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Les carrosses à cinq sols/05

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Imprimerie de Firmin Didot (p. 33-38).

IV
LETTRE
DE MADAME PERRIER
À ARNAULD DE POMPONNE.
Séparateur


À Paris, ce 21 mars 1662


Comme chacun s’est chargé d’un emploi particulier dans l’affaire des carrosses, j’ai brigué avec empressement celui de vous faire savoir les bons succès, et j’ai eu assez de faveur pour l’obtenir ; ainsi, monsieur, toutes les fois que vous verrez de mon écriture, vous pourrez vous assurez qu’il y a de bonnes nouvelles.

L’établissement commença samedi à sept heures du matin ; mais avec éclat et une pompe merveilleux. On distribua les sept carrosses dont on a fourni cette première route. On en envoya trois à la porte Saint-Antoine et quatre devant Luxembourg, où se trouvèrent en même temps deux commissaires du Châtelet en robe, quatre gardes de monsieur le grand prévôst, dix ou douze archers de la ville, et autant d’hommes à cheval.

Quand toutes les choses furent en état, messieurs les commissaires proclamèrent l’établissement, et ayant remontré les utilités, ils exhortèrent les bourgeois de tenir main forte, et déclarèrent à tout le petit peuple que si on faisoit la moindre insulte, la punition seroit rigoureuse, et ils dirent tout cela de la part du Roi. Ensuite ils délivrèrent aux cochers chacun leurs casaques, qui sont bleues, des couleurs du Roi et de la ville, avec les armes du Roi et de la ville en broderies sur l’estomac : puis ils commandèrent la marche.

Alors il partit un carrosse avec un garde de monsieur le grand prévôt dedans. Un demi-quart d’heure après on en fit partir un autre, et puis les deux autres dans des distances pareilles, ayant chacun un garde qui y demeurèrent tout ce jour-là. En même temps les archers de la ville et les gens de cheval se répandirent dans toute la route.

Du côté de la porte Saint-Antoine, on pratiqua les mêmes cérémonies, à la même heure, pour les trois carrosses qui s’y étoient rendus, et on observa les mêmes choses qu’à l’autre côté pour les gardes, pour les archers et pour les gens de cheval. Enfin la chose a été si bien conduite qu’il n’est pas arrivé le moindre désordre, et ces carrosses-là marchent aussi paisiblement comme les autres.

Cependant la chose a réussi si heureusement, que dès la première matinée, il y eut quantité de carrosses pleins, et il y alla même plusieurs femmes ; mais l’après-dînée ce fut une si grande foule, qu’on ne pouvoit en approcher, et les autres jours ont été pareils ; de sorte qu’on voit par expérience que le plus grand inconvénient qui s’y trouve, c’est celui que vous aviez appréhendé ; car on voit le monde dans les rues qui attend un carrosse pour se mettre dedans, mais quand il arrive, il se trouve plein : cela est fâcheux, mais on se console, car on sait qu’il en viendra un autre dans un demi-quart d’heure : cependant, quand cet autre arrive, il se trouve qu’il est encore plein, et quand cela est arrivé ainsi plusieurs fois, on est contraint de s’en aller à pied ; et, afin que vous ne croyiez pas que je dis cela par hyperbole, c’est que cela m’est arrivé à moi-même. J’attendois à la porte de Saint-Merry, dans la rue de la Verrerie, ayant grande envie de m’en retourner en carrosse, parceque la traite est un peu longue de là chez mon frère, mais j’eus le déplaisir d’en voir passer cinq devant moi, sans pouvoir y avoir place, parce qu’ils étoient tous pleins ; et pendant ce temps-là j’entendois les bénédictions qu’on donnoit aux auteurs d’un établissement si avantageux et si utile au public ; et comme chacun disoit son sentiment, il y en avoit qui disoient que cela étoit parfaitement bien inventé, mais que c’étoit une grande faute de n’avoir mis que sept carrosses sur une route, et qu’il n’y en avoit pas pour la moitié du monde qui en avoit besoin, et qu’il falloit y en avoir mis pour le moins vingt : j’écoutois tout cela, et j’étois de si mauvaise humeur d’avoir manqué cinq carrosses que j’étois presque de leur sentiment dans ce moment-là. Enfin, c’est un applaudissement si universel, que l’on peut dire que jamais rien n’a si bien commencé. Le premier et le second jour, le monde était rangé sur le Pont-Neuf et dans toutes les rues pour les voir passer, et c’était une chose plaisante de voir tous les artisans cesser leur ouvrage pour les regarder, en sorte que l’on ne fit rien samedi dans toute la route, non plus que si c’eût été une fête. On ne voyoit partout que des visages riants, mais ce n’étoit pas un rire de moquerie, mais un rire d’agrément et de joie, et cette commodité se trouve si grande que tout le monde la souhaite, chacun dans son quartier.

Les marchands de la rue Saint-Denis demandent une route avec tant d’instance qu’ils parloient même de présenter requête. On se disposoit à leur en donner une dans huit jours, mais hier au matin, M. de Roanès, M. de Grenan, et M. le Grand-Prévôt[1], étant tous trois au Louvre, le Roi s’entretint de cette nouvelle avec beaucoup d’agrément, et en s’adressant à ces messieurs, il leur dit : « Et notre route, ne l’établirez-vous pas bientôt ? » Cette parole du Roi les oblige de penser à celle de la rue Saint-Honoré, et de différer de quelques jours celle de la rue Saint-Denis. Au reste, le Roi en parlant de cela, dit qu’il vouloit qu’on punît rigoureusement ceux qui feroient la moindre insolence, et qu’il ne vouloit point qu’on troublât en rien cet établissement.

Voilà en quel état est présentement l’affaire ; je m’assure que vous ne serez pas moins surpris que nous de ce grand succès : il a surpassé de beaucoup toutes nos espérances. Je ne manquerai pas de vous mander exactement tout ce qui arrivera de bon, suivant la charge qu’on m’en a donnée, pour suppléer au défaut de mon frère, qui s’en seroit chargé avec beaucoup de joie, s’il pouvoit écrire.

Je souhaite de tout mon cœur d’avoir matière pour vous entretenir toutes les semaines, et pour votre satisfaction, et pour d’autres raisons que vous pouvez bien deviner. Je suis votre très-obéissante servante.

G. Pascal.

  1. M. de Sourches.