Les catacombes/Tome III/02

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Werdet, éditeur-libraire (Tome iiip. 77-137).


ALBERT DURER.


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J’ai entrepris d’écrire la biographie d’Albert Durer et de quelques autres grands artistes allemands ; je veux que ce soit là un travail très-simple et très-naïvement écrit, si je puis. Je suis las d’inventer des histoires, et bien las d’arranger de longs incidents romanesques. Revenons à la vérité tout de suite ; aussi bien c’est toujours là, quoi qu’on fasse, qu’il faudra revenir.

Plusieurs raisons m’ont poussé d’ailleurs à ce nouveau genre de pensée et de travail. J’y ai d’abord été engagé par le charme naturel qui se rencontre toujours à la contemplation de ces belles vies d’artistes si pleines d’intelligence, de zèle, de piété, de probité sévère et de stoïcisme domestique. La vie de pareils hommes, tout entière consacrée au génie, au travail et à la pauvreté, ces trois compagnons presque inséparables, porte avec elle un intérêt si grand que l’on ne conçoit pas que ces hommes à part n’aient pas eu leur Plutarque naïf, ou tout au moins leur Thomas boursouflé. Comment ils ont échappé, je ne dis pas à l’oraison funèbre, ces grands hommes trop pauvres pour cette solennelle consécration, mais seulement à l’éloge académique, cette oraison funèbre des poëtes, je l’ignore. Toujours est-il que c’est là pour la critique un terrain vierge et tout neuf, admirablement disposé pour produire quelques belles pages ; il s’agit seulement de savoir défricher le terrain.

L’autre motif de ces essais sur l’histoire de l’antique Allemagne m’a été donné par mon ami si honorable et si bienveillant, le statuaire David, le même grand artiste qui est allé en Allemagne tout exprès pour y faire la tête de Goethe, l’homérique vieillard ; c’est David qui m’a poussé le premier à écrire ces très-courtes notices ; c’est même lui qui m’a apporté d’Allemagne deux précieux petits volumes de matériaux inconnus et inédits, dont j’ai tiré tout le parti qu’il m’était possible de tirer. Prendre chez nos voisins ce qui est à notre portée, c’est un droit que personne ne conteste à l’écrivain, et dont je suis sûr que, pour ma part, vous ne vous plaindrez pas.

C’est dans l’ouvrage en question que j’ai trouvé les espèces de mémoires biographiques qu’Albert Durer a écrits sur sa famille et sur lui-même, La simplicité touchante de ces paroles, écrites sur les feuillets et sur les marges blanches d’une Bible en langue latine, sont, à mon sens, d’un grand effet, qu’on ne saurait comparer à nul autre. Albert s’y montre ce qu’il était en effet, pieux et bon, résigné et laborieux, pensant plus à Dieu qu’à la gloire, et malheureux sans se plaindre, dans l’espérance d’un monde meilleur. Ce mélange de religion et de poésie, cette humilité chrétienne jointe à tant de génie, ce sont là les principaux caractères de l’art allemand. L’art allemand, quelle qu’ait été sa croyance, a toujours été soutenu par une croyance ; la piété, la modestie, l’abnégation de soi-même, l’amour de ses enfants et du foyer domestique, la fidélité aux serments, la constance dans les travaux et dans la pauvreté, voilà l’artiste allemand des siècles primitifs. Mais écoutons parler Albert Durer :

« Moi, Albert Durer, le second fils, j’ai rassemblé avec respect toutes les notes écrites par la main de notre père, dans lesquelles le bon père a écrit soigneusement toutes les particularités de sa vie : d’où il est venu, comment il est venu ici, comment il y a vécu et comment il a élevé sa famille, et ainsi de suite jusqu’à sa mort bienheureuse. Que la grâce de Dieu soit avec mon père et avec nous ! Amen.

« L’an 1524, mon père, Albert Durer, l’aîné de la famille, vint au monde dans le royaume de Hongrie, non loin d’une petite ville nommée Jula, huit mille au-dessous de Warden, dans un village médiocre nommé Eytas. Les parents de mon père étaient primitivement nourrisseurs de bœufs ; aussi ils élevaient des chevaux ; mais mon grand-père, le père de mon père, nommé Antoine Durer, avait appris à Warden le métier d’orfèvre ; à Warden aussi il avait épousé une jeune fille nommée Élisabeth, dont il avait eu d’abord ma bonne tante Catherine, et ensuite trois fils, mes deux oncles et mon vénérable père, Albert Durer, qui fut orfèvre comme son père, et comme lui homme de beaucoup de mérite et de sobriété. Mon cher père, toujours poussé par son ambition de bon ouvrier, passa plus tard en Allemagne, séjourna longtemps dans les Pays-Bas, dans la compagnie et l’imitation des grands maîtres ; puis enfin il passa et se fixa à Nuremberg, où il arriva le jour de Saint-Loze, en 1455. Ce même jour-là Philippe de Birkheimer célébrait ses propres noces dans la citadelle, et faisait danser ses amis sous les grands tilleuls. Mon père était des amis de Birkheimer. De ce maître, mon père Albert passa sous le vieux et vénérable Jérôme Heiler, qui enfin, le voyant habile et honnête, lui donna en mariage sa fille Barbara, jolie et blanche Allemande de quinze ans, une vierge belle et svelte qui devint notre mère. Leurs noces furent célébrées huit jours avant la Saint-Guy. C’était là une femme d’un bon cœur et d’un beau sang ; elle était parente, par sa mère, nommée Cunégonde, de Vellinger de Weissemberg. Du mariage de mon père et de ma mère naquirent les enfants suivants, comme mon père l’a consigné dans son livre par écrit. »

Ici viennent, par ordre de leur naissance, tes noms des onze enfants, les noms de leurs parrains, le jour de leur naissance, et une suite d’observations et de remarques toutes paternelles. Voici comment le père d’Albert enregistre la naissance de son fils.

« Item en 1471 après Jésus-Christ, dans la sixième heure du jour de Saint-Prudent, le vendredi même de la semaine sainte, ma chère femme accoucha de mon second fils, dont le parrain a été mon excellent ami Antoine Koburger, qui lui a donné mon propre nom, Albert dont je le remercie. »

Ici suivent encore les noms de quinze autres enfants, frères ou sœurs, les noms de leurs parrains et marraines, la courte histoire de leur vie, leurs maladies, leurs chagrins et plaisirs. Rien n’est touchant comme de voir cet artisan allemand, si honnête et si pieux, accepter avec une grande reconnaissance cette nombreuse famille, et s’en occuper avec tant de minutieux détails. Quand Albert Durer a nommé, après son père, tous ses frères et sœurs, il reprend son histoire en ces mots :

