Les chasseurs de noix/37

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Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 252-257).

XXXVII

À LA RECHERCHE DU JEUNE GUERRIER BLANC

En entrant dans sa cabane, au retour des funérailles de son père, Ohquouéouée s’était laissée tomber sur une natte et, épuisée par les fatigues et les émotions qu’elle venait de traverser, elle s’était endormie. Elle dormit longtemps. Quand elle s’éveilla, la nuit était finie et le soleil était déjà haut.

Sortant à la porte de sa cabane, la jeune fille aperçut, déposé là par les femmes du village qui savaient qu’elle aurait besoin de nourriture, des grains moulus, du poisson et du gibier cuit. Machinalement, elle mangea ; l’estomac d’une jeune personne ne perd jamais ses droits, puis, de nouveau, elle se réfugia à l’intérieur de la cabane, où elle retomba dans une espèce de somnolence.

Elle vécut ainsi presqu’une semaine, ne sortant qu’une ou deux fois par jour et, le reste du temps, dormant ou songeant. L’état d’épuisement dans lequel elle se trouvait, à la suite de sa longue randonnée à travers la forêt, la maintenait dans une sorte de torpeur physique et morale qui la prédisposait au sommeil. Elle dormait de douze à quinze heures par jour.

D’un autre côté, le malheur qui l’avait frappée à son arrivée dans son village, alors qu’elle se faisait une joie de retrouver son père qui, elle n’en avait pas le moindre doute, devait l’avoir cherchée et pleurée constamment depuis près d’un an qu’elle était partie et qu’elle ne retrouvait que juste à temps pour le voir mourir, l’avait atteinte dans ses fibres les plus intimes, au point que, depuis son retour dans son village, l’on n’eut pu dire qu’elle était tout à fait consciente de son existence. Quand elle dormait, son sommeil était peuplé de rêves et, une fois éveillée, ces songes se continuaient, sans qu’elle eût pu dire lesquels elle avait eus dans son sommeil, lesquels elle avait eus éveillée. Ces songes et ces rêveries se confondaient dans l’esprit, de la jeune Indienne au point de devenir presque des réalités.

D’abord confus et embrouillés, ces rêves revêtirent bientôt des formes plus précises. Ce fut d’abord son père qu’elle vit désolé de l’avoir perdue, la cherchant partout et la demandant à tous les échos, la retrouvant pour la perdre aussitôt et se désoler encore. Puis, plus tard, une autre figure vint se joindre à celle de son père et même, quelques fois, en prendre la place. Plus tard encore, cette figure, d’abord indécise, se précisa et devint la figure dominante de tous les rêves d’Ohquouéouée. Alors elle la reconnut. C’était celle d’un jeune guerrier blanc qui, dans l’imagination de la jeune fille, prenait plutôt la forme et l’aspect d’un demi-dieu que d’un être humain, et dont le souvenir faisait battre son cœur comme elle ne l’avait jamais senti battre auparavant.

À chaque instant, elle croyait sentir sur son épaule la main du jeune Blanc la repoussant et l’envoyant rouler sur la berge de la rivière, comme le matin où Roger l’avait surprise en train de lui dérober son canot. Et ce seul souvenir lui faisait éprouver une sensation de plaisir ineffable.

Ou bien, elle voyait l’objet de son rêve, disons-le, de son amour, assis à l’avant du canot, droit et d’apparence hardie, maniant l’aviron avec une force et une adresse qui faisaient que, à chaque fois qu’il plongeait cet outil dans l’eau, on sentait le canot bondir comme un coursier que l’on éperonne. Ou bien encore, elle le revoyait nageant dans la rivière et fendant l’onde comme s’il eut été dans son élément.

Mais là où le cœur de l’Indienne se sentait submergé dans un flot d’amour et de désir de revoir le jeune Canadien, c’était quand ses rêves le lui montraient immobile au milieu des arbres, la tête inclinée sur sa poitrine, ou assis au bord de la rivière, songeant et semblant regretter son départ.

À la fin, quand, reposée de ses fatigues et réconfortée par la nourriture que les autres femmes du village lui apportaient tous les jours, avec une discrétion que l’on trouverait difficilement dans une société soi-disant civilisée, son corps eut repris sa vigueur juvénile, ses songes se changèrent en froides réflexions. Alors elle vit clair en elle-même : elle comprit qu’elle ne pourrait vivre séparée de celui que, elle en avait l’intime conviction maintenant, elle ne pourrait jamais oublier.

