Les chasseurs de noix/38

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Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 257-265).

XXXVIII

DANS LES MONTAGNES VERTES

Ohquouéouée marchait du matin au soir, sans trêve, depuis au delà d’un mois qu’elle avait quitté son village pour se mettre à la recherche de celui qu’elle aimait au point de ne pouvoir vivre séparée de lui, quand elle commença à se douter qu’elle faisait fausse route. Elle avait pourtant bien fait son possible pour toujours se diriger vers le soleil levant ; mais le pays était si montagneux, si entrecoupé de vallons et de ravins, si parsemé de lacs de toutes grandeurs, ce qui l’avait obligé de faire un si grand nombre de circuits et de détours, qu’elle commençait à ne pas être certaine de toujours avoir suivi la bonne direction.

D’autant moins certaine que, depuis une semaine environ, elle n’avait pas aperçu le soleil ; car il avait plu presque tous les jours et, même quand il ne pleuvait pas, le ciel était resté couvert de nuages. Pendant tous ces jours, il lui avait fallu se guider sur l’inclinaison des arbres, ou sur la couleur de leur écorce, en se rappelant que, presque toujours, les arbres ont leur tête inclinée du côté du soleil, c’est-à-dire vers le sud, et que leur tronc, du côté nord, a toujours l’écorce plus humide, plus couverte de mousse que du côté sud.

Mais c’étaient là des signes assez difficiles à observer avec précision et, bien que dans l’estimation de la jeune fille, elle eût dû, depuis plusieurs jours, avoir rencontré quelque rivière ou cours d’eau coulant vers le nord ou vers l’est, c’est-à-dire vers le Saint-François, tous les cours d’eau qu’elle avait rencontrés jusque là coulaient, soit vers l’ouest, soit vers le sud.

La raison qui avait fait faire fausse route à Ohquouéouée était la suivante :

Quand elle était arrivée au fond de la baie de Saint-Alban, alors qu’elle longeait la rive du lac Champlain, elle s’était cru rendue à l’extrémité nord du lac et, de là, elle avait piqué droit vers l’est. Si, au lieu de prendre cette baie pour l’extrémité du lac, elle eut continué jusqu’à environ vingt-cinq milles plus au nord, c’est-à-dire jusqu’au fond de la baie de Missisquoi, avant de tourner vers l’est, la distance qu’elle avait parcourue depuis son départ du lac Champlain l’aurait conduite sur le versant nord des montagnes qui forment la ligne de démarcation entre le lac Memphrémagog et la vallée de la rivière Connecticut ; et la pente de ces montagnes l’eût maintenue dans la bonne direction. Mais étant partie de vingt-cinq milles plus au sud que l’endroit d’où elle avait cru, et d’où elle aurait dû partir, elle était arrivée sur le versant sud de ces montagnes. C’est ce qui explique que tous les cours d’eau qu’elle rencontrait coulaient vers le sud.

Heureusement qu’elle avait, depuis que le temps sombre qu’il avait fait toute la dernière semaine l’avait empêchée de s’orienter sur le soleil et l’avait fait changer de direction sans s’en apercevoir, remonté vers le nord. Ce changement de direction lui avait fait faire, bien que de trop loin pour qu’elle s’en aperçut, le tour du lac Memphrémagog ; et elle se trouvait maintenant à un point situé à une dizaine de milles de ce lac et à peu près sur la ligne frontière actuelle entre le comté de Stanstead et l’État du Vermont.

Ohquouéouée s’était aperçue, depuis quelques jours déjà, qu’elle était égarée, quand vers la fin d’un après-midi, en arrivant au sommet d’une pente assez raide, elle déboucha dans une petite clairière que deux ou trois arbres renversés par le vent avaient ouverte.

Une forte brise venait de s’élever, qui charriait les nuages dont le firmament était couvert depuis une semaine. Le soleil venait de réapparaître, inondant les monts et les vallées de sa lumière dorée, qui faisait scintiller les gouttes d’eau au bout des rares feuilles restant encore attachées aux basses branches des arbres.

Du point élevé où Ohquouéouée se trouvait, la vue, n’étant pas arrêtée par les arbres, s’étendait sur une assez grande distance. La jeune fille s’arrêta pour se reposer et, encore une fois, pour essayer de retrouver sa route, chose qu’elle avait faite toutes les fois qu’elle s’était trouvée sur une éminence qui lui avait permis d’apercevoir une étendue quelconque de pays. Mais, de cet endroit comme de tous les points élevés où elle avait essayé de s’orienter depuis son départ du lac Champlain, toutes les vallées qu’elle pouvait apercevoir semblaient pencher vers sa droite, c’est-à-dire vers le sud.