« De toute cette grande famille, hélas ! bien peu sont restés debout. De tous mes frères et de toutes mes sœurs il ne reste plus que nous trois qui vivons encore, et qui vivrons tant qu’il plaira à Dieu, à savoir moi Albert, André mon frère, mon frère Jean. Voilà tout ce qui reste des enfants de mon père ; les autres sont morts, les uns dans la fleur de l’âge, tes autres tout petits enfants morts au sein de leur mère, qui pleurait les voyant mourir. À ces causes, et pour d’autres raisons de pauvreté et d’indigence, la vie de mon père a été bien triste, et bien malheureuse, et bien couverte de nuages. Pendant toute sa vie il n’a jamais eu pour lui, pour sa femme, pour ses enfants que le plus strict nécessaire, un pain dur et noir arrosé de sueur et gagné à la main ; le pauvre père ! Ajoutez à cela toutes sortes de tribulations, et des adversités de tout genre, et mille tentations ; mais c’était un vrai chrétien celui-là, paisible et doux, et soumis à la Providence, bon et modeste avec tous, qui est mort en regardant le ciel, qui est dans le ciel à présent. Toute sa vie a été uniforme et grave, entrecoupée de peu de joie mondaine, solennelle et silencieuse. Il voyait peu les hommes, parce qu’il n’était pas heureux ; cependant, comme il les aimait au fond du cœur, il en était aimé. »

Je ne sais pas que jamais un fils ait fait de son père une oraison funèbre plus simple et plus touchante. Cette admiration profonde. ce respect si bien senti, cet amour dévoué, c’est là, mon Dieu ! un beau spectacle ! un enfant, homme de génie, qui pleure sur la tombe de son père, homme de bien, c’est là un beau spectacle ! Moi je trouve un charme inexprimable et plein d’émotions à ces chastes et graves récits.

Albert continue son histoire en ces termes :

« Ce cher père avait eu grande attention, en son âme et conscience, d’élever ses enfants à la gloire et dans la crainte de Dieu ; car c’était là sa plus grande ambition : bien élever sa famille. Voilà pourquoi il nous exhortait chaque jour à l’amour de Dieu et du prochain ; après quoi il nous apprenait à aimer ce qui était beau ; l’art était notre seconde adoration. Il s’attacha surtout à moi, me voyant appliqué et plein de zèle. Il m’envoya a l’école de bonne heure ; et, quand je sus lire et écrire, il m’envoya en apprentissage chez un orfèvre. Je restai là assez longtemps à travailler ; mais je me sentis à la fin plutôt un peintre qu’un orfèvre. Je priai donc mon père de me permettre d’être un peintre. Lui d’abord fut bien mécontent de ma demande, et il eut fort regret du temps que j’avais perdu chez mon orfèvre. Toutefois, après quelques refus, mon père céda, et le jour de Saint-André, en 1486, il me plaça dans l’atelier de Michel Wolfmut. Chez maître Michel Dieu m’accorda une grande application, et je fis de grands progrès, au dire de mon maître, et malgré les grands chagrins que me causèrent mes camarades. Quand mon apprentissage fut fini mon père m’envoya à l’étranger, dans ce chaud pays bleu de ciel, l’Italie. »

C’est ainsi qu’Albert Durer raconte sa vie et celle de sa famille depuis la mort de son père jusqu’à la mort de sa mère, qu’il a soignée fidèlement et avec toutes sortes de respects. La pauvre femme mourut après une longue et douloureuse maladie, en bénissant son fils.

Mais ce qu’Albert Durer ne dit pas, c’est le grand et l’ample génie qu’il déploya tout d’abord, c’est le succès qui lui vint, à lui jeune homme ; ce qu’il n’a pas dit, c’est que chez son premier maître, l’orfèvre, il s’était déjà fait une grande réputation dans ces petits ouvrages si ingénieux et si finis qui faisaient les délices de cette choque. Rien n’égale en effet ta richesse, et le fini, et le dessin de l’argenterie du 15e siècle. L’argenterie était la gloire des rois et des pontifes ; ils en étaient heureux et fiers comme une femme est heureuse et fière des diamants de son écrin ; ils les étalaient dans la place là plus apparente de leur palais ; ils en tiraient vanité comme de leurs provinces : L’orfèvrerie, art perdu chez nous et réduit à des dimensions toutes bourgeoises, réalisait dans ce temps-là toutes les descriptions du bouclier d’Homère ; c’était un art complet, compliqué, minutieux, savant, plein d’élégants caprices et de spirituelles bizarreries ; toute la coquetterie de l’époque se résumait dans son orfèvrerie. Lorsque Albert Durer quitta l’officine de l’orfèvre pour l’atelier du peintre, il était déjà très-habile dans l’art de ciseler des figurés en relief ; les grands connaisseurs et les hommes riches du temps avaient déjà fort applaudi une Passion de Jésus-Christ exécutée en relief, et formant sept tableaux d’un goût merveilleux. Voilà ce qu’Albert Durer ne dit pas.

Ce qu’il ne dit pas non plus, cet excellent homme, si expansif et si admirablement bavard quand il faut parler de son père ou de sa mère, et leur donner ce tribut d’éloges pleins de respect, c’est le malheur qui lui arriva, au milieu de ses succès, d’épouser une femme très-méchante et très-acariâtre, et dont le caractère inégal a désolé sa vie. Dans ce temps-là, où la vie de famille était la seule qui convint à l’artiste, dans ce temps-là où la paix, le calme, les joies simples et faciles, les plaisirs de la table, le foyer de l’hiver, le frais de la porte en été, la verdure du petit jardin, le bruit de la basse-cour, l’éclat de la vaisselle d’étain pompeusement étalée sur le buffet en noyer, l’ordre du garde-manger et la symétrie de la cave, et, en un mot, toute l’admirable vie domestique était tout pour l’artiste, ou tout au moins la moitié de son talent, il fallait à ces êtres à part une bonne femme ; c’était là pour eux une condition presque aussi indispensable de bonheur que le génie. Les mœurs simples et douces, l’égalité d’humeur, la sérénité de l’âme, le sourire qui encourage ou qui console, l’attention prévenante dans cette foule de petites et cruelles maladies qui poursuivent les hommes d’une haute intelligence et d’une sensibilité nerveuse : voilà ce qui manqua tout à fait à notre Albert. Sa femme était belle, mais égoïste, impérieuse, mécontente. Cette femme était la fille de Franc Frey ; il l’avait donnée, en mariage à Albert quand Albert fut de retour de son premier voyage dans les Pays-Bas. C’était alors le meilleur jeune homme de l’Allemagne, simple de cœur et d’esprit, passionné et naïf, enthousiaste et savant, Il avait beaucoup profité de l’exemple et de la conversation des grands peintres ; entre autres, Martin Schoen et Israël de Malin lui avaient accordé leur bienveillance toute-puissante. À son retour dans la maison paternelle, Albert était tout aussi bon, tout aussi pur, tout aussi ignorant des vices qu’à son départ de Nuremberg. Le dessin qu’il fit, selon l’usage, pour être reçu parmi les maîtres, excita une admiration profonde et générale ; on admira surtout le paysage du fond. Ce dessin représentait Orphée déchiré par les Bacchantes. Ce fut ce dessin-là pourtant qui décida le père d’Agnès Frey à donner sa fille à Albert Durer ; triste présage de la destinée du nouvel époux !

Toutefois les malheurs domestiques de notre honnête artiste allemand n’arrêtèrent pas son essor. Si l’on compare le nombre d’années qu’Albert Durer a vécu avec le nombre de ses ouvrages qui nous restent, si l’on réfléchit à la quantité de ses ouvrages que nous avons perdus depuis tantôt trois siècles, le travail et le zèle du noble artiste n’exciteront pas moins notre admiration passionnée que l’excellence même de ses œuvres, dont quelques-unes annonçaient un digne rival de Raphaël et de Jean Van Eyck.

