Les catacombes/Tome III/01

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Werdet, éditeur-libraire (Tome iiip. 1-75).


LES ÉGOUTS.



Par un beau jour d’été parisien, quand la ville a pris ses habits de fête, quand chaque maison a lavé le seuil de sa porte, quand l’eau de la borne voisine a coulé à longs flots dans le ruisseau, quand le pavé de la rue éclate et brille comme le carreau de vitre d’une ménagère hollandaise, il y a là en effet un instant de propreté luisante et de calme bien-être qui vous fait penser malgré vous à la minutieuse et patiente toilette que fait chaque matin tout bon village flamand de la vieille origine. Quand Paris s’est mis ainsi, calme et joyeux, dans ses atours du dimanche, quand il n’y a ni boue ni bruits dans ses rues, alors en effet vous trouver que c’est la plus belle ville du monde. Le Parisien, tout fier de sa ville prend sa femme et sa fille à son bras, et ils s’en vont les uns et les autres, sans même relever leur robe d’indienne, dans les villages environnants, ou tout au moins au jardin des Tuileries si l’honnête famille est voisine du Luxembourg, au jardin du Luxembourg si elle est voisine des Tuileries. Et là, voyant les marronniers en fleurs, les plates-bandes en boutons, le gazon dans son bel habit vert des jours de fête, tous ces enfants qui dansent, toutes ces jeunes filles qui rient doucement, le Parisien se dit à lui-même avec orgueil : — Vive la charte, la garde nationale et le préfet de police ! Ma bonne ville de Paris est en effet la ville la mieux peignée, la mieux lavée, la mieux vêtue et la plus chaste de l’univers !

Hélas s’il savait, l’honnête Parisien, combien ce sont là des apparences trompeuses, combien il y a de fange au-dessous de ses pieds, de vices au-dessus de sa tête, combien de gaz délétères et de vices encore plus délétères entourent ses poumons et son cœur ; s’il savait toute la boue que cache ce pavé luisant, toutes les corruptions que recèlent ces maisons si nettes au dehors ; s’il savait tous les fumiers infects qui, manquant à leur loi de fumier, étouffent les germes naissants dans les campagnes ; s’il savait tout ce qu’il y avait de sang gâté dans le bœuf dont il a déjeuné, d’ordures dans le fruit qu’il a mangé, tout ce qu’il y a de sueur dans le pain qu’il mange, de venin dans la servante qui le sert ; s’il savait que la mort et la corruption s’échappent de toutes parts, à chaque instant de la nuit et du jour, de l’amphithéâtre où le chirurgien dissèque les cadavres, de l’hôpital où il les interroge, du cimetière où il les enterre s’il savait que, pour Paris, tout cheval qui tombe, tout rat qui court, toute rivière qui coule apporte son infection et sa peste ; s’il savait tout ce que recèlent de putride et d’infect les fosses ouvertes la nuit par ces tristes et pâles victimes qu’on prendrait de loin pour des fossoyeurs ; s’il savait que tout l’attend au passage pour abréger sa vie : le bitume qui fond, le chanvre qui rouit, te tabac qui fume, le bois qui flotte, le tapis qu’on bat au grand air ; s’il savait qu’en effet Paris est bâti sur un vaste cloaque, et que la plus chaste maison ne sert qu’à masquer un égout, et que la prostitution parisienne, aussi bien que la boue et les gaz délétères, le presse, le pousse et le menace de toutes parts, comme le pauvre homme s’estimerait malheureux ! Il me semble que je le vois d’ici qui pâlit d’effroi, et que je l’entends qui dit à sa femme et à sa fille, au milieu de leur promenade commencée : Rentrons !

Qui le croirait ? Il s’est pourtant rencontré à la fin un homme d’un grand talent, d’un rare esprit, d’une vertu éprouvée, chrétien, catholique, apostolique et romain de père en fils dans l’âme et dans le cœur, un homme qui était né et qui avait passé sa vie au milieu des mœurs les plus élégantes comme les plus correctes, un savant élevé par sa mère, son maître de latin, qui cependant, poussé par cette force irrésistible qu’on appelle devoir, a consenti à descendre, lui si délicatement élevé par sa noble famille, dans ces immondes cloaques, dans ces égouts pestilentiels, et, ce qui était plus terrible pour lui, à descendre dans les plus horribles repaires de la prostitution parisienne ! Cet homme descendait en droite ligne de la riante et studieuse retraite de Port-Royal-des-Champs ; il s’était habitué de bonne heure à contempler avec admiration les chastes et sévères clartés du grand siècle ; il était ce qu’on appelle dans le meilleur monde un homme du monde, esprit distingué, cœur excellent : eh bien voilà son dévouement chrétien à l’humanité qui le force à passer la plus belle part de sa vie dans la boue corrompue, dans le sang vicié, dans le fumier qui n’est même plus du fumier, dans la prostitution à l’état chronique, dans toutes les fanges, dans toutes les misères sociales, ce je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue, comme dit Tertullien ! En un mot cet homme qui avait appris à lire dans les Pensées de Pascal, ce grand médecin qui était l’ami de Haller, il est mort l’autre jour, jeune encore, asphyxié sans doute par ses terribles études. Et devinez les livres qu’il a laissés : — Histoire des Égouts et des Cloques, — Histoire de la Prostitution, lui, un saint, Parent-Du-chatelet !

« J’ai pénétré, dit-il, dans les lieux les plus abjects, j’ai connu ce qu’il y a de plus immoral, j’ai conversé avec ce qu’il y a de plus méprisable, j’ai analysé des actions infâmes ; ce que les hommes de mauvaise vie ne voient eux-mêmes qu’en secret, ce qu’ils cachent, je l’ai vu et je viens vous le raconter au grand jour ; je l’ai vu et je ne suis pas souillé. »

Suivons-le donc, nous autres, si nous avons du cœur, cet homme de tant de courage, de sang-froid et de vertu, dans les cloaques, dans quelques-uns des égouts où il a dû descendre. Cet air vicié a été purifié par lui. Suivons-le, le front haut et triste ; et, pourvu que nous marchions avec lui, sur ses pas, dans ce chemin difficile qu’il s’est tracé au milieu des vices, des fanges et des immondices de tout genre, nous pourrons dire aussi comme lui, quand notre tâche sera accomplie : Nous ne sommes pas souillés.

D’ailleurs il s’agit ici d’une étude triste, il est vrai, mais de l’intérêt le plus solennel. Il n’y a ni drame, ni histoire de la vie humaine, ni aucune des révélations du roman moderne qui vous ait jamais initiés à ces tristes aventures de cet autre monde si fécond en drames de tout genre, qu’on pourrait à bon droit appeler le Paris souterrain. Ce qui se passe dans le salon, ce qui se passe dans la mansarde, les aventures de la rue, les mœurs du village, tous les temps, tous les siècles, toutes les époques, on vous les a racontés, arrangés, corrigés, disposés de toutes les façons, sous tous les côtés, dans tous les styles et dans tous les livres ; du monde connu vous n’avez plus rien à apprendre grâce aux philosophes et aux poëtes, grâce à la comédie et au roman, à la fiction et à l’histoire tout ce qui est enfermé entre le ciel et la terre et sur la terre, vous devez maintenant le savoir à peu près, un peu mieux que Dieu lui-même. De ce côté il n’y a plus de nouveau monde à découvrir ; mais qui vous a dit jamais ce qui se passe au-dessous de vos pieds, là-bas, dans ces ténèbres sanglantes et profondes qui sillonnent la ville dans tous les sens ? mais qui jamais vous a montré les mœurs de ce peuple pâle et livide qui sert aux égouts et aux amours de Paris, du fossoyeur qui cure les égouts, de la prostituée qui tend son piège à côté de la borne le soir ? Vous avez eu l’histoire, jusqu’à présent, de toutes les misères parisiennes ; mais vous a-t-on jamais fait l’histoire de toutes les infections parisiennes ? Et même, si le premier romancier venu eût osé vous l’écrire, cette terrible histoire, soudain vous vous seriez récriés en vous bouchant les oreilles. Mais à présent que la route est ouverte par un homme de tant de science et de tant de vertu, Parent-Duchatelet, à présent que le cloaque est purifié, descendons dans le cloaque.

Pour commencer ce triste pèlerinage, et afin de bien graduer notre marche, commençons par étudier les égouts de la ville de Paris, les seuls égouts dans lesquels nous osions descendre : le vestibule est digne du lieu où il conduit. Dans la vieille Rome les égouts avaient leurs dieux et leurs déesses, le dieu Sterquilinus, la déesse Cloacina, Mephitina. Les plus grands hommes de l’antiquité n’ont pas dédaigné de se charger de la surveillance des égouts à Thèbes on cite Épaminondas, à Rome Cicéron, et plus tard le gendre d’Auguste, Agrippa. À Rome le grand cloaque de Tarquin servit d’abord à dessécher les marais creusés par tes inondations du Tibre ; Marcus Caton et Valerius Flaccus continuèrent l’œuvre de Tarquin. Tant que Rome fut la ville éternelle, les consuls et les empereurs ajoutèrent de nouveaux égouts aux anciens ; quand arrivèrent les barbares, les aqueducs furent brisés, les égouts négligés, l’air de cette grande cité romaine se remplit de miasmes putrides. Plus tard, lorsqu’enfin le pape Léon X, au 12e siècle, vint à l’aide de la ville des Césars, son premier soin fut de réparer les égouts et de reconstruire les aqueducs.