C’était toujours la même chose !… Depuis une semaine, toutes les fois qu’elle s’était arrêtée sur un point élevé pour étudier la configuration du pays, elle avait toujours constaté que la pente générale du pays était vers l’ouest ou vers le sud !

Se tournant vers sa gauche, c’est-à-dire vers le nord-est, dans l’espoir tant de fois déçu d’y découvrir un passage vers le nord ou l’est, elle aperçut une assez haute montagne, au sommet dénudé et qui devait offrir un excellent point d’observation.

Cette montagne ne paraissait pas être à plus de deux ou trois heures de marche de l’endroit où Ohquouéouée venait de s’arrêter. La jeune fille résolut de s’y rendre, afin d’essayer, une dernière fois, de retrouver son chemin. Car elle n’avait aucun doute, maintenant, qu’elle ne fût bien et dûment égarée ; et si, du haut de cette montagne, elle ne pouvait reconnaître la route qu’il lui fallait suivre pour atteindre le Saint-François, il ne lui resterait qu’une seule ressource : piquer droit vers le nord jusqu’à ce qu’elle fût arrivée à la Grande-Rivière, pour, ensuite, remonter le Saint-François à partir de son embouchure.

L’idée de rebrousser chemin et de retourner à Sarastau ne lui vint pas une minute à l’esprit. Elle était partie dans l’intention de retrouver le jeune guerrier blanc et elle le retrouverait, dût-elle marcher jusqu’au bout du monde !

Elle se remit donc résolument en marche et, quand les ténèbres vinrent l’arrêter, elle avait atteint les premières rampes de la montagne, où elle passa la nuit. Le lendemain, en s’éveillant, elle entreprit son ascension et, vers le milieu du jour, elle arrivait au sommet de la montagne.

Cette fois, Ohquouéouée allait être plus heureuse dans son étude du pays. La montagne dont elle venait de faire l’ascension est justement le point le plus élevé de tout le pays environnant. Elle se nomme, de nos jours, le Barnston Pinacle. Tout en n’étant pas une montagne d’une grande élévation — il n’y a pas de hautes montagnes dans les Cantons de l’Est — ses pentes escarpées, son sommet dénudé, tout en lui donnant un aspect des plus pittoresques, en rendent l’ascension très difficile.

Cette montagne s’élève, du côté ouest, droite et perpendiculaire jusqu’à une hauteur de plusieurs centaines de pieds ; et cette muraille de pierres grises se mire dans les eaux limpides d’un petit lac de trois quarts de lieues à peine de circonférence, qui viennent laver le pied de ce promontoire. Du côté nord, le flanc de la montagne n’est pas taillé aussi à pic que du côté ouest, mais il l’est cependant assez pour en rendre l’ascension très difficile. Sur les deux autres côtés la pente est moins raide.

Ohquouéouée était arrivée par le côté sud, de sorte qu’elle avait pu faire l’ascension de la montagne sans trop de difficultés. Parvenue au sommet qui, comme elle l’avait vu la veille, était complètement dépourvu de végétation, elle s’assit sur la pierre nue, admirant le joli lac étendu à ses pieds, et dont la surface, agitée par une brise légère, se formait en vagues minuscules qui miroitaient au soleil de l’après-midi. Ensuite elle se mit à chercher sa route à travers le fouillis de hautes collines, presque des montagnes, se superposant les unes aux autres, et le dédale de vallées se croisant dans toutes les directions, qui l’entouraient de toutes parts.

Elle regarda d’abord dans la direction d’où elle était venue : le sud et l’ouest. À l’ouest, la vue était bornée, de l’autre côté du petit lac, par une montagne presqu’aussi haute que celle sur laquelle elle se trouvait. Au sud et à l’est, cette dernière direction étant celle dans laquelle elle croyait devoir se diriger, ce n’était qu’un chaos de pics plus ou moins élevés, séparés par des ravins et des commencements de vallées qui se ramifiaient et se croisaient en tous sens.

Plus la jeune fille regardait de ce côté, plus elle comprenait qu’il lui était inutile de continuer à avancer dans cette direction.

Alors elle se tourna vers le nord.