Si son père eût vécu, Ohquouéouée fut probablement restée près de lui ; car son esprit, occupé de ses devoirs filiaux, eut été moins pris par le souvenir du jeune Canadien. Mais son père était mort et elle était seule au monde !… Quant à remplacer le vieux chef à la tête de la tribu et commander aux guerriers les plus braves de toute la nation iroquoise, elle n’y songea pas un seul instant ; y eut-elle songé qu’elle eût préféré cent fois devenir l’esclave du jeune guerrier blanc. Et puis, qui sait ?… Roger avait abandonné les siens et avait déjà passé tout un hiver chez les Algonquins !… Il consentirait peut-être à venir habiter avec elle chez les Iroquois ?… L’Indienne sentait que si cela arrivait, elle serait au comble du bonheur ; et elle était bien certaine que sa tribu ne pourrait jamais se trouver un chef comparable à celui que, dans ce cas, elle lui aurait choisi.

« Mais advienne que pourra !… Elle ne pouvait continuer à vivre séparée du jeune guerrier blanc !… Elle sentait son cœur se remplir d’un impérieux désir de le voir, de jouir de sa présence !… Il fallait absolument qu’elle le cherche, qu’elle le trouve !… »

Ohquouéouée réfléchit encore le reste de cette journée et, le soir venu, sa résolution fut prise. Elle attendit que tout le monde fut endormi dans le village, puis, sortant sans bruit de sa cabane, elle s’enfonça dans la forêt.

Elle marcha toute la nuit, puis tout le jour suivant et, la nuit venue, elle dormit sur le bord de l’Hudson.

Quand elle avait fait à Roger le récit de sa captivité chez les Algonquins, il y avait une chose qu’Ohquouéouée ne lui avait pas dite : un missionnaire avait passé l’hiver dans la bourgade où elle était retenue, et il lui avait enseigné un peu de français ; assez pour qu’elle ait compris presque tout ce que Le Suisse et Roger s’étaient dit en sa présence. Elle savait où ils étaient allés et quelle direction il lui fallait prendre pour les retrouver.

Elle décida donc, au lieu de suivre la rive occidentale du lac Champlain comme elle l’avait fait en venant, de suivre, en retournant, la rive opposée.

Après avoir traversé la rivière Hudson, elle s’engagea dans la forêt de chênes qui couvrait le pied des montagnes dont ce pays est parsemé et, contournant les marais qui s’étendaient alors au pied de ces montagnes, elle arriva, quelques jours plus tard, en vue du lac Champlain qu’elle longea jusqu’à ce qu’elle se crut arrivée à son extrémité septentrionale.

Son plan était des plus simples : elle ne doutait pas qu’en laissant cette extrémité du lac sur sa gauche et en se dirigeant constamment vers le soleil levant, jusqu’à ce qu’elle rencontrât une rivière coulant soit vers le nord, soit vers l’est ou entre les deux, elle n’aurait qu’à descendre le cours de cette rivière pour arriver à celle que Le Suisse et Roger s’apprêtaient à remonter quand elle les avait quittés.

Elle savait que les deux Français étaient le long d’une des petites rivières qui se jettent dans le Saint-François quelque part près de sa source. Elle n’avait pas l’intention de les chercher, ni même de chercher la rivière le long de laquelle ils étaient, mais elle se proposait de les attendre le long du Saint-François, et de les prendre au passage quand ils redescendraient, la saison finie ; elle savait aussi qu’ils reviendraient avant les glaces.

Elle longea donc la rive orientale du lac Champlain jusqu’à ce qu’elle se crut arrivée à son extrémité nord, puis elle s’enfonça résolument dans la forêt, en se dirigeant vers l’est. Elle marcha bien des jours, escaladant des collines, traversant des vallées, longeant des cours d’eau, contournant des lacs.

Il lui fallut bien des fois revenir sur ses pas ou faire de grands détours, soit pour contourner des marécages ou des lacs, soit pour trouver un endroit où une rivière serait plus facile à traverser, soit pour chercher un défilé qui lui permettrait de franchir plus aisément une montagne escarpée.

Pendant tout ce dur voyage, la jeune fille se nourrit de ce qu’elle put trouver de fruits restés sur les arbres ; mais, surtout, de gibier et de poisson. Elle avait eu la précaution, en partant de Sarastau, de se munir d’un arc, de quelques flèches et d’un harpon à poisson. Ces armes lui permirent de se procurer la nourriture nécessaire plus facilement que lors de son voyage de la rivière Saint-François à Sarastau, alors qu’elle avait eu beaucoup de difficultés à se nourrir. Et c’était heureux cette fois, car si, joint aux fatigues de marcher toute la journée dans des forêts vierges, il lui avait fallu se priver souvent de nourriture, comme pendant son premier voyage, elle n’aurait certainement pas pu résister et elle serait morte avant d’atteindre le terme de son pénible voyage.