Venons maintenant aux égouts de Paris, qui attendent encore leur Cicéron, leur Agrippa, leur Épaminondas. Trois vallées bien distinctes se partagent la ville : la plaine d’Ivry, la plaine de Vaugirard, et, entre ces deux plaines, la plus importante de toutes, la plaine qui porte Paris. La première de ces vallées commence à Choisy-le-Roi et se termine à la montagne Sainte-Geneviève ; la seconde s’étend de la montagne Sainte-Geneviève jusqu’à Vaugirard et elle gagne, par Vanves, Issy et Meudon, les coteaux de Sèvres et de Saint-Cloud ; la troisième commence entre Charenton et La Rapée, s’étend en se contournant jusqu’au bassin de l’Ourcq, et se termine vers tes hauteurs de Chaillot et de Passy.

Ces trois vallées sont au même niveau de la Seine ; leur sol est le même, leur apparence est la même, elles ont subi les mêmes transformations. Faire l’histoire des égouts dans une de ces trois vallées, c’est donc faire l’histoire des trois autres.

Les égouts de Paris ne datent guère que de Hugues Aubriot, prévôt des marchands sous Charles V ; ou, pour mieux dire, Hugues Aubriot imagina le premier de voûter les égouts de la ville. Mais ces égouts, dont la pente était très-faible, s’encombraient souvent d’immondices et d’eaux stagnantes. Le voisinage de l’égout Sainte-Catherine devint si incommode à François Ier qu’il échangea en 1518 sa terre de Chasseloup contre l’emplacement actuel des Tuileries. Sous Henri IV François Chiron, prévôt des marchands, construisit à ses frais l’égout du Ponceau, depuis la rue Saint-Denis jusqu’à la rue Saint-Martin. Le grand égout de ceinture fut l’ouvrage immortel du ministre Turgot, le père du ministre de Louis XVI. Le plus vaste et le plus admirable égout de la ville de Paris, l’égout de la rue de Rivoli, a été construit par l’Empereur. C’est aussi à l’Empereur que Paris doit l’égout de la rue Saint-Denis et du Ponceau, sans compter l’égout de la rue Montmartre, celui de la Salpétrière, celui de la rue d’Iéna et de la rue de La Vierge. J’avais tort de dire tout à l’heure que les égouts de Paris attendaient leur Épaminondas.

Chaque égout de Paris a ses immondices particulières : l’école militaire, l’hôtel des Invalides, la Salpétrière font de l’égout qui les traverse une véritable fosse d’aisances ; l’égout des abattoirs est rempli de matières animales ; l’égout des Gobelins est une teinture noirâtre. Comme aussi chaque égout a une odeur qui lui est propre : — odeur fade, — ammoniacale, — d’hydrogène sulfure, — odeur putride, — odeur d’eau de savon ou de vaisselle croupie en été entre les pavés.

L’odeur fade est la plus innocente de toutes ; c’est l’odeur des égouts bien tenus et dans lesquels l’air circule. — L’odeur ammoniacale c’est l’odeur des fosses d’aisances en grand. — L’hydrogène sulfuré a la propriété de noircir l’or et l’argent, et surtout de tuer son homme comme ferait un coup de sang. C’est l’odeur des égouts qui ont été négligés depuis longtemps. — L’odeur putride, qui est rare, se trouve cependant dans toute sa pureté à l’embouchure de l’égout de l’abattoir du Roule. — L’odeur forte, repoussante et fétide domine au Gros-Caillou, dans les rues de l’Oursine, de Croulebarbe, au faubourg Saint-Denis. Il y a encore une septième classe d’odeurs, qu’on peut appeler odeurs spéciales. Ainsi l’égout Amelot, c’est la vacherie et l’urine des animaux ; la rivière de Bièvre exhale une douce odeur de tan qui est le serpolet de ces rivages ; l’égout de la Salpétrière réunit à lui seul le plus horrible assemblage de toutes ces douces odeurs.

Mais en fait d’odeurs fades, putrides, repoussantes, variées, en fait d’ammoniaque et d’hydrogène sulfuré, que dirons-nous donc du grand égout où se décharge la voirie de Montfaucon, dans laquelle voirie on apporte, bon an mai an, quatre cent quatre-vingt-dix-huît mille sept cent cinquante bouches de vidanges, formant ensemble un million cent quatre-vingt-dix-sept pieds cubes de matières fécales ? Dans cet aimable lieu le liquide se sépare du solide et s’en va se perdre dans le grand égout de la rue Lancry, non sans couvrir d’un épais nuage les faubourgs Saint-Denis et Saint-Martin.

Or les egouts, ces tristes réceptacles de tant d’odeurs nauséabondes et mortelles, Paris a trop peu d’eau pour les laver et pour les assainir : il faut que des hommes descendent, au périt de leur vie, dans ces voûtes étroites, pour balayer le sable et la boue qui les obstruent. Il faut pourtant bien que vous sachiez comment cela se fait, vous autres heureux de ce monde, qui ne voyez que le ciel et la terre, et qui mourriez d’effroi s’il vous fallait descendre dans les entrailles infectes de la belle ville que vous habitez.

Le malheureux que la faim condamne à ce travail descend dans l’égout, armé d’une longue planche au bout d’un bâton. Il rencontre d’abord une boue liquide, et tant que la boue est liquide il la pousse devant lui avec un grand râteau. Si la boue résiste, on fait une digue au bout de l’égout : l’eau qui monte a bientôt rendu à cette boue compacte toute sa limpidité. Quand la boue est enlevée, reste le sable.

Ce sable, qui provient du pavage des rues ou de l’inondation, est enlevé à l’aide de seaux et de poulies. L’asphyxie ou tout au moins l’ophthalmie est au fond de ce sable, qui a gardé traîtreusement toutes les émanations de l’ammoniaque. Et voilà à quel prix vous n’avez pas la peste tous les dix ans !

Cependant on demande ce que deviennent les immondices que charrient incessamment tous les égouts de cette immense ville. Il faut bien vous le dire, ces immondices se rendent, tout infectés et tout chargés de leurs odeurs, dans la Seine, cette fière rivière où s’abreuvent chaque jour huit cent mille individus. Vous frémissez ! Vos pères ont eu peur bien avant vous : une ordonnance du prévôt de Paris en 1348, et un édit du roi Jean, de 1356, défendaient aux habitants de Paris de jeter leurs immondices sur la voie publique, en temps de pluie, de peur que l’eau ne les entraînât à la rivière. Une autre ordonnance du prévôt des marchands défend, sous peine de soixante sous d’amende, de jeter dans la Seine aucune boue ou fumier. — Le règlement du 28 juin 1414 ordonne aux chirurgiens de porter le sang des personnes qu’ils auront saignées dans la rivière, au-dessous de la ville. — Un arrêt du parlement du 21 juin 1586 condamne au fouet un valet du bourreau qui avait jeté des matières fécales dans la rivière.

Nous sommes de plus intrépides buveurs d’eau que les Parisiens des siècles passés : nous jetons dans notre rivière tout ce qu’on y peut jeter. Cependant nous nous appelons sans façon des hommes civilisés, et nous nommons nos pères des barbares !

Mais il ne s’agit pas de nous, il s’agit des malheureux qui, cachés dans les fanges de la ville, travaillent incessamment à l’assainir. À peine descendus dans le cloaque immonde ils sont saisis à la tête d’une vive douleur ; la bouche se dessèche, et devient brûlante comme elle le serait après huit jours d’une horrible fièvre à peine plongés dans cette boue infecte, leur peau devient sanglante, elle se couvre ensuite d’une croûte épaisse, une horrible infiltration purulente est établie dans ces tristes cadavres… Cependant, chose étrange ! ces malheureux, qui ne gagnent que deux francs par jour, sont attachés à cette triste profession comme si elle était la plus belle du monde ; non-seulement ils l’exercent sans dégoût et sans fatigue, mais encore avec joie. Ceci est un des mystères de la toute-puissance d’attraction qui s’établit entre tous les malheureux. Ces pauvres diables, sépares du monde, habitués à s’aimer, à se plaindre, à se secourir, à se sauver les uns les autres, ne voient rien au-delà de l’égout dans lequel ils vivent. La grande cité parisienne les foule aux pieds de ses chevaux, elle n’a pour eux que des excréments et de la boue : peu leur importe ! Ils rendent à Paris oubli pour oubli : chassés de la grande famille qui vit sous le ciel, à l’air libre et pur, ils se sont fait à eux-mêmes une famille dans l’égout, et tous les membres de cette famille s’aiment et s’entr’aident au besoin. Ce sont, à leur manière, de grands philosophes pratiques. Leur domaine est triste, il est vrai, mais ils en sont les rois.