En effet ce qu’il a produit est à peine croyable. Albert Durer, en moins de quarante ans qu’il avait passes à côté d’une femme acariâtre, lui, bon homme d’une âme si ouverte et d’un esprit si distingué, a laissé une collection infinie de gravures, de portraits, de dessins, de tableaux de tous genres. Les plus intrépides et les plus habiles connaisseurs ne sont pas parvenus à faire une collection complète d’Albert Durer. Déjà, dans la première moitié du 17e siècle, il était difficile de dire au juste le nombre des feuilles encore existantes gravées par lui sur le bois, sur le cuivre, quelques-unes à l’eau-forte, sur le fer, quelques-unes même légèrement et capricieusement dessinées à l’aiguille sur l’étain ; car c’était un infatigable chercheur de procédés nouveaux, et il tendait à la perfection de toutes ses forces. Sandrart portait à trois cent douze le nombre de ses gravures sur bois seulement, sans comprendre dans son compte le grand arc de triomphe de l’empereur Maximilien. Quant aux gravures sur cuivre, le même Sandrart en compte jusqu’à cent six qui lui avaient passé par les mains. Et combien de dessins à la plume et au crayon sont enfouis dans les cartons des connaisseurs, et combien de christs, saints et saintes de la Légende, sculptures sur bois et sur ivoire, caprices de tout genre, improvisations de toutes les heures, que l’Allemagne et l’Italie conservent avec la vénération due aux saintes reliques ! Ses tableaux, presque tous de haute dimension et riches en figures, sont encore la gloire d’une foule de collections publiques et privées, sans compter tout ce qui s’est perdu par le temps, par la guerre, par le feu et surtout par l’ignorance, le pire de tous les fléaux dans les arts.

Tous les sujets, tous les lieux, tous les temps, tous les hommes convenaient à cet inépuisable génie. Ce qu’il a tiré de la Bible et ce qu’il a fait avec ce grand livre, qui a suffi à tant de monde pendant dix-sept fois cent ans, est incroyable. Vous avez vu cette belle gravure en cuivre, Adam et Ève : Ève et le serpent, et l’arbre de vie, et le fruit fatal, comme cela est éclairé et pur ! Puis, après la Bible, l’Évangile, la Nativité : la Vierge adore son enfant ; vous voyez l’étable, vous voyez la cour, et, au fond de la cour, saint Joseph tirant l’eau du puits ; puis bientôt cette belle suite de gravures, histoire touchante que son auteur a appelée lui-même l’homme des douleurs : c’est toute la Passion de Notre Seigneur vivement et énergiquement représentée, et encore quelle variété et quelle puissance d’imagination, grand Dieu ! dans les représentations cruelles de toutes ces douleurs ! Puis, après l’histoire du Christ, l’histoire des apôtres : saint Pierre et saint Jean guérissant les boiteux à la porte du temple ; sainte Anne et la jeune Vierge : Anne debout à la gauche de l’estampe, touche de ses mains la tête de la petite sainte Vierge, qu’une femme en cheveux flottants tient dans ses bras ; Dieu le Père et le Saint-Esprit paraissent dans une gloire, attendant Dieu le Fils. Morceau rare et charmant.

Puis bientôt la Vierge grandit. Après avoir fait la Vierge enfant, Albert fait la Vierge à la couronne d’étoiles, puis la Vierge au sceptre, la Vierge aux cheveux en bandelettes, la Vierge allaitant l’enfant Jésus, la Vierge assise ; toujours la Vierge, toujours elle revient dans les œuvres, dans la pensée, dans l’âme d’Albert Durer. Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu une consécration plus puissante que la consécration donnée par l’art et par tous les artistes du monde à la sainte Vierge, la plus chaste et la plus heureuse création du christianisme : jeune fille qui a toutes les grâces de la maternité, jeune mère qui a toute la pureté de la jeune fille. Albert Durer lui a voué un culte, un zèle ardent, infatigable ; il l’a montrée allaitant son enfant, cinq fois il l’a montrée couronnée par un ange ; il l’a montrée couronnée par deux anges ; il a fait la vierge assise, la Vierge assise au pied d’une muraille, la Vierge à la poire, la Vierge au songe, la Vierge au papillon, la Vierge à la porte. Quelle sainte, quelle ingénieuse, quelle admirable litanie que celle d’Albert Durer !

Après avoir passé de la Bible à l’Évangile, il passe de l’Évangile aux histoires de la Légende. Heureux les saints que protège Albert ! Saint Philippe, saint Barthélemi, saint Thomas, saint Simon, saint Paul, saint Christophe, deux fois ; saint Georges à pied, saint Georges à cheval, saint Sébastien attaché à un arbre, saint Sébastien attaché à une colonne, saint Eustache, saint Antoine, saint Jérome, saint Jérome dans sa cellule, saint Jérome en pénitence, saint Jérome à genoux. Voilà un des saints favoris de Durer. Dans le nombre de ces saints il n’y a que deux femmes, sainte Geneviève et sainte Véronique ; Albert Durer avait épuisé tout son génie pour la Vierge ; il n’a vu dans tout le christianisme des femmes que la Vierge, elle résume toutes les autres femmes pour lui.

Et notez bien que la plus grande variété se retrouve toujours dans ces gravures dont le sujet paraît au premier abord si monotone. Ce sont tous des saints, il est vrai, ou des vierges ; mais si c’est toujours la même foi, le même sentiment, le même instinct gracieux ou inspiré, ce n’est jamais la même attitude, ce n’est jamais le même paysage, ce n’est jamais la même cabane, le même sol, le même ciel, la même heure du jour. Le vieux judaïsme et le jeune christianisme marchent côte à côte dans ces compositions sans nombre, sans jamais se contredire, sans se ressembler jamais. Tout le monde connu y passe les villes, les champs, la Judée, l’Allemagne, les cabanes, les palais, les déserts, le temple romain ; la Légende n’a pas plus de grâces, plus d’imagination, plus de variété.

Que si notre Albert passe du sacré au profane, du christianisme à la mythologie, cette chose qui fut aussi une religion et une croyance raisonnante à force d’art et de poésie, à force de temples, de tableaux et de beaux vers, vous retrouvez encore et toujours les deux qualités bien distinctes de notre peintre, fécondité, variété. Le Jugement de Pâris est la première de ses planches profanes les trois déesses sont belles et nues ; le beau Pâris est remplacé par un grave vieillard qui tient la pomme d’or de la main gauche ; dans le fond vous voyez des montagnes chargées de fabriques, comme cela convenait au graveur de Nuremberg, qui confondait souvent la Grèce et l’Allemagne, Athènes et Nuremberg. Le Jugement de Pâris est un des morceaux les plus rares et les plus finis d’Albert Durer.

Une chose charmante c’est la Sorcière : elle va au sabbat ; elle est montée à reculons sur un bouc dont elle tient la corne de la main gauche ; elle est suivie de deux petits malins génies qui portent ses torches et son mortier. Cela est vif et plein de caprice et d’esprit.

