Les chasseurs de noix/39

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Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 265-271).

XXXIX

OHQUOUÉOUÉE RETROUVE LE JEUNE GUERRIER BLANC

La troisième journée après celle où Ohquouéouée avait fait l’ascension du Barnston Pinacle s’achevait. La jeune Indienne venait de traverser à gué l’embouchure de la rivière Coaticook, et elle se reposait, assise sur la berge, quand, sur sa droite, elle aperçut un buisson de cette espèce d’aubépine que nous appelons cenelliers, dont plusieurs branches étaient fraîchement coupées.

Jetant un regard rapide autour d’elle, la jeune fille ne remarqua d’abord rien autre chose d’anormal. Elle tendit l’oreille et écouta avec attention pendant quelques secondes, mais ne perçut aucun bruit de nature à l’éclairer sur ce qui s’était passé là avant son arrivée.

Le silence était même trop complet : on n’entendait aucun des bruits ordinaires de la forêt, signe qu’il devait y avoir quelque chose d’étrange dans les environs.

Tout en écoutant, Ohquouéouée s’était mise à examiner le sol autour du buisson d’aubépines. Ce qu’elle y vit lui fit oublier tout le reste : des empreintes de pieds d’homme, chaussés de mocassins, partaient de la ligne de l’eau, traversaient le sable de la grève et allaient jusqu’à la berge, puis revenaient au bord de l’eau, où la pince d’un canot avait aussi laissé sa marque.

La jeune fille se baissa et examina soigneusement les empreintes. Son examen fini, elle fut certaine que ces empreintes avaient été faites par un Blanc ; car les pieds qui les avaient faites étaient trop étroits et trop tournés en dehors pour appartenir à un sauvage. Poursuivant ses investigations, elle constata qu’un seul homme était descendu du canot, car il n’y avait qu’une seule piste qui traversait la grève dans chaque direction ; mais, en examinant bien l’inclinaison de l’empreinte que la quille du canot avait laissée dans le sable de la grève, où elle avait glissé en s’enfonçant sur une longueur de trois ou quatre pieds, elle fut certaine qu’un autre homme, et un homme qui devait être très lourd, était resté à l’autre extrémité de l’embarcation ; car l’impression que la quille avait laissée dans le sable formait, avec la surface de l’eau, un angle d’une vingtaine de degrés.

Alors Ohquouéouée comprit ce que tout cela signifiait :

Les deux Blancs qu’elle cherchait — car ce ne pouvait être qu’eux : les empreintes étroites des pieds étaient de Roger qui, comme pendant la traversée du lac Saint-Pierre, se tenait toujours à l’avant du canot, pendant que c’était la pesanteur de Le Suisse qui, quand Roger était débarqué, avait, en enfonçant l’arrière dans l’eau fait relever l’avant du canot et lui avait donné cette inclinaison que l’empreinte dans le sable indiquait si clairement — s’étaient arrêtés un moment ici pour cueillir de ces cenelles que les premières gelées avaient attendries et adoucies.

« Ainsi, c’était le long de cette rivière que le jeune guerrier blanc et son compagnon avaient passé l’automne ! Mais ils étaient partis et descendaient la rivière en la précédant !… Pourrait-elle les rejoindre ? Oui ! Elle le pourrait ; car, à en juger par la fraîcheur des empreintes aussi bien que par la blancheur du bois exposé à chacune des branches coupées, les deux Blancs ne venaient que de quitter cet endroit quand elle y était arrivée. Et, dans ce cas, ils ne pouvaient avoir que très peu d’avance sur elle. Il ne restait plus qu’environ une couple d’heures de jour et les ténèbres allaient bientôt les obliger de s’arrêter pour la nuit ! En se hâtant et en marchant toute la nuit s’il le fallait, elle réussirait bien à les rejoindre avant qu’ils ne se remettent en route, au matin ! »

Mais un doute l’arrêta soudain :

« Si ce n’était pas ceux qu’elle cherchait qui avaient laissé ces traces de leur passage ?… Si c’étaient des étrangers, des gens qu’elle ne connaissait pas ?… Sa ligne de conduite serait alors toute tracée ! Elle s’approcherait d’eux avec précautions, pour ne pas leur donner l’éveil, puis, quand elle aurait constaté que ce n’était pas ceux qu’elle cherchait, elle continuerait sa route jusqu’à la rivière Saint-François, où elle attendrait patiemment le retour de Roger et de Le Suisse. »

Ces réflexions, l’Indienne les avait faites en moins de temps que nous n’en avons mis à les écrire. Avec une nouvelle vigueur, que lui donnait l’espoir ravivé de revoir bientôt celui que son cœur désirait tant, elle se remit en marche, longeant toujours la rive droite de la rivière Massawippi.

Elle avait repris sa marche depuis une demi-heure environ quand, soudain, une clameur retentissante vint frapper son oreille. En l’entendant, le pur sang onnontagué dont ses veines étaient remplies se mit à circuler avec une violence qui lui donnait le vertige. Ses poumons se dilatèrent et aspirèrent l’air avec force, ses lèvres s’écartèrent et sa gorge allait lancer le cri de guerre de sa nation — c’était bien ce cri qui venait de déchirer le silence de ces paisibles forêts — quand une double détonation d’armes à feu vint lui couper la respiration et la clouer sur place.

