trop pressant pour différer la charité : et comme on ne s’accordoit pas avec ces personnes, il ne put exécuter cette résolution, par laquelle il nous faisoit voir la vérité de ce qu’il nous avoit dit tant de fois, qu’il ne souhaitoit avoir du bien que pour en assister les pauvres, puisqu’en même temps que Dieu lui donnoit l’espérence d’en avoir, il commençoit à le distribuer par avance, avant même qu’il en fut assuré[11] ».

On a vu que la première route fut établie le 18 mars 1662. Ce jour-là sept carrosses parcoururent pour la première fois les rues qui conduisent de la Porte-Saint-Antoine au Luxembourg[12].

La seconde route, qui commençait à la rue Saint Antoine, vis-à-vis de la Place Royale, et se terminait à la rue Saint-Honoré, à la hauteur de Saint-Roch, fut ouverte le onze avril 1662.

Et enfin la troisième route, de la rue Montmartre, au coin de la rue Neuve-Saint-Eustache, au Luxembourg, fut mise en exercice le 22 mai de la même année 1662.

Sauval assure qu’au bout de peu d’années on ne se servit plus de ces carrosses ; il attribue la chute de l’entreprise à la mort de Pascal. Le passage de cet écrivain est si singulier, que nous croyons devoir l’insérer ici en entier. « Chacun, dit-il, deux ans durant, trouva ces carrosses si commodes, que des auditeurs et maîtres de comptes, des conseillers du Châtelet et de la cour, ne faisoient aucune difficulté de s’en servir pour venir au Châtelet et au Palais : ce qui les fit augmenter de prix d’un sol, jusque-là que le duc d’Enghien[13] s’en servi par occasion. Mais que dis-je ? le Roi, passant l’été à Saint-Germain, où il consentit que tels carrosses vinssent, lui-même par plaisir monta dans un, et du vieux château où il logeoit, vint au nouveau trouver la Reine-mère. Nonobstant cette grande vogue, l’usage de ces carrosses, trois ou quatre ans après leur établissement, fut si méprisé qu’on ne s’en servoit presque plus, et ce mauvais succès fut attribué à la mort de Paschal[14], célèbre mathématicien, mais plus encore par ses Lettres au Provincial, car à ce qu’on dit, il en étoit l’inventeur, aussi bien que le conducteur, et de plus l’on veut qu’il en eût fait l’horoscope et mise au jour, sous certaine constellation, dont il auroit bien su détourner les mauvaises influences[15]. »

La vogue des carrosses à cinq sous fut si grande, qu’un comédien de la troupe du Marais, nommé Chevalier, fit une comédie en trois actes et en vers, qu’il intitula l’Intrigue des carrosses à cinq sols. Elle fut représentée, en 1662, sur le théâtre du Marais. Les frères Parfaict ont donné un extrait de cette pièce dans l’Histoire du théâtre-français[16].

La pièce de Chevalier fut imprimée en 1663 ; une nouvelle édition vient d’en être publiée[17]. L’éditeur aura pensé que la vogue des Omnibus pourrait tant soit peu rejaillir sur ce pitoyable ouvrage. Il a cru devoir supprimer l’épître dédicatoire à Madame de la Châtaigneraie, et l’avis du libraire, dont le ridicule aurait au moins donné quelques curiosité à cette reproduction.

Nous en citerons les vers suivants qui confirment ce que nous avons dit sur le nom des fiacres, et indiquent que les carrosses ne parcouraient que les trois routes dont nous venons de parler.

Dans la scène cinquième du premier acte, Guillot dit à Clidamont, son maître :

On vous voit le jour en fiacres à cinq sous,
À faire l’entendu, le beau fils, les yeux doux ;
À nommer vos objets de merveilleux chefs-d’œuvres,
Ce pendant que Guillot avale des couleuvres.
Ah ! monsieur, j’aimerois tout autant me voir mort,
Que d’être à tout moment à courir le bon bord
À la Place royale, et puis aux Tuileries,
Luxembourg, l’Arsenal, ce sont nos galeries ; etc.

On voit encore dans la seconde scène du deuxième acte que les laquais et les cochers de ces carrosses étaient vêtus de bleu[18] ; Clindor, en montant, dit au petit laquais :

Tiens, petit enfant bleu, prends mes cinq sous marquez.