Appollon et Diane ; la Famille du Satyre, très-belle forêt ; cinq études de figures ; l’Enlèvement d’Anymone ; le Ravissement d’une jeune femme, gravé à l’eau-forte sur une planche de fer ; l’Effet de la jalousie ; la Mélancolie, belle femme, qui est tristement assise entre un polygone, des balances, un sablier, une cloche et autres instruments à l’usage des méditations de l’esprit ; quatre femmes nues qui s’écrient 0. G. H., c’est-à-dire o goth hilf (ô Dieu ! secourez-nous) ; l’Oisiveté ; la grande fortune ; la petite fortune ; la Justice ; le petit Courrier, l’épée au côté ; le grand Courrier, qui tient le fouet d’une main et la bride de l’autre, morceau très-rare et qui n’est pas signé ; la Dame à cheval, suivie d’un hallebardier à pied ; le Paysan et la Femme : le paysan est furieux et lève le poing, la femme est douce, résignée et charmante, morceau fini qu’Albert aura exécuté après une violence de sa femme, innocente consolation de ses chagrins domestiques ; L’Homme et le cuisinier ; l’Oriental et sa femme : l’homme d’Orient est debout, il n’a qu’une femme, et cette odalisque unique tient à la main ses petits enfants comme ferait une Allemande de Francfort ; les deux Paysans : l’un tient une épée, l’autre porte au bras un panier plein d’œufs ; l’Enseigne : sur l’étendard sont les armes du duc de Bourgogne ; le Paysan du marché ; le Branle ; le Joueur de Cornemuse : mollement assis au pied d’un arbre, un des morceaux les plus exquis de l’œuvre d’Albert ; le Violent : c’est un homme très-sec qui bat sa femme (il fallait que notre Albert eût été bien maltraité par la sienne ce jour-là) ; les Offres d’amour : un vieillard qui a de l’or et une jeune fille qui est belle, traduction de ce triste mot d’Hésiode : L’amour, fils de la Pauvreté ; le petit Cheval : le cheval sans selle et sans bride, le cavalier sans éperons, et un papillon sur le cimier de son casque (on dirait qu’Albert Durer se moque, trois cents ans à l’avance, de l’école de David) ; le grand Cheval : ce cheval n’a pas de selle, mais cette fois il a une bride ; le Cheval de la Mort : il y a un cavalier sur un beau cheval, la Mort est montée sur un méchant cheval, et elle va aussi vite que le beau cheval (le fond de la gravure est sec et froid ; c’est une des gravures les plus soignées qu’ait faites son auteur) ; le Canon ; les Armoiries au coq ; les Armoiries à la tête de mort ; telles sont les gravures profanes d’Albert Durer et, dans celles-là comme dans les autres, c’est toujours la même profusion gracieuse et abandonnée d’esprit, de drame, de passion, de dessin et d’intérêt.

Si vous passez de ses gravures en cuivre à ses gravures en bois, vous trouverez à peu près les mêmes sujets tirés de la Bible d’abord toute l’histoire de la Bible, Caïn, Samson, les trois Mages, Jésus-Christ et la Passion en douze pièces ; puis la Passion en dix-sept pièces, l’Apocalypse de saint Jean en quinze pièces, le Martyre de saint Jean l’évangéliste en quinze pièces ; puis surtout, et encore et toujours, la Vierge, dont il a fait la vie en vingt estampes, depuis sa naissance jusqu’à son assomption, la Vierge adorée par saint Jean, saint Paul, saint Antoine, sainte Catherine ; la Vierge assise sur un banc de gazon ; la Vierge assise, donnant le sein à l’enfant Jésus sur le bras gauche, à l’enfant Jésus sur le bras droit ; la Vierge tenant l’enfant qui lit un livre et, après la Vierge des saints et des saintes, saint Christophe traversant l’eau, trois fois : dans la première estampe l’hermite est dans le fond, dans la seconde l’hermite est sur le devant, dans la troisième Christophe traverse l’eau, mais il n’y a pas d’hermite. Viennent après saint Coloman, saint Étienne, saint François, saint Georges, saint Jean l’évangéliste et saint Jérôme, saint Jérôme tout seul dans une grotte saint Jérôme dans sa cellule, saint Jérôme à genoux, au milieu de la planche, devant un crucifix et un livre ouvert ; huit saints, patrons de l’Autriche, debout l’un à côte de l’autre ; le supplice de dix martyrs de Nicomédie en Bithynie : on voit sur le devant du tableau un bourreau qui crève les yeux à un évêque qui est étendu à terre, trois évêques debout l’un à côté de l’autre, un saint confesseur qui se mortifie avec la discipline ; le Martyre de sainte Catherine : on voit encore derrière la sainte le bourreau qui va la décapiter ; Sainte Madeleine transportée au ciel par les anges. Arrivent ensuite d’autres sujets de piété ; la Sainte Trinité ; saint Grégoire voyant Jésus-Christ pendant la messe ; le Jugement universel, dont on a des épreuves sans le chiffre de Durer ; la Décollation de saint Jean-Baptiste : à gauche est Hérodiade, l’infâme et jolie prostituée, qui reçoit la tête dans un plat. Comme pendant à cette gravure, l’artiste a fait encore Hérodiade recevant la tête de saint Jean des mains de sa servante.

Les sujets profanes ne manquent pas non plus : un Hercule assommant un homme armé de toutes pièces ; un Bain dans lequel on voit six hommes, un de ces hommes vide une coupe ; une grande pièce de trots planches appelée la Colonne ; la Philosophie assise sur un trône ; la mort présentant son sablier à un soldat qui est debout ; un Maître d’école ; le Jugement de Päris, avec le même vieillard qui tient la pomme d’or ; un Homme et une Femme qui s’embrassent au pied d’un arbre ; dessin d’un rhinocéros apporté de l’Inde à Lisbonne en 1515, donné par roi Emmanuel à l’empereur Maximilien Ier ; un Siège de ville ; un grand nombre d’armoiries : les armoiries impériales ; les armes de la famille de Béhem ; les armes de lui-même, Albert Durer : deux nègres supportent une banderole dans laquelle flotte son chiffre, son vrai titre de noblesse.

Voici, au reste, à quelle occasion notre cher Albert eut des armes ; car je conçois bien que cela vous étonne de voir des armoiries au fils d’un orfèvre, au petit-fils du nourrisseur de bestiaux, cela vous étonne quelque peu. En effet, des armoiries à notre artiste, à quoi bon ? Or voici comment cela tomba sur son nom. La chose est trop favorable à l’empereur Maximilien pour que je consente à ne pas la raconter.

Un jour que Durer dessinait quelques figures sur la muraille du palais de l’empereur Maximilien, l’Empereur ordonna à l’un de ses gentilshommes de tenir l’échelle sur laquelle se tenait le grand peintre et qui vacillait quelque peu. À cet ordre le gentilhomme hésite, et, se retirant en arrière, il fit signe à l’un de ses domestiques de tenir l’échelle, ce que voyant l’Empereur, il tint l’échelle lui-même ; puis, quand Albert Durer en fut descendu, il le fit gentilhomme, je ne sais quoi, peut-être baron ; il lui donna des armoiries, trois écussons d’argent, dans un quartier bleu, ma foi ! ajoutant, et ceci valait tout le reste, qu’il pouvait faire autant de gentilshommes qu’il voudrait, mais que, dans tout son pouvoir, il ne ferait jamais un peintre comme Albert Durer ; vérité médiocre aujourd’hui, mais proposition très-hardie dans ce temps-là, et qui eût étonné tout le monde, excepté Luther.