Pourtant que d’accidents terribles ! En 1782 huit ouvriers furent asphyxiés dans l’égout Amelot, en 1785 il en tomba cinq dans l’égout de la rue des Filles-du-Calvaire, en 1787 plusieurs ouvriers dans la Vieille-rue-du-Temple ; en 1793 le plus célèbre des égoutiers, Champion, homme de courage, tombe asphyxié ; mais on le relève, on le ramène à l’air, on le sauve. Il en a sauvé bien d’autres à son tour ! Mais sortons en toute hâte de ces horribles souterrains ; respirons. Justement nous voilà au bord d’une rivière qui coule doucement sur le sable… Ah ! malheureux que vous êtes ! cette rivière au bord de laquelle vous alliez vous reposer, c’est encore un égout ! Cet égout s’appelle la Bièvre, et son histoire n’est guère moins terrible que l’histoire des autres égouts faits à son image. Le vallon dans lequel coule la rivière de Bièvre a cnviron huit lieues d’étendue depuis sa source jusqu’à son embouchure. La Bièvre, ou, si vous aimez mieux, la rivière des Gobelins, n’est tout d’abord, à sa source qu’une limpide et claire fontaine qui s’en va en gazouillant à travers une prairie. En son chemin cette eau limpide rencontre trois à quatre petites sources innocentes comme elle, qu’elle entraîne avec elle à Paris. On dirait ces jeunes villageoises que poussent l’ambition et l’amour, et qui s’en vont, les folâtres, l’une poussant l’autre, chercher la fortune de leurs vingt ans. À mille pas à peine de sa source limpide, en entrant dans le bois épais de Buc, la villageoise est déjà une grande dame, le mince et clair filet d’eau est déjà une rivière. Quelques pas plus loin le lit desséché d’un étang se rencontre. Déjà un peu de vase se mêle à cette transparence, image des vices de la ville qui s’avance. Plus loin encore, dans le fond du vallon, au sortir de la forêt, voici la rivière qui pénètre dans le parc de ce triste et bizarre vieillard nommé Séguin, dont la mort récente a été entourée de tant de scandales, digne oraison funèbre de cet homme, qui fut un méchant. La rivière s’arrête longtemps dans la demeure de ce riche. Ainsi fait dans la maison du riche la villageoise qui va à Paris. Mais enfin il faut quitter cette terre de délices. Le pont d’Antoni se présente la rivière le passe à pied sec ; elle salue de son murmure les ruines du château de Berny elle court de là à Arcueil, d’Arcueil à Gentilly ; elle arrive à paris enfin, c’est-à-dire qu’elle est tout à fait perdue. Que de fange et d’immondices vous attendent, honnêtes filles des campagnes et vous, honnête petit filet d’eau, qui preniez tout à l’heure, et si innocemment, vos joyeux ébats au soleil !

Chose étrange ! à peine entrée à Paris, la Bièvre prend toutes les apparences d’une rivière morte : les roseaux, ces fleurs des marécages, obstruent son cours dans tous les sens ; le nénuphar, douce plante des eaux, et le cresson, qui annonce leur santé et leur vigueur, disparaissent dans cette désolation générale ; point de verdure, point de fleurs sur ces bords maudits ; à peine quelques saules rares, et qui n’ont pas de feuilles pour pleurer ; comme aussi pas un poisson dans cette eau aux mille couleurs : la carpe, qui aime la fange, meurt dans la Bièvre parisienne ; l’écrevisse s’enfuit, l’anguille n’y a jamais paru ; il n’y a pas jusqu’aux grenouilles, bruyantes filles du marais, qui n’aient en horreur cette onde impitoyable ; le crapaud lui-même, oui, le crapaud ne veut pas habiter ces bords désolés. En fait d’habitants de ces ondes, il n’y a que d’horribles sangsues ; encore leur piqûre est funeste ; tristes sangsues, qui ne sont bonnes à rien, pas même à soulager le malade dont elles boiraient le sang !

Les rats seuls règnent en maîtres sur ces rivages empesés ; ils y viennent attendre au passage les charognes que l’eau entraîne. Et quelle eau ! si limpide à sa source, mais, une fois à Paris, noire, épaisse, fétide ! L’hydrogène sulfuré se dégage en gros flocons à sa surface ; elle ne peut ni cuire les légumes ni dissoudre le savon. En revanche, elle change de son souffle abominable l’argent en cuivre. On disait que l’eau de la Bièvre était excellente pour la teinture : on flattait l’eau de la Bièvre. Dans la manufacture même des Gobelins on est souvent obligé de se servir de l’eau de la Seine quand il faut obtenir quelques-unes de ces nuances si fines et si délicates à l’aide desquelles on peut rendre la vie même à la couleur de Rubens.

Mais, si cette rivière est sale et fétide, ses travaux sont glorieux et utiles ; une armée de soldats ne saurait suffire à accomplir tout ce que la Bièvre accomplit à elle seule. À peine échappée de sa source, elle rencontre une usine dans le vallon de la Meulière ; elle fait mouvoir un moulin à papier à Chevreuse, deux moulins à farine à Buc ; à Jouy elle teint les toiles de M. Oberkampf ; dans le joli village de Bièvre elle est l’honneur de la maison de M. Dollfus, et tout ce charmant village travaille et gagne sa vie sur ses bords. Entre Bièvre et Arcueil trois moulins se présentent Boui, Haï et Cachan ; entre Arcueil et Gentilly, un moulin ; de Gentilly à Paris, deux moulins, la blanchisserie des hôpitaux, la blanchisserie hollandaise. La Bièvre sert de lavoir à tous les villages qui l’entourent : on y lave le linge, on y lave les laines ; mais c’est surtout quand la Bièvre est une rivière parisienne que son labeur commence. Voici d’abord à Croulebarbe une fonderie et une féculerie ; arrivent ensuite la manufacture des Gobelins, deux tanneries, un atelier de teinture, des voiries de chaque côté des deux rives, des lavoirs et des baquets de blanchisseuses ; voici encore un tanneur, à côté du tanneur un hongroyeur ; le moulin Fidèle broie les couleurs ; sans compter un mégissier, un amidonnier et quatre autres mégissiers puis un lavoir pour les vieux chiffons ramassés dans Paris, puis encore deux mégissiers. Mais comment vous dire tout le travail de cet infatigable filet d’eau et toutes les fortunes qu’il représente ? Fabrique de carton, filature, papeterie, fabrique de mottes, bois de teinture, blanchisseuses, quatre mégissiers, trois tanneurs voilà seulement pour la rive gauche.

Plus nous avançons et plus nous trouvons d’activité et de zèle dans la partie moyenne de la rivière, depuis le Pont-aux-Tripes jusque sur le boulevard. Voici les établissements de la rive droite : — Trois mégissiers, trois tanneurs, un hongroyeur, un tanneur, deux maroquiniers, un mégissier, une fabrique de bleu de Prusse, de cartons ; trois fabriques d’amidon, une grande filature de laine, un vaste atelier de charpente ; et encore du salpêtre, du bleu de Prusse, des blanchisseuses ; et, sur le côté gauche, quinze établissements considérables, sans compter une teinturerie de peaux, une distillerie, deux filatures de coton, tannerie, charonnage, cartons, menuisiers ; et, que sais-je ? moulin à farine, moulin à papier, maison de santé de M. Esquirol, nourrisseurs, et cinq hôpitaux qui se mirent dans ces eaux : l’hôpital des Enfants-Trouvés, l’hospice de la Maternité, l’hôpital du Val-de-Grâce, l’hôpital du Midi, l’hospice de la Pitié ; quatre casernes, un amphithéâtre d’anatomie ; et Sainte-Pélagie donc !

Et, pour ajouter encore s’il se peut à toutes ces odeurs, teintures, forces motrices, eaux blanches, eaux sales, eaux savonneuses, eaux maladives, eaux de l’hôpital et de l’écurie, arrive l’égout de l’abattoir de Villejuif ; et, ce qui vous donnera une idée très-juste de cet égout qu’on appele la Bièvre, c’est que l’eau de l’égout de l’abattoir de Villejuif contribue à l’épurer.

La rivière de Bièvre nous conduit, par la pente même de son onde empestée à un autre loyer d’infection : il s’agit cette fois des salles de dissection, espèces de voiries scientifiques dont le nom seul est une terreur. Je vous ai dit, en commençant cet article rempli de miasmes putrides, que notre science serait complète, et que partout où descendrait M. Parent-Duchatetet, nous y descendrions avec ; lui, — dans les boues des égouts parisiens, — dans la fange de la Bièvre, — dans le charnier des amphithéâtres, — à Montfaucon — dans les caveaux funèbres, — dans les fosses d’aisances, — dans les maisons de prostitution enfin.

