Aller au contenu

Les choses qui s’en vont…/Les corvées

La bibliothèque libre.
Édition de La Tempérance (p. 137-147).

La corvée.



B ram ! je pense faire une courvée la semaine qui vient ; pourrais-tu venir avec ta jument ? Tu sais qu’on n’est pas gringneux : on te rendra la pareille au besoin.

Beau dommage ! C’est bien certain que j’irai.

— Et toi, Minique ! si tu pouvais nous recéder ton banneau ? le mien a le moyeu pétassé à demeure et je crains les avaries.

— C’te belle demande ! Il est à rien faire, là, dans l’appenti. Mais comme le banneau ne pourra pas y aller tout seul, Dick te le mènera ; et comme Dick pourrait bien s’écarter, j’enverrai Délard avec, et tu te serviras de tout le bataclan. Y aura du monde ?

— Quienne m’a dit qu’il viendrait avec toute sa gorroué. Puis l’Phonse à Fardina, le Ti-tur à mon oncle, les deux gas à Thanase et toute la sainte Limogerie. On sera une trâlée et fais-toi pas de bile, y aura de la mangeaille. Depuis ma foi betot huit jours que les créatures fricottent et se donnent de la tablature pour grayer tout ce qu’il faut. Pour lorse, on t’attendra ! Fais pas le fou ! Au plaisir !

À la revoyure !

C’est à peu près en ces termes que le dimanche précédant la corvée, le cultivateur faisait ses invitations, acceptées presque toujours avec empressement.

Et comme de fait, dès 7 heures du matin, au jour fixé pour le travail, Boclé qu’on avait oublié d’avertir, jappait sur le perron, que la moitié en était de trop. Les hommes, la cloque sous le bras, arrivaient les premiers ; ceuses du haut du nord, par le raccourci, en sautant les pagées de clôture ; ceuses du rang du sud, en piquant, passé le pont, à travers les pointes et les pacages. Les femmes elles, venaient plus tard, par le chemin du roi, avec leur paquet de hardes de rechange, afin de ne pas maganner leur butin propre.

Il est vrai qu’il manquait bien souvent des prometteux : mais en revanche, il ressoudait toujours des survenants. Ainsi, la grosse Adèle par exemple, — une estèque ! — qui, priée ou non, arrivait comme une bombe ! Oh ! une bombe qui ne se presse pas ! mais, enfin, une bombe ! Aussi avait-elle du fil à retordre avec les garçons qui étaient toujours après. Une chance qu’elle n’avait pas la langue dans sa poche, et qu’elle ne se laissait pas manger la laine sur le dos, comme on dit. Pour avoir la paix, les femmes la gardaient à la maison pour éplucher les égumes, mettre la table, trancher le pain et tremper la soupe. Tout était fini d’en par là.

Cette corvée pour l’arrachage des patates, se faisait un beau jour d’automne. Peu après 8 heures, on commençait à tirer les rangs, deux par deux, à divers endroits dans le morceau. C’était encore, dans ce temps-là, la charrue-à-ruelles tirée par les bœufs attelés au joug, et conduits par un petit toucheux. Il fallait voir avec quelle importance le petit faisait siler la mise de son fouet de peau-d’anguille, en criant : Hue don ! Rougé-Taupin !

Les petits jeunes comme nous autres, devions glaner les patates sorties à fleur-de-terre, et les jeter en tas, de place en place. Cela ne nous empêchait pas de se garocher des petits gorlots, piqués au bout d’une hart, qui nous faisaient pousser des gnioles sur la figure.

Ces rangs que nous avions ainsi glanés en jouant, étaient ensuite piochés avec soin par les hommes, afin d’en aveindre toute la récorte. Les femmes qui suivaient ces piocheux, et qui, pour ce faire, se traînaient sur les genoux, ramassaient les pommes de terre dans des sciaux, afin de ne pas les mâcher en les jetant de loin sur les tas. Si les patates étaient gornues, c’est-à-dire, s’il y en avait en masse, on se le disait et on se le criait : histoire de féliciter indirectement le cultivateur de la belle venue de sa semence. Dans le cas contraire, on s’amusait pareil, mais le fion de la journée était : Cette année, les petites patates ne sont pas grosses.

Pioche, pioche, pioche ; midi arrive quand même vous savez. L’angelus faisait toujours l’effet d’une révélation. Plusieurs même regardaient leurs borloques pour s’assurer si elle marchait, ou si Cristeau, qui bédochait dans ce temps-là, ne faisait pas ses foins, par hasard. Il n’y avait d’ailleurs pas à faire les gesteux ni à lambiner ; il fallait descendre à la maison. Personne ne s’ostinait toutefois, car tous avaient plus ou moins la fringale, ou la clanche basse.

Les bœufs dételés, allaient boire tous seux à la dalle. Nous prenions une bauche pour aller leur ouvrir la barrière du clos de pacage, la refermer, remettre l’amblette, et puis après cette shire, arriver encore à la maison, tout vannés, quant et les autres.