Outre ces innocentes armoiries Albert Durer a encore dessiné les armoiries de la famille de Kresen, de Kreseinstein et Krastshaf, les armoiries de la ville de Nuremberg : trois écus soutenus par trois génies ailés ; les armoiries de Haler Saumer, prévôt des marchands, de Schewl et Gender, de Jean Stal, de Laurent Staïbe, plusieurs armoiries sans nom, et une foule d’autres gravures sur bois qui lui sont attribuées.

Mais le chef-d’œuvre de la gravure sur bois, peut-être le chef-d’œuvre d’Albert Durer, c’est l’Arc de triomphe de l’empereur Ier. Cet ouvrage immense se compose de quatre-vingt-douze planches de différentes dimensions qui, jointes ensemble, forment un tableau immense de dix pieds et demi de hauteur sur neuf pieds de largeur. Cet ouvrage a été entièrement gravé d’après les dessins d’Albert Durer ; il est très-rare ; il a eu plusieurs éditions ; on n’en connaît qu’un seul exemplaire de la première édition qui soit complet.

Vous croyez que c’est là tout ? Oh ! que non pas ! S’il était graveur habile, c’était encore un très-grand peintre, le maître, le restaurateur, le père et le roi de la peinture en Allemagne : ses tableaux étaient aussi vrais que ses dessins, sa pensée était aussi ingénieuse que sa couleur était brillante ; il a peint un grand nombre de tableaux qui sont d’un fini précieux. On lui reproche de la raideur et de la sécheresse dans les contours, l’ignorance du costume et celle de la perspective ; il avait étudié avec soin l’architecture civile et militaire, dont il a laissé des traités.

Vous croyez que c’est là tout encore ? Oh que non pas ! Cet homme-là, ce pauvre artiste allemand, ce simple graveur qui improvisai pour vivre tant de choses délicates et charmantes, ce haut baron fait au bas d’une échelle de peintre, et qui dut ses armoiries, comme Molière, à l’insolence d’un gentilhomme, a vécu pourtant, tel que vous le voyez, calme et bon homme avec les agitateurs, les réformateurs, les duellistes religieux et phitosophiques les plus emportés de ce 16e siècle qui changea la face du monde. Je n’ai pas encore parlé des portraits d’Albert Durer, et cependant c’est là une singulière aventure dans la vie de cet homme de s’être trouvé face à face avec tous les pouvoirs de son temps, les pouvoirs les plus opposés et les plus divers, de les avoir tenus immobiles sous son regard ces hommes turbulents dont la parole était une torche brûlante, de les avoir tenus là, sous son regard, silencieux, soumis, obéissants, ces hommes qui ont parlé si haut dans le monde, qui se sont révoltés si fort, qui ont attaqué les premiers et sapé l’autorité dans le monde. Cela est étrange, n’est-ce pas ? qu’ils soient tous venus demander un peu de son immortalité à notre artiste, eux, ces terribles immortels ! Parlons donc des portraits d’Albert Durer.

Il en a fait d’abord d’assez insignifiants, des portraits d’hommes puissants qui n’étaient que puissants, et qui ont passé vite comme toutes les puissances : Albert, électeur de Mayence, avec ses armoiries surmontées d’un chapeau de cardinal ; Bilibad Pirkheimer, sénateur de Nuremberg ; l’empereur : l’empereur Maximilien, sous la vieille formule de la Rome impériale : Imperator Cæsar divus Augustus ; Jean, baron de Schwarzemberg, entouré de seize écussons d’armes ; et enfin son propre portrait, à lui, Albert Durer, entouré de son écusson auquel il tenait apparemment ce jour-là.

Mais les deux portraits qui ont dû compter dans sa vie et l’étonner grandement, lui, cet homme si croyant, c’est d’abord le portrait d’Érasme ; Érasme, cet anachronisme tout voltairien, jeté par mégarde, mais non pas perdu, dans le 16e siècle, sceptique autant que Voltaire, grammairien, philosophe, homme d’esprit, cachant son doute, ou bien le montrant avec de grandes précautions ; Érasme, qui fut le cousin de Rabelais et l’aïeul de Fontenelle, que voulez-vous ? Vous avez vu cette figure fine et malicieuse, et sensée comme tout ce qui est malicieux à coup sûr. Que dut penser Albert Durer voyant tout cela ? quel tremblement inouï dut le prendre à l’aspect de cette puissance qui n’avait pas d’écusson, pas d’armoiries, pas de titres, et rien que ce nom-là, Erasmus Roterdamus ! Ce qui vous donnera une Idée de la prévoyance du savant docteur Érasme, c’est qu’il se fit peindre en même temps par Holbein et par Albert Durer. Le vœu d’Alexandre pour Apelle est plus vulgaire qu’on ne pense ; c’est un sentiment qui existe au fond de tous les hommes qui croient à l’avenir : ne pas laisser une seule image de leur personne, ou la laisser grande et vraie, protégée, embellie, recommandée par le génie. Vanité, ou plutôt noble orgueil, bien pardonnable cette fois.

L’autre image tient encore de plus près à l’histoire de cette époque que l’image même du docteur Érasme. Cette autre image c’est celle de Philippe Mélanchton, le disciple bien-aimé de Luther. C’était le moment où la réforme soulevait le monde ; la réforme, le plus grand événement du monde depuis la venue du Christ ; Luther, un plus grand fait que Voltaire ou Mahomet ! Comme on devait parler de cela en Allemagne ! comme on devait prêter l’oreille à ces bruits, avant-coureurs d’une véritable révolution en Allemagne ! Tous les réformateurs étaient partis de l’Allemagne, comme ils font encore aujourd’hui. Surtout cela épouvantait, cela occupait beaucoup Albert Durer. Ils parlaient souvent de la réforme, lui et l’ami de son cœur, Bilibad Pirkheimer, esprit avancé et ardent qui se prenait d’une passion singulière pour cette nouveauté ¡ si étrange, la non infaillibilité du pape ! la non toute-puissance de Rome ! Ils parlaient donc tout bas, le soir, Bilibad et lui, du moine Luther ; ils lisaient tout bas, ils commentaient l’un et l’autre les prédications et les livres de cet homme qui, suivant l’expression de l’Écriture, brûlait les âmes comme des torches ardentes jetées sur des gerbes de blé ; et c’était là un grand drame pour ces deux hommes, un drame dans lequel ils jouaient un grand rôle aussi. Longtemps ils prirent parti pour et contre ; longtemps ils discutèrent la doctrine nouvelle, se croyant jusque-là de zélés catholiques, et ne voyant pas que s’abandonner à l’examen c’était déjà appartenir à Luther. Aussi ce qui devait arriver arriva Bilibad Pirkheimer, homme sincère, même avec lui-même, trouva à la fin qu’il était convaincu ; il entra un des premiers dans ce schisme qui devait être si tôt la religion nationale des Allemands. Pour Albert Durer, il lui arriva ce qui devait lui arriver : il fit comme tant d’autres bons esprits, et, voyant quelques-uns s’arranger un christianisme à leur taille, il obéit à sa nature en rassemblant à son usage tout ce qu’il y avait de poésie dans la réforme, restant pour tout le reste catholique et dévoué au saint-père ; et c’était déjà beaucoup pout le Vatican, qui était dépassé.