De ce côté, le flanc de la montagne descendait en pente raide jusqu’à la rive du petit lac, qu’il longeait jusqu’à l’endroit où ses eaux s’échappaient par un mince ruisseau. Du regard, Ohquouéouée se mit à suivre ce filet d’eau.

Bien que le ruisseau même ne fût presque jamais visible, étant presque tout le temps caché par les arbres, l’Indienne pouvait facilement en deviner le cours en se guidant sur l’enfoncement de l’étroite vallée qui lui servait de lit. La direction générale de cette vallée était presque franc nord ; et, promenant son regard le long de ce qui n’était, à vrai dire, qu’un repli de terrain, Ohquouéouée vit, à deux ou trois lieues de distance, la vallée qu’elle explorait se perdre dans une sorte de grand trou gris argent.

Elle venait d’apercevoir le lac Massawippi.

Ce lac, vu du Barnston Pinacle, apparaît comme suspendu en l’air ; et le premier mouvement du voyageur qui le découvre du point où était Ohquouéouée, en est un de surprise : de ce que les eaux du lac ne se répandent pas entre les montagnes environnantes.

Ce coin des Cantons de l’Est est très peu connu des habitants de la province, et même de ceux des autres parties de la même région. Pourtant, au point de vue de la beauté du paysage, du pittoresque des sites, des nombreux lacs et rivières qu’il renferme et des attraits de toutes sortes qu’il offre aux peintres, aux chasseurs, à tous ceux qu’attirent les charmes de la nature et aux touristes en général, cette partie du pays ne le cède en rien aux Laurentides, aux Adirondacks ou aux Montagnes Vertes — lesquelles ont donné leur nom à l’État du Vermont — dont cet agglomération de hautes collines et de petites montagnes n’est que le prolongement, pas plus qu’aux autres endroits, renommés pour leurs beautés naturelles, qui attirent les visiteurs par milliers quand revient la belle saison.

On était arrivé aux premiers jours de novembre. Il faisait une de ces belles journées d’automne, comme la fin d’octobre ou le commencement de novembre nous en ramène tous les ans. Les érables, les chênes, les ormes et tous les arbres à feuillage décidu avaient perdu leurs feuilles et assumé la même teinte grisâtre ; mais les pruches, les sapins, les cèdres et tous les arbres à feuilles permanentes avaient gardé leur toilette vert sombre. Le résultat était que les montagnes et les collines, où les bois francs dominaient, étaient grises, avec, ici et là, quelques taches vertes ; pendant que les ravins et les vallées, où dominaient les conifères, étaient verts avec des taches grises. Et ces teintes douces étaient mises en relief par les zigzags, reluisant comme de l’acier poli, des ruisseaux et des rivières, ou par les grandes plaques d’un gris brillant des lacs dont cette région est parsemée.

L’atmosphère, quand on regardait un objet peu éloigné, paraissait être du plus pur cristal de roche ; mais, à mesure que la vue s’éloignait, le paysage semblait se couvrir d’une légère fumée bleuâtre. Cette fumée s’épaississait en raison de la distance où l’on regardait et, à la distance où Ohquouéouée avait aperçu le lac Massawippi, on eût dit qu’un voile tissé des plus fins fils de soie était tendu devant le paysage.

Après avoir regardé le lac Massawippi pendant longtemps et avoir suivi du regard tout ce qu’elle pouvait apercevoir de son contour, Ohquouéouée découvrit que les eaux de ce lac s’écoulaient le long d’une vallée qui, se dirigeant d’abord vers le nord, tournait un peu plus loin vers l’est. Elle n’eut alors aucun doute que cette vallée la conduirait au Saint-François.

Sans perdre plus de temps, heureuse d’avoir découvert un passage qui lui permettait d’espérer qu’elle allait atteindre son but dans un court délai, la jeune fille descendit le flanc nord de la montagne. Mais la beauté grandiose du paysage l’avait retenue sur le sommet plus longtemps qu’elle ne l’avait cru ; quand elle arriva sur le bord du petit lac, la nuit arrivait.

Après avoir passé la nuit sur le bord du premier lac, elle se remit en route et, suivant l’étroite vallée qu’elle avait explorée du regard quand elle était sur la montagne, le même soir elle atteignait le second lac, qui était le lac Massawippi. Elle le longea toute la journée du lendemain et, le troisième jour après avoir laissé le Barnston Pinacle et près de deux mois après qu’elle eut quitté son village de Sarastau, elle se mettait à descendre le long de la rive droite de la Massawippi.