Autant la science est facile à Paris, de nos jours, autant elle a été autrefois d’un abord repoussant et difficile. Un vieil et terrible anatomiste, nomme Vesale, raconte, non sans terreur, toutes les peines qu’il se donna pour aller la nuit, au milieu du cimetière des Innocents, arracher son premier cadavre à la fosse fraîchement remuée, comment aussi il allait, aux fourches patibulaires de Montfaucon, disputer aux corbeaux les pendus qui s’agitaient au-dessus de sa tête. Il fut le créateur de cette grande science de l’anatomie. Le moyen âge, aussi peu avancé que l’antiquité, qui regardait comme une souillure d’approcher un cadavre, regardait comme une impiété digne du dernier supplice la dissection d’une créature faite à l’image de Dieu. Après avoir échappé à tous les dangers de la science nouvelle, Vesale fut condamné à mort par l’inquisition de Philippe II parce qu’un jour, comme il disséquait devant ses élèves, le cœur de l’homme disséqué avait, disait-on, bondi sous le scalpel de l’opérateur. Aujourd’hui les temps sont bien changés : le cadavre ne manque plus à la science ; c’est bien plutôt la science qui manque aux cadavres. D’abord la ville de Paris avait abandonné au scalpel le corps de ses suppliciés ; mais c’étaient de pauvres ressources ; et à peine un malheureux sujet venait-il d’être pendu qu’une bataille de chirurgiens et de médecins se livrait autour de son cadavre pour savoir à qui ce cadavre resterait.

Plusieurs histoires funèbres sont racontées à ce propos. Le 1er février de l’an 1630, arrêt qui défend aux étudiants d’enlever par force les cadavres des suppliciés, et ce, dit l’arrêt, « considérant que depuis longtemps les étudiants en médecine et en chirurgie se livrent à des voies de fait et à des violences, et même à des meurtres, pour avoir les corps des suppliciés. » Nonobstant cet arrêt, en 1637 et 1641 c’était toujours l’épée et le pistolet à la main qu’ils allaient détrousser les roues, échafauds et fourches patibulaires de la place de Grève et autres lieux. Ce cadavre, ainsi enlevé, servait tout le temps que peut servir un lambeau en putréfaction ; on attendait pour le remplacer qu’un autre criminel eût été pendu ou roué vif. Ainsi se firent çà et là et par hasard toutes les études anatomiques jusqu’au 19e siècle, qui parvint enfin à détruire le préjugé du cadavre comme il en a détruit tant d’autres, mais pourtant avec beaucoup plus de peines et d’efforts.

On arrêta donc tacitement dans les hôpitaux que la science avait le droit de se servir de tous les cadavres de l’hôpital. On n’osa pas encore établir un amphithéâtre public : chaque étudiant emportait chez lui son cadavre ou sa part de cadavre ; ce qui restait de ces cadavres était jeté à la voirie. En 1765 M. Pelletan était encore obligé de brûler ces tristes débris dans un poêle de fonte. Enfin le grand anatomiste Desault établit le premier amphithéâtre près de la place Maubert. De cet amphithéâtre sont sortis Pelletan, Dubois, Lallemand, Boyer, et plus tard Bichat, l’honneur de la science. À l’exemple de Desault, chaque professeur d’anatomie eut bientôt son amphithéâtre particulier. L’amphithéâtre s’établissait dans les plus pauvres maisons et dans les plus obscures ; les cadavres venaient, non plus des hôpitaux, mais des cimetières : on les péchai dans la fosse commune ; tantôt on traitait de gré à gré avec le fossoyeur, d’autres fois on avait recours à la ruse. Le savant et vénérable professeur Dubois, dans sa jeunesse, quand il allait au cimetière, attirait autour de ces funèbres enceintes toutes les filles publiques du quartier, avec ordre d’ameuter toute la foule des passants par leurs joyeux propos ; et pendant que ces dames, à force de scandale, attiraient l’attention des voisins, lui, Dubois, dans la vaste fosse, choisissait ses cadavres ; il en remplissait un fiacre, et se faisait reconduire à sa maison en compagnie de cinq ou six cadavres. De temps à autre une épaisse fumée s’élevait de ces amphithéâtres ; cette fumée portait avec elle une odeur nauséabonde : c’était les cadavres qu’on brûlait. En ces temps-là dit M. Lallemand, « on aurait pu tuer autant de personnes qu’on eût voulu, les disséquer et les brûler ensuite, sans que la police eût songé à en prendre le moindre souci. C’est ce qui est arrivé peut-être plus d’une fois. » ajoute-t-il.

Ce ne fut guère qu’en 1803 que la police songea à mettre un peu d’ordre dans ces hécatombes scientifiques. Mais pourtant que de peines donna cette réforme ! En vain on établit des amphithéâtres publics dans les hôpitaux : les amphithéâtres particuliers résistèrent de toute leur force à l’action de police. La dissection se cachait dans les murs les plus obscurs, dans les maisons qui tombaient en ruine ; les cadavres s’apportaient en plein jour, et se déposaient à la porte comme si c’eût été une provision de bois pour l’hiver ; du haut des fenêtres on jetait dans la cour les plus horribles débris ; les murs étaient chargés de pus et de sang. Les valets de ces amphithéâtres, dit un rapport de police, ne respectaient pas plus les vivants que les morts : les cadavres restaient quelquefois trois semaines sur les tables où on les plaçait. Ceci dura jusqu’en 1813 ; mais alors la patience publique, poussée à bout, fit entendre des réclamations énergiques. Aucune maison particulière ne voulut plus souffrir ce terrible voisinage ; on dénonça de toutes parts ces maisons aux escaliers impraticable, ces cours sans puits, ces puits sans cordes, ces mansardes infectes où l’étudiant couchait à côté du cadavre, ces garçons d’amphithéâtre qui vendaient de la graisse humaine. En effet, une société en commandite s’était formée pour l’exploitation de cette graisse humaine : elle était employée, non fondue, à graisser les roues des charrettes ; des charlatans en faisaient des remèdes contre les douleurs ; on en vendait une grande quantité aux fabricants de perles fausses. On en trouva deux mille livres chez un seul garçon de l’école de médecine ; il y en avait un autre qui en avait rempli deux fontaines de grès. Il fallut une charrette à deux chevaux et six hommes de peine pour transporter toute cette masse de graisse humaine à la voirie de Montfaucon, où probablement elle fut mangée par les rats.

En même temps la police faisait des recherches chez ceux qui avaient acheté de cette graisse humaine, et elle l’enlevait sans pitié. Les fabricants dépouillés réclamèrent, ou tout au moins ils demandèrent à l’autorité le moyen de distinguer la graisse d’homme de la graisse de chien, par exemple. On leur répondit que les graisses d’homme, de cheval et d’âne ne pouvaient être distinguées entre elles, parce qu’elles ont toutes une couleur jaune, une concrescibilité très-faible, et qu’elles se précipitent en globule. Ce qui était parfaitement raisonné.

Savez-vous qu’au mariage de l’empereur Napoléon avec Marie-Louise, une partie des lampions de Paris étaient remplis par de la graisse d’homme ? Digne illumination d’un mariage qui avait coûté tant de sang !

Aussi les cadavres furent-ils bientôt aussi rares qu’ils étaient communs auparavant. Les cimetières avaient disparu de l’enceinte de Paris ; on allait chercher les cadavres à Bicêtre, au dépôt de mendicité de Saint-Denis, partout où l’on pouvait. Un jour les garçons de M. Marjolin revenaient de Bicêtre, les hottes pleines de cadavres. Chemin faisant, ils s’arrêtèrent à la porte d’un cabaret, et ils déposèrent leur fardeau à la porte. Jugez de leur surprise quand, au sortir du cabaret, ils ne trouvèrent plus leurs hottes, si précieusement chargées ! jugez aussi de l’étonnement des voleurs !

Enfin on est arrivé aux amphithéâtres réglés de la Pitié, de la Faculté de médecine, de Bicêtre, de la Salpétrière, de Saint-Louis, de Beaujon, de Saint-Antoine, de la Charité, des Enfants-Trouvés et de la Maternité ; la Faculté de l’École de médecine dissèque par an trente mille cadavres, la Pitié en consomme quatorze cents.

Quant aux dangers de l’anatomie, ils sont presque nuls. On raconte en preuve l’histoire d’un nommé John Gilmore qui vivait, avec sa femme et ses deux enfants, dans une chambre au-dessous des salles de dissection de l’hôpital Saint-Barthélémy. Cette pièce était située à l’extrémité d’un long passage contenant plusieurs cuviers entièrement remplis d’os en macération ; à l’entrée de plusieurs cuves on avait creusé de larges fosses propres à recevoir les débris de tant de cadavres ; l’air qu’on respirait en ce lieu était chaud, cadavéreux, pénétrant. John Gilmore n’était pas même séparé de ce charnier par une porte : eh bien ! il a vécu très-heureux ; et il est mort, très-bien portant, d’une attaque d’apoplexie, à l’âge de soixante-neuf ans.