Figurez-vous donc quel dut être l’étonnement d’Albert Durer quand il se trouva, le crayon à la main, en présence de Philippe Mélanchton, l’ami, le conûdent, le disciple incarné de ce terrible Luther ! Mélanchton, qui sert de voile à Luther comme saint Jean à Jésus-Christ, qui en est comme lui le reflet gracieux et mélancolique, la partie matérielle et saisissable, qui fait par instinct ce que le maître fait par inspiration, par humanité ce que l’autre tait par ambition, calmant son maître quand son maître est en colère, relevant ceux qu’il écrase, encourageant ceux qu’il désespère ; Mélanchton, le plus grand bonheur de Luther, après la corruption de Rome cependant et l’insolence monacale. Durer vit donc Mélanchton face à face ; et, le voyant si doux et si beau, et le visage si empreint de cette fatalité inexplicable qui révèle toutes tes grandes âmes, Albert Durer devait se demander ai c’était bien là en effet l’ami de Luther, l’écho de Luther, son envoyé dans le monde, ses douze apôtres à lui tout seul, l’homme sur le sein duquel se reposait Luther. Que de chrétiens n’ont cru à Jésus-Christ qu’après avoir adoré la Vierge ! que de réformés n’ont cru à Luther et brisé les images qu’après avoir élevé dans leur cœur une statue à Mélanchton !

Albert Durer a donc fait aussi le portrait de Mélanchton, de Philippe Mélanchton. Quant au portrait de Luther, de Martin Luther, cela aurait fait encore une belle et bonne étude : quel front il devait avoir ce méchant moine qui a brisé le moyen âge, brisé la féodalité, brisé tous les pouvoirs de la terre, brisé le Vatican ; qui a coupé en deux le christianisme, cette croyance dont l’unité était la force ; qui a foulé aux pieds la tiare du pontife, la robe rouge des cardinaux, et la robe brune et non moins superbe des moines ; qui, depuis qu’il parut dans le monde, n’a pu être vaincu ni par le Pape, ni par l’Empereur, ni par le duc d’Albe, ni par Charles IX, ni par Bossuet, ni par Pascal météore lumineux qui tonne en tombant, devant lequel Charles-Quint pâlit, François Ier espère, et qui sert de consolation et de protection à Henri VIII dans ses nombreux mariages ! Martin Luther, le moine qui a fait tomber sans le savoir la tête d’Anne de Boleyn, et qui apportait la sienne à tous les conciles sans la courber ! Rien ne saurait se comparer à cette force. Albert Durer aurait été bien embarrassé, j’imagine, de reproduire tout cela avec son crayon si facile et si pur.

Mais ce moine sublime se contenta de confier au crayon d’Albert la tête chérie de Philippe Mélanchton ; il garda la sienne pour lui-même à lui seul il se reconnut le droit de se peindre. Nous avons encore le portrait de Martin Luther peint par lui-même, Martin Luther, couleur de bière, et dans un cabaret à bière sans doute, au moment où il venait d’écrire une de ses homélies, qui faisaient trembler le vicaire de Rome au milieu de sa cour.

Ceci n’est pas de notre sujet tout à fait : toutefois ceci peut servir à nous expliquer comment les meilleurs esprits de l’Allemagne adoptèrent avec tant d’ardeur les principes de la réforme. Le moyen en effet de n’être pas luthérien quelque peu le jour où l’on a fait et gravé le portrait de Philippe Mélanchton ?

Revenons à la biographie pure et simple d’Albert Durer. Nous allons de nouveau le laisser parler lui-même ; et ce sera tant mieux pour vous et tant mieux aussi pour moi.

En 1506 Albert Durer entreprit un voyage d’artiste à Venise. Il était seul, il était loin de sa femme ; et l’on voit dans ses lettres combien, si cette femme l’eût laissé faire, il eût été facilement un homme heureux, et comment son âme savait s’épanouir joyeusement hors des chagrins domestiques et sous la salutaire influence d’un beau ciel.

« Plût à Dieu, écrit-il à son ami Pirkheimer, plût à Dieu, mon frère, qu’il me fût donné de vous rendre un jour services pour services, comme je vous rends amitié pour amitié car je reconnais que vous avez beaucoup fait pour moi, et je m’en souviens bien souvent au fond du cœur. Aussitôt que le bon Dieu voudra me ramener chez moi je vous rendrai bien fidèlement et très-exactement le bon argent que vous m’avez prêté, car je suis chargé de peindre un tableau pour les Allemands, pour lequel je dois toucher cent dix florins, monnaie du Rhin, et qui ne me coûtera que cinq florins de dépense. Il me faut huit jours pour la toile, et quand tout sera prêt j’espère, Dieu aidant, placer ce tableau sur l’autel un mois après Pâques. Alors, Dieu aidant, j’aurai cent florins à vous donner, mon ami, et cinq à ma mère et à ma femme.

« Venise, le jour des Rois de l’an 1506. »


Sur ce tableau, payé cent dix florins, Durer avait représenté un Saint Barthélemi pour la confrérie des marchands allemands résidant à Venise. Il était placé sur le maître-autel de la petite église qui avoisine la maison Germaine à Venise ; et plus tard, quand l’empereur Rodolphe en voulut faire l’acquisition, il fut obligé de le payer à l’église sept à huit fois ce qu’il avait coûté. Par les ordres de l’Empereur le tableau fut transporté, à dos de soldats, de Venise à Prague, pour éviter tous les accidents qui pouvaient arriver au Saint Barthélemi par un autre moyen de transport.

Dans une autre lettre, adressée encore a son ami, Albert se livre assez gaiement à son esprit observateur ; le caractère italien n’a jamais été mieux observé ni mieux décrit ; et j’imagine que depuis il a peu changé.

« Plût à Dieu que vous fussiez ici, Bilibab ! C’est qu’il y a des hommes charmants parmi les Italiens ; ils sont venus à moi tout de suite, et chaque jour ils s’attachent à moi de plus en plus ; et cela me fait grand bien au cœur. Ce sont des hommes bien élevés, élégants, savants, grands joueurs de luth, pleins de dignité, d’esprit, très-affables et très-bons pour moi. Toutefois il faut dire que, s’il y a tant d’hommes excellents en Italie, il n’y manque pas non plus de fripons, d’infidèles, de méchants et de menteurs, qui n’ont pas leurs pareils sous le ciel. À les voir, on les prendrait pour les plus aimables gens du monde : ils rient de tout, même de leur mauvaise renommée. Vous pensez bien que j’ai été averti à temps par mes amis de bien prendre garde à ne jamais ici boire ni manger avec ces gens-là, ni avec les peintres leurs amis. Dans ces peintres il y en a qui se sont mis à me déchirer ouvertement, et qui copient effrontément mes ouvrages dans les églises et dans les palais tout en criant que je ruine l’art en m’éloignant du genre antique ; ce qui n’a pas empêché Jean Bellinus (Jean Belin, maître du Titien) de m’accorder beaucoup d’éloges dans une nombreuse compagnie de gentilshommes ; bien plus, il a voulu avoir quelque chose de moi, et il est venu me voir lui-même, et me demander un dessin lui-même, ajoutant qu’il était jaloux de le bien payer. C’est un homme aimé, respecté, admiré de tous ; on ne s’entretient que de sa bonté, de son génie ; quoique bien vieux, c’est encore un maître qui a peu d’égaux.

Venise, à neuf heures du soir, le samedi après la Chandeleur, l’an 1506.

De Venise Albert poussa jusqu’à Bologne, « pour étudier la perspective, dit-il ; et de Bologne je reviendrai à Venise en huit ou dix jours ; puis, de Venise, il faudra bien revenir chez moi et dire adieu à ce soleil !