La pièce n’offre au reste aucun intérêt ; en donner l’analyse serait abuser de la patience des lecteurs.

Nous allons indiquer la série des pièces relatives aux carrosses à cinq sols qui composent le petit recueil que nous publions.

1o Lettres-patentes données par Louis XIV, au mois de janvier 1662, portant établissement des carrosses à cinq sols.

2o Arrêt du Parlement de Paris du 7 février 1662 qui ordonne, sous de certaines conditions, l’enregistrement de ces lettres-patentes.

3o Lettres du marquis de Crenan (l’un des concessionnaires) à Arnauld de Pomponne, du 26 février 1662, relative à quelques préparatifs qui concernent l’entreprise des carrosses.

4o Lettre de madame Perier (sœur de Pascal) à Arnauld de Pomponne, du 21 mars 1662.

Cette lettre est suivie d’une apostille de la main de Pascal. Ces lignes sont d’autant plus précieuses, qu’il est vraisemblable que se sont les dernières que la main de ce grand homme ait tracées. Nous les avons fait lithographier avec la fin de la lettre de madame de Perier.

5o La copie du placard imprimé, qui fut affichée dans Paris, pour annoncer que l’ouverture de la seconde route aurait lieu mardi 11 avril 1662.

6o La copie d’un autre placard imprimé, qui fut également affiché, pour annoncer que l’ouverture de la troisième route aurait lieu le lundi 22 mai 1662.

Nous aurions voulu faire connaître la forme des carrosses à cinq sous, mais nous n’avons pu en trouver ni le dessin, ni la gravure. On voit seulement par les pièces qui suivent, que ces voitures contenaient huit personnes, qu’elles étaient supportées par de longues sous-pentes posées sur des moutons. Ainsi, elles avaient la forme des carrosses qui sont représentées dans les tableaux de Vander Meulen et de Martin.

Nous mettons à la suite les lettres-patentes données par Louis XIV au mois de mars 1662, portant établissement dans Paris de porte-flambeaux et de porte-lanternes. Elles sont suivie de l’arrêt du Parlement qui ordonne l’enregistrement de ces lettres sous diverses conditions ; un imprimé du temps indique de quelle manière cette administration fut organisée.

Ces documents se rattachent naturellement aux recherches sur les carrosses à cinq sous ; elles ne peuvent manquer d’intéresser les habitants de Paris.


Août 1828.
L. J. N. MONMERQUÉ



  1. Antiquités de Paris, par Sauval, tom. I, p. 187
  2. Œuvres de Sarrasin, t. II, p.19, édit. de 1685.
  3. Traité de la Police, de Delamarre, t. IV, p. 437.
  4. Ibid. p. 438.
  5. Ibid. Antiquités de Sauval, tom.I, p. 192.
  6. Nous publions deux de ces placards.
  7. Loret, Muse historique, liv. XIII Lettre onzième, datée du 18 mars 1662
  8. Gilberte Pascal, femme de Florin Perier, conseiller à la cour des Aides de Clermont-Ferrand. Elle devint veuve en 1672 et mourut en 1687.
  9. « À propos de Pascal, je sais en fantaisie d’admirer l’honnêteté des ces Messieurs les postillons qui sont incessamment sur les chemins pour porter et reporter nos lettres. » (Lettre à madame de Grignan, du 12 juillet 1671.)
  10. Le duc de Roanès était si lié à Pascal, qu’il fut un de ceux qui lui conseillèrent de proposer au public ses célèbres problèmes sur le Cycloïde, ou la Roulette.(Discours sur la vie et les ouvrages de Pascal, par Bossut, à la tête de l’édition des Pensées. Renouard, 1803, p. xciv.)
  11. Vie de M. Pascal, par madame Perier, sa sœur, à la tête des Pensées de Pascal. Amsterdam, 1700, p.34.
  12. Ou plutôt à Luxembourg, comme on disait alors.
  13. Henri Jules de Bourbon-Condé, duc d’Enghien, fils du grand Condé
  14. Pascal mourut le 19 août 1662 ; ainsi les carrosses à cinq sous lui ont survécu pendant plusieurs années.
  15. Antiquités de Sauval, tom. I, p. 192.
  16. Tom. IX, p. 163.
  17. Paris, 1828, in-32, chez Lécluse.
  18. On voit, par le second placard, qu’ils portaient une casaque bleue.