On raconte cependant une histoire beaucoup moins rassurante. Le docteur Chambon faisait la démonstration du foie et de ses annexes sur un cadavre en décomposition. À un certain coup de bistouri il s’échappa de l’abdomen du susdit cadavre une vapeur horriblement fétide, qui atteignit le démonstrateur et qui gagna de proche en proche quatre autres assistants, MM. Fourcroy, Covion, Laquerne et Duresnoi. M. Covion fut remporté chez lui sans connaissance, et au bout de soixante-douze heures il était mort.

À l’heure qu’il est, grâce aux progrès de l’hygiène, les amphithéâtres de dissection ne sont guère plus dégoûtants à voir et à sentir que l’étalage de Mme Chevet, au Palais-Royal, en été.

Pauvre gloire humaine ! à Paris tout devient foyer d’infection, même la gloire. Si vous saviez l’histoire des morts de juillet, que vous auriez pour ! Les héros tombaient sous la mitraille au milieu des places publiques, sur ce pavé en révolte que brûlait le soleil. Bientôt les cercueils manquèrent à tous ces cadavres. D’ailleurs où les conduire dans cette ville encombrée de barricades ? Cependant il y avait hâte de s’en défaire le thermomètre marquait plus de 25 degrés Réaumur.

La Morgue était encombrée ; les arches du Pont-Notre-Dame, cimetière improvisé, exhalaient déjà une odeur méphytique. Dans cette extrémité, on remplit deux bateaux de cadavres, et ces cadavres descendirent lentement la Seine jusqu’au Champ-de-Mars. Il leur fallut passer devant ces Tuileries vaincues. — Les morts ont salué le drapeau tricolore ! — La rivière même charriait des cadavres ; vaincus et vainqueurs, peuple et armée flottaient pêle-mêle. Cependant de tous les côtés de la ville on creusait de vastes fusses, sur les places publiques, au pied du Louvre, partout ; on enterrait le héros où il était tombé. C’est ainsi que tous les cadavres ramassés dans le marché à la viande, à l’entrée des rues Montmartre et Montorgueil, furent déposés sous le portique de l’église Saint-Eustache ; et bientôt, comme la putréfaction s’en mêla, ces mêmes cadavres furent descendus dans les caveaux de l’église, dont l’entrée fut refermée et scellée avec du plâtre. On croyait que c’était pour longtemps.

Quinze jours à peine s’étaient écoulés ; à peine si, dans l’enivrement de cette révolution subite, on avait eu le temps de songer à ceux qui l’avaient payée de leur vie, quand ils vinrent eux-mêmes se rappeler aux vivants par l’infection de leurs tristes reliques. L’église de Saint-Eustache est envahie tout d’un coup par une odeur horrible, qui s’échappait du parquet et du sol en filtrant à travers les voûtes. Voilà aussitôt joute l’église en alarmes. Le curé de Saint-Eustache, M. Vitalis, autrefois savant professeur de chimie, appelle à l’aide de sa paroisse toute la science parisienne. Ému par ces plaintes venues de si haut, le conseil de salubrité s’assemble ; et, après une longue délibération on décide que les caveaux seront ouverts sur-le-champ, que les quarante-trois cadavres qui y gissent sans sépulture en seront extraits et portés au cimetière. Il fallait pour cette terrible opération des hommes éprouvés et courageux : on appela des égoutiers et des gens de la Morgue ; la nuit venue, les torches s’allumèrent dans l’église et le terrible mystère commença.

Le caveau ouvert, la pierre funèbre enlevée, le premier homme qui descendit dans cette tombe ce fut Parent-Duchatelet lui-même Les quarante-trois cadavres étaient couchés sans honneur, les uns sur le dos, les autres sur la face ; leur visage était noir, leurs chairs étaient tuméfiées, leurs membres étaient verdâtres ; un seul avait un cercueil ! À côté de chaque cadavre deux hommes étendaient une serpillière de toile grossière et spongieuse arrosée de chlorure ; le cadavre était placé sur le linceul humide, et en le tournant sur lui-même il s’enveloppait des pieds à la tête ; une grosse ficelle l’attirait alors hors du caveau, et du même effort on le plaçait dans un vaste tombereau. Quand la dernière serpillière eut été remplie et les quarante-trois cadavres déposés dans sept voitures, le cortège funèbre se rendit au cimetière Montmartre ; une large fosse disposée à l’avance reçut tous ces morts. J’aurais voulu qu’on inscrivit sur cette fosse le mot de l’Écriture si admirablement paraphrasé par Bossuet : — Erudimini ! Instruisez-vous, vous qui faites révolutions !

Or, voici ce qu’en a coûté pour rendre les honneurs funèbres à quarante-sept héros de la révolution de juillet :


23 hommes à 10 francs, 230 fr.
12 voitures à 15 francs, 180
Toile, 141
Couture de cette toile, 9
Corde et ficelle, 29
Deux pompes d’arrosements, 14
Eau-de-vie pour les ouvriers, 28
Chaux vive, 84

715


Sept cent quinze francs ! L’entreprise des pompes funèbres n’enterrerait pas à ce prix-là un général de division mort dans son lit.

Mais quittons ces voiries de chair humaine ; d’autres amphithéâtres nous réclament. Les animaux domestiques ont aussi à Paris leur cimetière, plus terrible encore que l’abattoir ; Montfaucon n’a rien à envier au Père-Lachaise. Ce qu’on appelle l’équarrissage est un de ces commerces sans nom dont l’histoire peut à bon droit passer pour un de ces fantastiques récits pleins d’horribles détails qui étaient encore si fort à la mode il y a six ans. Il y a donc un lieu à Paris, un vaste cimetière, où est nécessairement portée, morte ou vivante encore, la carcasse de tout animal qui n’est pas un homme. Le cheval tient le premier rang dans cet enclos de la pourriture : noble cadavre, on ne l’enterre pas, on le mange ; ce qu’on ne mange pas, on le vend. Chaque parcelle de ce cheval mort a sa valeur commerciale, depuis le sabot jusqu’à la crinière. Ce que Paris mange de viande de cheval est incalculable. Dans la disette de 1811 on ne mangeait que du cheval dans le quartier des Halles, dans plusieurs endroits du faubourg Saint-Marceau, dans la rue de la Mortellerie, du Plâtre Saint-Jacques, de la Ruchette, de Saint-Victor. En 1825 une commission du conseil de salubrité, considérant que la viande de cheval a fort bon goût, qu’elle est aussi nourrissante que toute autre viande de boucherie, que plusieurs gouvernements en ont permis la vente publique pour la nourriture de l’homme, proposa de régulariser la vente du cheval en établissant un abattoir particulier pour les chevaux qu’un inspecteur aurait jugés bons à être mangés. La proposition n’eut pas de suite, et voilà pourquoi vous ne lisez pas sur la carte de Véry : — Cuisse de cheval aux anchois.

En aucun temps, même dans les temps de famine, on n’a mangé plus de chevaux que l’hiver dernier à Paris. On laisse entrer cette viande à la barrière pour les chiens et pour les animaux du Jardin des Plantes : ce sont les hommes qui la mangent. Pas plus tard que l’an passé, la commission sanitaire du quartier de l’Observatoire signala comme cause d’insalubrité une maison encombrée de prostituées et de viande de cheval ! Quelles bouchères pour quelle viande ! Mais aussi quelle viande pour quelles bouchères !

Nous sommes arrivés à Montfaucon. Cette immense voirie, située à 500 mètres du bassin de La Villette et à 2500 mètres de la butte Montmartre, domine toutes les hauteurs de Paris. Ce terrain est divisé en deux clos : le clos Dusaussois, du nom de son fondateur qui a gagné 600,000 francs en quinze années, et un clos sans nom, appartenant à divers équarrisseurs. On arrive au clos Dusaussois par une avenue de beaux arbres ; dans la cour, qui est pavée, se trouva un hangar ouvert ; au-dessous du clos vous voyez deux petites maisons, l’une habitée par un ouvrier et sa famille, l’autre occupée par un fabricant de boyaux ; au milieu de cet emplacement un grand puits a été creusé. Ceci est un établissement modèle, surtout si vous le comparez à l’abattoir voisin. Là point de hangar, tous les travaux se font en plein air ; pas une maison, pas un abri. La cour de l’établissement, faute de pente est encombrée d’un liquide infect ; le sang des animaux, incessamment mêlé aux horribles matières que recèlent leurs intestins, compose les marécages flottants de cette cour d’honneur ; des carcasses amoncelées les unes sur les autres forment les dignes murs de ce palais ; pas un puits, on lave ces lieux avec le sang.

Or, voici ce que rapporte un cheval mort :


La peau, 15 fr. » c.
Le crin, 2 »
La viande fraîche, » 30
Les tendons, » 60
L’huile des viscères, 1 20
Les intestins, » »
Les sabots, » 60
Les ossements, » 4


Trente chevaux sont apportés ou amenés chaque jour à l’équarrissage, ce qui donne 12, 775 chevaux par an. Maintenant que nous connaissons le théâtre où se passe ce drame, allons au fait.