« Et à cette bonne terre adieu aussi !… Ici je suis un seigneur, un parasite chez moi ! »

Les peintres de Bologne accueillirent Albert Durer avec autant d’empressement que les artistes de Venise ; mais enfin il fallut revenir à Nuremberg. Il y revint dans l’automne de la même année ; et là, près de sa femme, docile au joug domestique, il y reprit sa vie active et occupée. C’est à Nuremberg, et avec la mémoire du cœur, qu’Albert Durer fit le portrait de Raphaël car c’était un homme qui avait vu Raphaël ; et il lui envoya ce portrait avec une lettre qui s’est perdue. Raphaël était à Rome quand la lettre et le portrait lui parvinrent, et il y répondit dignement, en homme de génie, par une lettre et par un portrait. Raphaël, Mélanchton, Érasme, le 16e siècle, ce sont là de grands noms et de grands faits à propos d’un simple graveur sur cuivre et sur bois !

Ici s’arrête la partie la plus heureuse de la vie de notre Albert. Une fois qu’il eut quitté l’Italie et ce soleil, il ne fit plus qu’un voyage d’artiste ; encore était-ce un voyage en Hollande, sous un pâle soleil et ajoutez à cela que cette fois il était accompagné de sa femme ; et puis la Hollande, dans ce temps-là comme aujourd’hui ce n’était pas l’Italie. Si l’on y rencontrait moins de fripons et de menteurs, il y avait aussi beaucoup moins de seigneurs élégants, spirituels et généreux. Toutefois, là encore il fut reçu avec les égards du caractère hollandais. Au reste, voici comment il raconte son voyage dans les Pays-Bas :

« Moi, le pauvre Albert Durer, je suis parti de Nuremberg, à mes frais et dépens, pour me rendre dans les Pays-Bas avec ma femme. Nous avons passé la nuit dans un village de Bavière, où nous avons dépensé trois pièces d’argent (drey-balzen) moins six deniers.

« De là nous allâmes à Anvers, où nous descendîmes à l’auberge de Job PIankfetd et, le soir même de notre arrivée, le digne Ailozen Bernard Stechen nous invita à souper. Le souper était, ma foi, très-bon. Ma femme n’y vint pas.

« Je comptai au voiturier trois florins d’or.

« Le dimanche suivant était le jour de Saint Osputhe. La corporation des peintres m’invita à un grand gala avec ma femme et ma fille : vaisselle d’argent, service en cristal, chère excellente, rien n’y manquait. Toutes leurs femmes étaient vêtues en habits de fête ; et, lorsqu’on me conduisit à ma place, le peuple se pressait des deux côtés de la table comme pour voir M. Célébrité, Il y avait bien des gens de qualité, des princes et des ducs, qui me reçurent avec la meilleure grâce, m’offrirent leurs services et leur protection pour tout ce qui pourrait m’être utile. Comme j’étais assis, le majordome de MM. d’Antorff s’avança vers moi accompagné de deux valets, et m’offrit, de la part de MM. d’Antorff, quatre pintes de vin que ces nobles personnages me priaient de boire tout de suite, et d’accepter comme un signe de haute considération. Je me soumis à cette loyale invitation, et je protestai de mon dévouement à cette illustre famille. Ensuite vint à moi maître Pierre, charpentier de la ville, qui me présenta deux pintes de vin, toujours avec l’offre de ses services. Après avoir passé joyeusement la plus grande partie de la nuit à boire et à chanter tous les convives se levèrent, et m’accompagnèrent avec des torches jusque chez moi comme un vrai consul romain. Je les congédiai à ma porte, après quoi je me couchai ; et je dormir jusqu’au lendemain d’un bon somme. J’ai été ensuite dans la maison de maître Quintine. M. Fischer m’a acheté, pour le compte de MM. d’Antorff, seize images de la Passion pour quatre florins, six autres du même sujet, mais plus petit format, pour trois florins ; plus vingt autres demi-feuilles de toute espèce, le tout pêle-mêle, pour un florin. — Item : j’ai vendu à mon hôte une petite image de la Vierge, peinte sur une mauvaise toile, pour deux florins du Rhin.

« Le dimanche après la Saint-Barthéîemi, j’ai été conduit par MM. d’Antorff et Romains à Malines. Le maître Ronsad et un peintre dont j’ai oublié le nom m’ont invité à souper. Ce maître Ronsad est le fameux sculpteur qui est au Service de Mme Marguerite, fille de Maximilien. En sortant de Malines nous traversâmes une petite ville dont le nom m’échappe, et nous arrivâmes le lundi à Bruxelles, vers midi. — J’ai vu à Bruxelles, chez le conseiller, quatre belles peintures d« grand maître Rudiger. J’ai vu aussi les deux cadeaux apportés du Mexique au Roi : c’est un soleil d’or large d’une toise, d’une part, et de l’autre une lune d’argent égale en grosseur au soleil, et, par-dessus le marché, toutes sortes de vaisselles, de harnais, d’ameublements étranges, de plats d’or et de vermeil si splendides qu’on en trouverait difficilement de semblables. Tout cela est si précieux qu’on l’estime cent mille livres d’or. Je n’ai jamais rien vu de ma vie qui m’ait tant réjoui que cela ; car j’ai admiré ces choses d’or si finement ouvragées, et je me suis étonné de l’habileté et du génie subtil des hommes des pays éloignés. Mme Marguerite m’a fait dire que j’avais en elle une protectrice auprès du roi Charles ; elle s’est montrée toute dévouée à moi. Je lui ai envoyé une belle épreuve de ma gravure de la Passion. Lorsque je suis allé à la chapelle de la maison de Nassau j’ai vu l’admirable portrait qu’a fait le grand maître Hugo. Le maître Bernhardt, le peintre, m’a invité à dîner. Le repas était si magnifique que je ne pense pas que Bernhardt en ait été quitte pour dix pièces d’or. À ce repas assistaient plusieurs notables que Bernhardt avait invités pour me tenir compagnie, entre autres le trésorier de Mme Marguerite, dont j’ai fait le portrait, le chambellan du Roi, appelé Meteni, le trésorier de la ville, M. de Palsadis, auquel j’ai envoyé une épreuve de la Passion gravée sur cuivre, et qui, en échange, m’a fait remettre une escabelle noire, de goût espagnol, qui vaut bien trois pièces d’or. J’ai envoyé aussi une épreuve de la Passion à Érasme de Roterdam, secrétaire de Bonisius. Ensuite j’ai fait le portrait au charbon de maître Bernhardt, peintre de Mme Marguerite, et j’ai fait encore une fois celui d’Érasme de Roterdam. Mais six personnes dont j’ai fini les portraits à Bruxelles ne m’ont rien donné. Je suis allé ensuite à Aix-la-Chapelle : j’y ai vu le couronnement de l’empereur Charles-Quint. Le vendredi je sortis d’Aix pour aller à Louvain ; le samedi j’étais à Cologne, où j’achetai pour cinq deniers d’argent un traité du docteur Luther, et je donnai un denier pour le livre intitulé : La Condamnation du saint homme Luther. À Bruxelles, Aix et Cologne, j’avais ma libre entrée chez les seigneurs envoyés de Nuremberg, Léonard Groland, Hans Ebner et Nicolas Haller. À Cologne je vis, le dimanche, les fêtes et les réjouissances, et j’assistai au banquet qui fut donné en l’honneur du couronnement (dans la suite Albert Durer fit une gravure de cet événement). Le lundi je reçus des mains de l’Empereur le diplôme de peintre de la cour. »