Aux premières clameurs, l’Indienne, emportée par son sang iroquois, avait fait un mouvement pour répéter le cri que les guerriers de sa tribu venaient de lancer ; car il n’y avait pas à s’y méprendre, c’était bien les guerriers de Sarastau qui venaient d’entrer en conflit avec un ennemi, et qui avaient poussé le sonore cri de guerre dont l’écho avait toujours fait bouillonner le sang de la jeune fille, à chaque fois qu’elle l’avait entendu, depuis qu’elle avait l’âge de se souvenir.

Mais, avant qu’elle eût eu le temps d’élever la voix, les deux détonations étaient venues enfoncer dans son cerveau, comme avec un fer rouge, l’idée que ses compatriotes combattaient des Blancs ; et que ces Blancs ne pouvaient être d’autres que l’homme qu’elle aimait par-dessus tout, celui qu’elle cherchait à travers les forêts interminables depuis des semaines, avec son compagnon.

À cette dernière réflexion, un conflit s’éleva, dans le cœur et le cerveau de l’Indienne, entre deux sortes d’amour : l’amour de sa race et l’amour de celui que la nature désirait lui associer dans l’œuvre de la perpétuation du genre humain. Mais la lutte fut de courte durée et l’amour de sa race eut le dessous.

« Quoi ! Le jeune guerrier blanc était en danger d’être tué par des guerriers onnontagués !… des guerriers de sa tribu, à elle !… Ah ! s’ils avaient le malheur de toucher à un cheveu de sa tête, elle saurait bien le leur faire payer ! »

Cette dernière réflexion lui rendit l’usage de ses membres et, s’élançant dans la direction d’où étaient partis les coups de feu et les clameurs, la jeune fille se mit à courir à travers le sous-bois.

Mais il lui restait encore près d’un demi-mille à parcourir, et une rivière à traverser, avant d’arriver au lieu du combat ; car c’étaient bien les clameurs de la bataille entre Le Suisse et Roger d’un côté et les Iroquois de l’autre, qu’elle avait entendues. Quand elle y arriva, elle n’y trouva que les quelques guerriers qui étaient restés pour disposer des morts. En quelques phrases brèves, elle les questionna ; et les guerriers, surmontant la stupéfaction que leur causait son arrivée inattendue, lui apprirent ce qui venait de se passer, ainsi que le lieu du campement.

Aussi rapidement que le lui permettait l’état de fatigue et de surexcitation dans lequel elle se trouvait, Ohquouéouée se mit à marcher dans la direction qui venait de lui être indiquée.

La nuit était maintenant complètement venue et, comme les ténèbres étaient très épaisses sous les arbres et qu’il n’y avait pas le moindre sentier de tracé, il lui fallut pas mal de temps pour arriver au camp.

Quand, à la fin, elle y arriva, l’échauffourée entre Le Suisse et ses bourreaux avait eu lieu. Le Français était mort, et le chef qui n’était autre qu’Oréouaré, celui qui avait tenté de s’opposer aux recommandations de Cayendenongue quand la troupe était partie de Sarastau, avait ordonné de laisser tranquille le prisonnier qui restait, après quoi il était retourné prendre sa place au feu du conseil.

Roger, la tête appuyée contre l’arbre derrière lequel ses mains étaient attachées, paraissait s’être endormi de fatigue, ou avoir perdu connaissance. Les deux sauvages commis à sa garde étaient étendus près du feu, qui allait toujours en diminuant.

Avec précaution, pour ne pas attirer l’attention de ses gardiens, Ohquouéouée s’approcha du prisonnier, en se tenant dans la traînée d’ombre que projetait l’arbre auquel il était adossé, et elle se mit à lui parler. Elle lui dit combien elle était heureuse de l’avoir retrouvé. Elle lui assura qu’en reconnaissance du service qu’il lui avait rendu, elle allait essayer de le délivrer. Puis elle fit le tour de l’arbre, s’approcha des deux sentinelles et, leur parlant à voix basse, elle acheva de se renseigner sur ce qui s’était passé.

Ensuite elle se dirigea vers le feu où les anciens, avec leur chef Oréouaré, tenaient conseil.

C’est à ce moment que Roger, croyant avoir été le jouet d’une hallucination, l’avait aperçue ; mais seulement pour un instant, car l’éloignement avait aussitôt fait disparaître la jeune fille dans les ténèbres.

Du lieu du combat au campement, Ohquouéouée avait réfléchi : cherchant par quels moyens elle déciderait ses compatriotes à laisser la vie et à rendre la liberté aux Blancs ; car, après que les premiers Iroquois qu’elle rencontra lui eurent appris qu’ils venaient de capturer deux Français, elle ne douta plus qu’il ne s’agît de Roger et de Le Suisse. De l’arbre où était attaché Roger au feu du conseil, elle continua ses réflexions ; et elle en vint à la conclusion que le meilleur moyen d’arracher Roger — elle savait maintenant que Le Suisse était mort — aux guerriers de sa nation, était de leur faire part, en plein conseil, de la mort de son père, ainsi que de ses dernières volontés, et de se servir de ces dernières volontés pour faire relâcher celui dont, pour obtenir qu’il fût libre, elle était prête aux plus grands sacrifices.

Et puis, « qui sait ?… » La fille de Cayendenongue avait bien d’autres espérances.