Chaque équarrisseur transporte le chenal mort dans une charrette jusqu’en son enclos. Ce cheval mort, qui se donnait autrefois pour rien, se vend bel et bien aujourd’hui, grâce à la concurrence, tantôt douze francs, tantôt quinze, suivant la qualité de l’animal. Quand l’animal est vivant encore, on le mène par bandes à son dernier travail : vous les voyez passer attachés l’un à l’autre avec de mauvaises cordes, et pouvant à peine se soutenir. Arrives dans l’enceinte funèbre, on leur coupe la crinière et les crins de la queue ; on leur met au cou un os de cheval qu’ils ont peine à traîner, tant ils sont faibles ; et ils attendent la mort sans un grain d’avoine, sans un brin d’herbe. Quelle triste fin pour le compagnon de nos travaux et de nos batailles ! On en a vu de ces malheureux que la faim pressait à ce point qu’ils devenaient carnassiers, et qu’ils dévoraient de longues parties d’intestins dans lesquels se trouvaient enfermées quelques misérables parcelles d’une avoine non digérée ; et quelle avoine, la dernière avoine d’un cheval de Montfaucon !

Au commencement de l’hiver, quand un pauvre cheval a bien travaillé tout l’été, quand il n’y a plus à faire ni semence, ni labour, le bon paysan vend son cheval à l’équarrisseur. L’équarrisseur va chercher les chevaux du paysan à dix lieues de Paris : à Essonne le cheval de labour se vend cinq francs, quatre francs à Fontainebleau. Une fois achetée, la marchandise va toute seule sans qu’on la pousse. Et faites donc des phrases sentimentales sur le laboureur ! Le laboureur est un marchand, un trafiquant, un spéculateur qui a un peu moins de cœur que les autres spéculateurs, et qui vend ses vieux chevaux quatre francs quand il ne peut pas en trouver cinq.

Pour tuer les chevaux qui ne meurent pas de faim ou de leur belle mort dans l’abattoir, quatre procédés très-simples sont mis en usage : on ouvre une veine et on souffle l’air dans cette veine : le cheval est mort ; on leur introduit une lame de couteau dans la moelle épinière : le cheval est mort ; ou bien on le saigne par le poitrail, ou encore on l’assomme d’un coup de masse. Le premier moyen a le grand inconvénient de fatiguer beaucoup celui qui souffle ; le second moyen de la moelle épinière demande beaucoup d’adresse : on le réserve d’ordinaire pour l’amusement des curieux ; la section des gros vaisseaux est la mort la plus facile et la plus honorable pour le cheval : on le frappe, il ne recule pas d’une semelle. Ceux qui ont dit qu’il se précipitait lui-même sur le fer mortel n’étaient guère que des poètes. Quant au coup d’assommoir, il peut arriver que le cheval soit frappé à faux ; et alors, voilà ce cadavre qui retrouve, des forces pour s’enfuir et tout renverser sur son passage.

Quand le cheval est tué d’une de ces quatre manières on le place sur le dos, et le premier soin est de le dépouiller de sa peau.

Quand la peau est enlevée on enlève les quatre pieds avec leurs fers ; on dépouille ensuite l’os de sa chair. Quand tout est fait, un cheval de la bande est attelé par la queue à ce cadavre de cheval, et il le traîne à côté des autres carcasses, en attendant qu’un autre condamné comme lui traîne sa carcasse à son tour.

Ce qu’on fait d’un cheval ainsi dépouillé, le voici : du crin on fait des matelas et des étoffes ; la peau est envoyée chez les tanneurs de la rivière de Bièvre ; avec le sang on nourrit des cochons et des poules et on fait un excellent engrais pour les colonies ; la chair sert de pot-au-feu à MM. les équarrisseurs, aux animaux de la barrière du Combat, aux tigres et aux lions du Jardin des Plantes, aux chiens des habitants de Paris, qui vont eux-mêmes chercher leur pitance à Montfaucon ; les chats, les cochons et les poules ne laissent pas leur part aux chiens. En 1820 un spéculateur de Chaillot nourrissait huit cents poules ou poulets avec du cheval. Dans l’enclos même de Montfaucon les canards deviennent si gras qu’il est impossible de les manger.

Vous trouvez cela bien étrange, un cheval dévoré par un canard ! Voici bien une autre histoire, un lion dévoré par un homme ! Ce lion, qui habitait le Jardin des Plantes, fut attaqué de la plus magnifique gale blanche qui se pût voir ; il en mourut. Son gardien, qui s’appelait Bijoux, déjeuna et dîna de l’animal jusqu’à ce qu’il n’en restât pas un tendon. Un lion, un lion galeux encore, avalé et digéré tout entier par un homme ! Or Bijoux vivrait encore s’il n’avait pas accompagné son gigot d’un pain chaud de huit livres, qu’il avait parié d’avaler dans un seul repas. Où nous mène l’ambition !

Pendant la Révolution les pauvres de Saint-Germain, ou, pour mieux dire, le peuple souverain de Saint-Germain-en-Laye, dévorèrent trois cents chevaux morveux. Les habitants de Vincennes ne furent pas moins avides du même régal, quelques hivers plus tard. Or, à Saint-Germain comme à Vincennes, pas un de ces intrépides mangeurs ne tomba malade de la morve ou du farcin. Dans le Gâtinais un bœuf malade est tué par un garçon boucher. Le garçon boucher, ayant mis son couteau entre ses dents, mourut cinq jours après d’une gangrène générale ; le maître boucher, s’étant blessé au doigt avec une côte de l’animal, mourut au bout de sept jours ; sa femme, qui avait eu du sang à la main, pensa mourir d’une tumeur ; le chirurgien, après avoir ouvert cette tumeur, plaça sa lancette entre son crâne et sa perruque (singulier étui), et le crâne fut couvert d’un horrible érysipèle : eh bien ! l’horreur ! tout ce terrible bœuf fut vendu et mangé dans les meilleures maisons de la ville, et personne ne fut malade pour en avoir mangé.

Que de vaches mordues par des chiens enragés, dont nous buvons le lait et dont nous mangeons la viande ! Mais revenons à l’emploi de notre cheval.

Après la viande et le sang on arrache les issues, la cervelle, la langue, les poumons, le cœur, le foie, les reins la vessie et les intestins. Avec les intestins on fabrique de grosses cordes destinées au tourneur ; la cervelle et la langue sont très-recherchées par certains gourmets ; les intestins composent un engrais qui se vend, pris dans le clos même, de 6 à 9 francs le tombereau. Voilà ce qui vous explique l’horrible odeur qui s’exale des fraîches prairies de Pantin, de Noisy-le-Sec et autres lieux.

Après la peau et la graisse, la partie la plus précieuse du cheval c’est le tendon. Les tendons sont détaches de l’os avec le plus grand soin ; il sont très-recherchés par les fabricants de colle-forte ; il s’en fait un nombreux envoi au dehors. La graisse du cheval est rare, mais bien précieuse : il y a si peu de chevaux gras à Montfaucon ! Aussi l’équarrisseur est-il d’une grande habileté à trouver de la graisse, même sur les plus secs cadavres. Pour avoir une noisette de graisse on dissèque souvent tout un cheval ; il faut huit heures pour enlever la graisse d’un cheval gras, une demi-heure suffit pour un cheval maigre. Cette graisse, à peine recueillie, est coupée par petits morceaux et fondue. La chaudière est chauffée avec de vieilles carcasses desséchées ; un infect nuage de fumée s’exhale de cette chaudière en ébullition, qu’on écume à chaque instant, comme fait une bonne ménagère pour son humble pot-au-feu. L’huile de cheval est très-recherchée par les émailleurs ; elle a remplacé avantageusement la graisse d’homme. Mais L’homme donnait bien plus de graisse que le cheval !

Restent les fers et les cornes. Les fers se revendent à la ferraille ; ceux qui peuvent servir encore sont vendus au maréchal ; les clous de ces fers sont envoyés en Auvergne pour garnir les sabots des paysans. De la corne on fait des peignes quand le sabot est bon ; sinon. ce mauvais sabot est encore fort bon pour devenir du bleu de Prusse ou du sel ammoniac.

La carcasse du cheval était connue depuis longtemps comme très-propre à fabriquer de légères et solides murailles : la mode en a passé on ne sait pourquoi. Aujourd’hui, avec les os du cheval on fait des éventails et des couteaux d’ivoire, on les brûle en guise de bois de chêne ; on est en train de les employer à faire du charbon animal.

Le fabricant de gélatine envoie chercher des os jusqu’au fond de l’Amérique. Les os, réduits en poudre dans un moulin ad hoc, donnent un engrais excellent.

Vous croyez que le cheval vous a tout donné quand il vous a donné tête et queue, sang et poumons, viande et ossements, graisse et tendons, corne et cuir ? On en tire encore autre chose, des asticots. L’asticot, autrement dit le ver blanc, est une véritable récolte pour les laboureurs et agriculteurs de Montfaucon, et c’est une récolte dont ils prennent le plus grand soin. L’asticot, en effet, c’est l’espérance des pêcheurs à la ligne qui garnissent dans l’été les deux rives de la Seine ; c’est la nourriture par excellence du faisan doré qui sert au plaisir des rois. L’asticot, grand Dieu ! l’asticot, c’est le produit de trois espèces de mouches qui sont les abeilles de Montfaucon. On prépare cette précieuse recette en étalant aux plus beaux endroits les intestins les plus fétides du cheval. L’abeille de Montfaucon vient s’abattre avec délices sur ces roses fraîches écloses là elle dépose ses œufs, et, huit jours après, ce qui était intestin inerte devient une masse de vers qui se vendent à la mesure comme les petits pois en primeurs.