Ce sont là de très-neufs et très-intéressants détails ; nous passons quelques autres lettres d’un moindre intérêt. Albert Durer continue son récit en ces termes :

« Le samedi après Pâques, nous partîmes pour Bruges avec Hans Lixben d’Ulm et San-PIos, fameux peintre né dans cette ville. Je vis dans la maison de l’Empereur la chapelle peinte par Rudiger et les tableaux d’un ancien maître, vraisemblablement Zemling. Chez Jacob je vis encore des tableaux de haut prix de Rudiger, de Hugo et d’autres grands maîtres je vis la Statue de la Vierge en albâtre que Michel-Ange a faite, ainsi que les tableaux de Jean (Van Eick) et d’autres peintres. On me donna encore un superbe banquet. Les conseillers de la ville, Jacob et Pierre Mostans, me firent passer douze pintes de vin, et la compagnie, qui se composait de soixante personnes, m’accompagna chez moi après le repas. De là j’allai à Gand. Le doyen des peintres et les notables me reçurent avec enthousiasme et me firent souper avec eux. Le mercredi, de bonne heure, ils me conduisirent tous à la haute tour de Saint-Jean. J’y vis le fameux tableau de Jean Van Eick, si beau, si merveilleusement beau que cela n’a pas de prix ; surtout la Vierge Marie et le Père Éternel sont d’une expression admirable. Les peintres et leur doyen ne m’ont pas quitté un instant ; pendant tout mon séjour dans cette ville ils ont voulu que je vinsse déjeuner et souper chez eux. Enfin le mardi, de bonne heure, je partis pour retourner à Anvers. Après y avoir passé quelque temps je retournai avec les miens à Malines, auprès de Mme Marguerite ; je suis descendu à l’auberge de la Tête d’or, chez maître Henri. Les peintres de la ville m’ont traité dans mon auberge même, et m’ont reçu avec joie dans leur corporation.

« J’allai chez Mme Marguerite : je lui montrai le portrait que j’avais fait de l’Empereur, et que je voulais lui donner en présent ; mais elle ne voulut jamais l’accepter. Le vendredi suivant elle me fit voir toutes les bettes choses de sa collection : je remarquai, entre autres, quarante petits tableaux peints à l’huile ; je n’ai rien vu encore de si beau dans ce genre. Je vis aussi une magnifique bibliothèque. »

Vous voyez qu’en Hollande c’était le peuple surtout qui encourageait les artistes ; le peuple était le vrai roi. Un des plus grands privilèges de la puissance, après le droit de faire grâce, c’est l’encouragement des beaux-arts. Vous ne sauriez croire combien le refus de Mme Marguerite lui fait tort dans mon esprit. Mais ici commence l’histoire des tribulations et des mésaventures de lui, le pauvre Albert Durer !

Voici comment il termine le récit de ce voyage dans les Pays-Bas :

« Dans tout ce que j’ai fait dans les Pays-Bas je n’ai éprouvé que des pertes : les nobles comme les bourgeois, personne ne m’a payé, pas plus Mme Marguerite que les autres pour tous les présents que je lui ai faits, pour toutes les esquisses que je lui ai envoyées, elle ne m’a rien donné. Lorsque j’allais partir je reçus tout à coup une lettre du roi de Danemarck, Christian II, qui m’enjoignait de me rendre auprès de lui en toute hâte pour faire son portrait et celui des seigneurs de sa cour, et qui m’annonçait que j’y serais très-bien traité et que je mangerais à la table du Roi. Le lendemain de la fête de l’Annonciation je montai sur un vaisseau de l’État, et je me rendis à Bruxelles, auprès du roi de Danemarck, auquel je donnai ce que je puis appeler mes chefs-d’œuvre de gravure. Ce fut pour moi un spectacle très-curieux de voir l’étonnement avec lequel le peuple de Bruxelles regardait passer Christian ; c’était un bel homme ! J’ai vu aussi comment l’Empereur avait été au-devant de lui et l’avait reçu avec magnificence. J’ai encore assisté au splendide banquet que l’empereur Charles et Mme Marguerite lui ont donné le lendemain, le dimanche d’avant Sainte-Marguerite. Le roi de Danemarck donna un banquet superbe à son tour ; l’Empereur, Mme Marguerite y étaient invités ; je fus, moi aussi, du nombre des convives, et je m’assis à la table des rois. J’ai fait, à l’huile, le portrait de Christian ; il m’a fait remettre trente pièces d’or.

« Le vendredi je partis de bonne heure de Bruxelles. »

Il faut pourtant s’arrêter. Nous ne sommes plus au temps où tous ces admirables petits détails de la vie d’artiste avaient tout leur charme. Nous vivons trop vite aujourd’hui pour nous étendre sur les récits du foyer domestique, et c’est à peine si nous les comprenons. Cependant je ne crois pas que vous soyez restés tout à fait indifférents à cette biographie ainsi racontée par le héros lui-même avec autant de naïveté et autant de vérité que Jean-Jacques Rousseau écrivait la sienne. Albert Durer a ainsi vécu toujours, peintre, dessinateur, graveur sur cuivre, graveur sur bois, quoiqu’il soit impossible qu’il ait fait lui-même toutes ses gravures sur bois ; écrivain quelquefois, car il a laissé plusieurs ouvrages sur les fortifications des villes et châteaux, sur la peinture et le portrait, et autres livres qui ont eu l’honneur d’être traduits en latin et en italien. Ami dévoué, mari soumis, homme modeste et cependant heureux de tous les hommages qui l’entouraient ; aussi juste envers son génie que pour le génie des autres, tel a été Albert Durer. Encore une fois, il est malheureux que cette belle existence, si remplie de pauvreté honorable, de glorieux travaux et d’ovations de tout genre, ait été troublée par une mauvaise femme. Albert Durer était souvent forcé d’abandonner sa maison par le caractère insupportable et acariâtre de sa douce moitié, qui ne s’adoucissait un peu qu’à force de cadeaux de toute espèce. Cela arrivait aussi à la femme de Jean-Jacques ; Molière était encore plus malheureux en ménage que ne le fut Albert Durer ou Rousseau. Faut-il tout dire ? Albert était souvent frappé par sa chère compagne. Un jour, surtout, qu’en revenant du marché on lui avait volé sa bourse, elle rentra si hors d’elle-même qu’elle se porta aux plus grandes violences ; le pauvre Albert en mourut de chagrin. Cependant, avant de mourir, il eut encore une étincelle de joie : ce fut lorsqu’en 1536 Mélanchton, triomphant, revint pour la troisième fois visiter Nuremberg pour inaugurer le collège de Saint-Agio, comme eût fait un cardinal romain quinze ans auparavant. Albert Durer pleura tant qu’il voulut dans les bras de Philippe Mélanchton. Deux ans après, en 1528, le 6 avril, dans la semaine sainte, Albert Durer mourut à l’âge de cinquante-sept ans, pleuré par ses amis, et peut-être par sa femme ; que sait-on ? Un tombeau modeste et une élégante inscription latine, dans la cour de l’église de Saint-Jean, désignent encore la place où il fut inhumé.