Les asticots qui ne sont pas vendus deviennent mouches : aussi voyez accourir à Montfaucon les hirondelles ! Un jour, un pauvre homme qui était ivre s’étendit et s’endormit dans le parc aux asticots les asticots pénétrèrent dans ses yeux, dans sa bouche et dans ses oreilles. Bijoux mange un lion à son déjeuner : un petit ver blanc gros comme un fil mange son homme à son dîner. Ce que c’est que de nous !

Vous croyez cette fois que le cheval a tout produit, et qu’enfin la société n’a plus rien à lui demander puisqu’enfin le voilà passé à l’état de mouche qui vole ou d’asticot qui rampe ? Le cheval produit encore une foule innombrable de rats, espèce de grands asticots qui viennent en aide à l’équarrisseur. Le nombre de ces rats est incalculable : on en a tué plus de seize mille en un mois, et il n’y paraissait guère. Le rat est un terrible animal qui brise, qui dévore, qui ronge, insatiable, avide, effronté, impitoyable. Veut-il entrer dans une maison : il ronge le mur ; n’a-t-il pas un mur a ronger : il mine la terre, il la sillonne dans tous les sens ; ce sol leur appartient, ce n’est plus qu’un vaste souterrain où le sang tombe goutte à goutte et dont ils sont les maîtres et seigneurs. U y a parmi ces rats de Montfaucon une aristocratie bien séparée de la populace, et qui a ses privilèges : les uns sont les maîtres de Montfaucon, ils y habitent, ils y vivent, ils y passent leurs nuits et leurs jours ; les autres, moins favorisés du sort, et ne trouvant pas à se loger dans cette terre promise des asticots, du sang pourri et des charognes, s’en vont se loger où ils peuvent dans les faubourgs de l’infection. Chaque jour, à la même heure, ils accourent à la voirie, où les attend leur charogne quotidienne ; quand ils sont repus ils s’en retournent ; et leur nombre est si immense qu’ils ont laissé après eux la trace de leur passage, comme a fait l’armée d’Annibal dans les Alpes. D’abord, quand ils sont maîtres d’agir, ils dévorent les yeux du cheval, puis la graisse, puis la rate. En hiver, quand le cadavre est dur, ils pénètrent dans le corps par un certain endroit ; ils s’établissent là-dedans comme le rat dans son fromage de Hollande, et ils rongent. Les femelles mènent bas cinq ou six fois par an, elles portent jusqu’à dix-huit petits : calculez la somme ! Ils sont aussi voraces que féconds. M. Magendie en avait mis une douzaine dans une boîte : quand il ouvrit la boîte M. Magendie ne trouva plus que les deux queues des deux derniers rats ; ils s’étaient dévorés les uns les autres.

Tels sont les habitants et les rois de ce beau domaine. On frémit quand on songe à ce que deviendrait Paris sans l’abattoir de Montfaucon, et l’on se rappelle malgré soi l’armée de Sennachérib. Quand l’été vient chauffer de son soleil ces morceaux de chairs pourries, d’intestins ouverts, ces amas de carcasses, cette mer de pus et de sang, ce peuple grouillant d’asticots et de rats, vous jugez des gaz terribles qui s’exhalent de tant d’immondices ! Et pourtant, le dimanche, la foule se pare, la jeune fille met ses beaux habits ; on s’en va d’un pied léger gagner Pantin et Romainville ; les prés Saint-Gervais se couvrent dineurs et de danseurs ; et personne ne songe que toutes ces belles danses, tous ces repas innocents, toutes ces santés vivantes sont dominés et embaumes par Montfaucon.

À côté de cet équarrissage en grand, l’équarrissage des chevaux, il y a encore l’équarrissage en petit, l’équarrissage des chats et des chiens. La bonne ville de Paris contient un grand nombre de ces animaux, les délices de leurs maîtres et de leurs maîtresses c’est la chasse la plus fructueuse des chiffonniers ; quand ils n’en trouvent pas de morts ils en volent de vivants ; chats et chiens, on les écorche. Ils sont en général bien plus gras que bien des chevaux : on prend leur graisse, on prend leur peau, on prend leurs pattes ; leur chair passe de l’équarrissoir à la cuisine. Un bon chiffonnier doit toujours avoir à lui un chien qui lui rapporte toutes tes charognes du fil de l’eau ; c’est sa pèche, à lui, et c’est sa chasse.

— Eh ! mon Dieu ! allez-vous vous récrier, toutes ces émanations putrides nous vont couvrir de mille horribles maladies grâce à tous ces cadavres qu’on exploite, grâce à toutes ces infections qui nous entourent, à peine pouvons-nous espérer d’échapper à la corruption et à la pourriture ! — Rassurez-vous, bonhomme : il n’y a pas d’infection dans le monde. Vous voyez bien ce marchand de chiffons, cette hideuse créature entourée de toutes les ordures des rues, de toutes les immondices des ruisseaux ? C’est lui qui ramasse tous les trous et toutes les taches de la ville, il en lèche avidement toutes les souillures. Entrez chez lui, menez-vous à sa table : le pot-au-feu a été fait à la lueur de vieilles savates ramassées dans les rues : il est aussi bon que s’il eut été pendant six heures au feu calme et doux de votre cheminée. Sur les bords de l’égout qu’on appelle la Bièvre on mange de la volaille très-fraîche, et du poisson très-frais qui n’est pas pêché dans la Bièvre. Il n’y a pas un égout de Paris dont les exhalaisons aient corrompu une seule livre de viande, aient fait tourner une seule goutte de bouillon. Vous avez vu que la chair humaine sous la marmite faisait un aussi bon pot-au-feu qu’une savate. Les vidangeurs et les boyaudiers vivent très-bien à côté de leurs boyaux, à côte de leurs vidanges. Dieu soit loué !

Mais cependant, qu’est il besoin d’aller chercher si loin ou si bas des égouts et des cloaques chaque maison de Paris ne porte-t-elle pas dans son sein son égout et son cloaque ? L’histoire des fosses d’aisances n’est pas moins digne d’intérêt que toute autre histoire de ce genre. Autrefois la fosse d’aisances laissait couler tout ce qui pouvait s’échapper dans les nappes d’eau environnantes : aujourd’hui c’est une citerne imperméable qui garde tout ce qu’on y jette ; autrefois les lieux à l’anglaise étaient un luxe : c’est presque une nécessité aujourd’hui ; autrefois le bain à domicile était une espèce de viatique médical : aujourd’hui le bain à domicile est une habitude ; c’est autant d’eau pour les fosses d’aisances. Vous croyez qu’il n’y a là-dedans rien qui doive inquiéter ? Voici ce qui doit arriver inévitablement : plus on jettera d’eau dans les fosses d’aisances, et plus souvent il les faudra vider, et plus souvent il faudra payer la vidange, et plus vous verrez les loyers renchérir. Il y a dans les fosses d’aisances, tout simplement, une chose que du reste on trouverait partout aujourd’hui, une révolution.

Nous avons vu tout à l’heure que Montfaucon est une horrible plaie qui déshonore la capitale des sciences et des arts mais Bondy n’est qu’à quatre lieues de Paris, et c’est là qu’on transporte seulement le quart du produit des fosses d’aisances. Ce transport coûte à l’administration 36,000 fr par an, soit 144,000 fr. pour la totalité des vidanges ; et encore avez-vous pour ce travail le canal de l’Ourcq ; mais le public se plaint qu’on infecte son canal et demande un chemin de fer pour la vidange : c’est un million qu’il faudra trouver ! Quant à jeter ces matières dans l’égout comme on fait à Londres, ce serait perdre une masse énorme d’engrais dont l’agriculture ne saurait se passer. Comment faire ?

— Il faut séparer les matières solides d’avec les matières liquides, répond la théorie.

— C’est difficile, répond la pratique.

Il y a bien cependant, entre autres moyens, les fosses mobiles appareil qui se dérange et se déplace sans inconvénient et sans odeur. Avec ces fosses point de salpêtre, point de puits infectés, et la séparation la plus complète entre les deux objets en question.

Une fois séparés, que fait-on du solide ? que tait-on du reste ?

Creuser des puits absorbants, et envoyer le liquide bien loin sous terre se perdre dans une nappe d’eau au-delà de notre portée, dans la troisième, dans la quatrième nappe d’eau, la chose est facile mais coûteuse. D’ailleurs n’avons-nous pas la Seine qui entraîne dans sa marche, d’une façon si complaisante, les liquides de Montfaucon ? On a déjà calculé que la quantité d’eau qui passe dans la Seine est 9,600 fois plus grande que le volume des immondices parisiennes, et 30,710 fois supérieure à tout le liquide en question qu’on y pourrait jeter.

Mais, une fois séparées de ces eaux immondes, que deviennent les autres immondices ? Le charbon se présente pour les désinfecter. Les propriétés désinfectantes du charbon sont connues, surtout du charbon animal. Ainsi, chose étrange ! les ossements des charognes de Montfaucon, réduits en charbon, ont servi à désinfecter les fosses d’aisances ! Mais ce moyen-là était encore trop dispendieux : on a trouvé un autre moyen qui va purifier toutes ces immondices à bien meilleur marché.

Du limon avait été déposé vers la Seine, un peu au-dessous de l’embouchure d’un grand égout : la disposition de cet égout fit penser à un savant observateur, M. Salmon, que ce limon devait contenir une certaine quantité de principes animaux et végétaux, et qu’il suffirait de calciner ce limon pour en développer la propriété désinfectante particulière au charbon. L’expérience fut faite, et elle réussit, et depuis près de quatre ans des masses énormes de matières fécales, recueillies dans tous les villages qui entourent Paris et dans Paris même, ont été desséchées et calcinées de cette manière.

Ainsi, déjà vous voyez que la chose se simplifie : il n’y a plus que du limon dans le monde. Or, comme une découverte entraîne toujours une autre découverte, le limon de M. Salmon donna à penser aux fermiers de Montfaucon, et ceux-ci finirent par découvrir que la tourbe carbonisée, la sciure de bois, le tan qui a servi à préparer les cuirs, l’arme même, étaient autant d’éléments d’une désinfection complète. À l’heure qu’il est, la désinfection s’opère par bateaux, la poudrette est une fabrication aussi facile et dont le débit est aussi assure que celui du vin de Champagne.

Et M. Parent-Duchatelet a certes bien le droit de vous parler ainsi, car il a goûté de tout, il vous le dit lui-même ; et maintenant faites le dédaigneux si vous l’osez.

Quel homme ! quel courage ! Il pénètre dans les plus horribles recoins de la ville, il s’inquiète de la moindre exhalaison putride, il s’entoure d’infections et de misères ! Il a fait sur le bitume les mêmes recherches que sur les fosses d’aisances ; il vous dira les principes qui s’en dégagent. Après le bitume viennent les huiles pyrogénées, et le goudron, qui provient de la houille distillée. Ceci est une histoire d’un intérêt véritablement dramatique. Payen, un grand chimie qui est lui-même le père d’un grand chimiste, fut le premier qui prépara en grand le sel ammoniaque. L’huile pyrogénée qui résultait de la distillation des os et autres matières animales avec lesquelles se fait l’ammoniac, Payen la jetait d’abord dans la rivière ; mais cette huile flottait à la surface, mais elle encombrait les deux rives par une glu infecte, mais elle chassait bien loin les porteurs d’eau et les blanchisseuses, mais elle s’attachait aux filets de Saint-Cloud, dont elle arrêtait le service. Vives clameurs, défense à Payen de jeter son huile, ordre au contraire de la garder précieusement chez lui et sans qu’il en transpirât rien au dehors.

Payen, à qui la rivière était défendue (je le crois bien !), imagina de brûler son huile : il établit à cet effet une immense chaudière en fonte, et l’huile de brûler et de s’en aller en longs flocons noirs dans les airs ; mais l’huile retombait bientôt en neige noire et infecte ; elle couvrit d’un crêpe les moissons jaunissantes, elle tacha le linge étendu sur l’herbe jadis verte, elle fit des pâturages autant de plaines où l’on eût dit que l’encre avait poussé. Nouvelles réclamations du voisinage, défense à Payen de brûler son huile, comme on lui avait détendu de la jeter à l’eau.

Lui, qui ne se tenait jamais pour battu, fit construire alors un double quinquet de trente à quarante pieds d’élévation ; de gros morceaux de coke servaient de mèche : par ce moyen la fumée fut dévorée. Mais l’appareil, après avoir brûlé quelques jours, se trouva si fort engorgé de charbon et d’huile épaissie qu’il fallut y renoncer.

Alors Payen creuse un puisard, et il enfouit dans la terre cette huile terrible dont il ne peut se débarrasser ni par l’eau ni par le feu. D’abord le puisard fit merveilles ; mais un jour l’eau baissa, l’huile rentra dans la rivière. Nouvelles clameurs, ordre de combler le puisard.

Que fait Payen ? Il quitte le bord de la rivière, il transporte son puisard dans les terres, il lui donne une très-grande largeur, il le conduit jusque sous la seconde nappe d’eau. L’huile coule à flots pendant six mois dans ce nouveau puisard, et personne ne se plaint encore. Tout à coup le puits de Payen est infecté ; un mois plus tard il infecte le puits voisin ; le même accident arrive à tous les puits d’alentour. À chaque puits nouvellement infecté Payen était forcé d’acheter le puits, la maison et les terrains environnants. Son huile s’étendait comme une tache dans toute cette circonférence ; et il ne savait plus que devenir lorsqu’il mourut, laissant à son fils son nom, son talent et ses travaux.

Ce fils, jeune homme de persévérance et de courage, imagina de se délivrer par le feu de cette huile souterraine. Il jeta dans le puisard quelques charbons enflammés. Soudain le feu éclate, une colonne de flamme sortie de l’intérieur du puisard s’élève à quarante pieds avec un bruit épouvantable ; la terre trembla, le volcan était terrible. Vous jugez des cris d’effroi ! Il fallut encore souffler sur cette flamme, qui était pourtant une dernière chance de salut.

Cependant cette fois encore, le fils de Payen, semblable à son père, ne s’avoua pas vaincu. De nombreux établissements venaient de s’établir en France pour la confection du gaz hydrogène carboné. Payen imagina de tirer du gaz de son huile pyrogénée ; et en effet il tire de son huile animale autant du gaz que de l’huile de colza. Son gaz contient plus de carbone ; il renferme un atome d’acide hydrocyanique qui donne à ta flamme plus d’éclat et d’intensité. Voilà donc ces terribles huiles qui vont produire la lumière la plus brillante après avoir été si longtemps un fléau sans remède ! Telles sont les conquêtes de la science ; elle est bien admirable quand on l’étudie ainsi ! et nos plus grands faiseurs de drames modernes sont bien peu de chose, comparés à un homme comme Payen.

Un autre jour c’étaient les tripes de bœuf qui attiraient la sérieuse attention de Parent-Duchatelet ; un autre jour il agite cette question, à savoir si l’on peut nourrir les porcs avec du cheval ; un autre jour il s’inquiète des comptoirs des marchands de vin. L’été arrive il analyse, il prend sous sa protection toute-puissante les eaux dans lesquelles le cultivateur fait rouir le chanvre ; il passe de là à l’influence du tabac sur la santé des ouvriers ; il se demande pourquoi tant d’ouvriers à Paris sont infectés d’ulcères. Rien, en un mot, qui échappe à cette philanthropie studieuse, éclairée, courageuse, admirable, et dont la ville de Paris ne s’est peut-être jamais doutée, l’ingrate qu’elle était

Mais le plus grand effort de Parent-Duchatelet, son plus rude travail, sa tâche la plus pénible et la plus méritoire, ce n’est pas d’avoir visité les égouts et étudié jusqu’à leurs odeurs ; ce n’est pas d’avoir navigué dans les boucs infectes de la Bièvre, ce n’est pas d’être descendu dans tous les cloaques pour en analyser toutes les immondices, ce n’est pas d’avoir étudié, dans le sang et dans le pus qui les souillent, les amphithéâtres de dissection et les lacs empestés de Montfaucon, cet horrible charnier ; ce n’est pas d’avoir suivi, depuis nos fosses d’aisances jusqu’à Bondy, les horribles matières que recèlent nos maisons ; ce n’est pas même d’avoir été chercher sur la terre nue de la tombe, où ils étaient à moitié ensevelis, les cadavres de ces héros de juillet morts sans sépulture, enterrés sans honneurs ; non, rien ne l’a abattu, rien ne l’a étonné, rien ne lui a fait peur à cet homme de courage ; il était soutenu dans son cœur par cette ferme volonté qui vient d’en haut ; seulement, quand, par la force même de son dévouement et de cette obstination chrétienne à pénétrer dans le secret de toutes les infections humaines, il se trouva en présence de cet immense, pestilentiel et dévorant égout de la prostitution parisienne, cloaque dont la fange ne saurait être lavée, oh ! alors, pour la première fois, Parent-Duchatelet hésita ; le cœur lui manqua pour la première fois, mais non pas le dévouement. — Faut-il donc entrer là-dedans aussi, ô mon Dieu ! moi le chrétien, moi le père de famille, moi qui ne suis jamais entré que dans les égouts et dans les cloaques que l’honnête homme avoue ! — Ainsi il hésita long-temps ; mais enfin, le devoir le voulait : il entra donc tête levée dans ce dernier cloaque, et il écrivit son histoire de la Prostitution dans la ville de Paris.