Après avoir enlevé son butin le plus terreux, chacun se lavait les mains. Les hommes remontaient leurs bricoles sur leurs épaules, et se passaient la main dans le toupet. Les femmes s’épivardaient comme vous savez — ce qui veut dire : jusqu’à Amen — et restaient, de travers comme devant. Il y avait toujours quelques zigonneux pour leur monter des scies, jusqu’à ce que la maîtresse de la maison y mît la main, en les apostrophant : « Largue-la donc tranquille, s’pèce de flandrin : y a toujours des émites pour tanner le monde en vie. » Puis l’engagère reprenait sur un autre ton : « Il y a une escousse que la table est grayée, et que le manger fige dans les plats ! »

En effet, sur la table dressée dans le fournil, la soupe sortant de la chaudronne, boucanait comme les engins du Grand-Trunk… dans ce temps-là. Après avoir pris sa place, chacun était servi de soupe-aux-pois, de lard frais ou salé, de légumes. Si le cultivateur avait fait boucherie pour la circonstance — ce qui n’était pas rare — il y avait saucisses et boudins, tête-au-fromage et gretons. Le buffette était débarré, et les catinages en sortaient : tartes, biscuits, confitures et gelées. Le maître et la maîtresse de la maison ne manquaient pas de dire, en remettant les assiettées combles : « Mangez votre besoin, faites comme chez vous » ; ou encore : « et il y aura du revenez-y : quand il n’y en aura plus, il y en aura encore. »

Il va sans dire, que ceux qui avaient de la parlette ou de la jase s’en donnaient, quittes à rachever après les autres, et à recevoir les pataraphes de gros mangeux, de défoncé, de moins malaisé à charger qu’à rassasier.

Après le repas, les créatures aidaient à dégrayer la table et à laver la vaisselle. Les garçons faisaient leurs petits Jean Lévesque, à tirer au poignet, ou à fesser sur la porte de la cave à s’en plumer les joints. Parmi les vieux, les uns allaient faire un somme sur le bord du fanil ; les autres parlaient, selon la tradition, de leurs brus et de leurs gendres.

Puis il fallait se rhabiller en s’étirant comme des arpenteurs de gadelles. Cependant, après un petit coup de cœur, on reprenait le travail avec entrain, pour le poursuivre jusque vers les cinq heures, où le triage des patates commençait.

Les hommes, portant des demi-minots, des chaudières et des seiaux, allaient de tas en tas, accompagnés des femmes qui triaient les patates grosses et saines, d’avec les petites et les pourrites. Celui qui avait le plus de poigne parmi les jeunesses, versait les vaisseaux dans le tombereau qui passait entre les rangs. Quand la voiture était pleine-comble, les hommes allaient en verser le contenu dans le grand dalleau, posé pour l’occasion dans le soupirail de la cave, et qui conduisait les patates, selon leur espèce, dans les parts qui leur étaient destinés : les parouelles, et les « early rose » pour parler en bon français.

Si, après le triage des grosses patates, il commençait à faire brun — en sectembre ou optobre, la noirceur vient plus vite qu’une habillement de drap — on laissait les autres sur le champ, pour être recueillies le lendemain par les enfants.

Le travail terminé, il fallait bien aller à la maison pour reprendre son butin et faire ses bonjours à la compagnée. Mais on n’avait pas plutôt mis le nez dans la porte, que les créatures se mettaient après nous autres : « Restez donc à souper, sans cérémonie, la table est toute parée, vous vous en irez après »… etc… C’étaient des tourmentages à n’en plus finir.

La scène du dîner se répétait donc au souper avec peu de variantes, mais avec plus de lenteur. Les plats, l’appetit, la gaieté, rien ne faisait défaut. Après le repas, les pipettes sortaient sur le perron, pour tirer une touche, et laisser aux femmes le temps de faire leur borda. Puis en rentrant, afin d’éviter les discussions entre bleus et rouges, et ne pas mettre ainsi les mortelles élections sur le tapis, il fallait jouer un borlan de pommes. Comme de raison, les pommes étaient prises au verger, et les gangnants pouvaient emporter leur gain. Les femmes, elles, jouaient au pitro ou au quatre-sept ; nous autres, les jeunes, à la crêpe ou au crapeau galeux, ce qui n’est guère compliqué, je vous garantis.

Il fallait pourtant avoir l’œil à ne pas veiller trop tard, car la table se remettait dans un crac ; et c’est ni tout ci ni tout ça, il fallait réveillonner : pas moyen de s’en démancher.

Le cri : « Marie ! graye le petit qu’on s’en aille ! » donnait le signal du départ. Alors chacun des partants saluaient, une à une, toutes les personnes de la maisonnée : « Bonsoir, Johnny, merci de vos politesses. À la revue ! Bonsoir, Céline ! merci de vos honnêtetés. À la revoyure ! » etc… Et ils recevaient invariablement la même réponse : « Mais c’est à nous à vous remercier ; vous nous avez baré un bon coup de main, et on vous a bien de l’obligation. » L’on se séparait ainsi, sans avoir décidé au juste à qui devaient revenir tous ces mercis sincères, de part et d’autres.

Les salutations, les remerciements, les bonsoirs, nous accompagnaient jusque sur le perron. On sortait même, pour nous éclairer, la lampe qui se soufflait presque toujours. La lampe morte nous dégringolions du haut en bas de l’escalier, et les pipes se rallumaient. Puis les groupes se mettaient en marche, se perdant dans la brême de la nuit, comme des petits tapons noirs, d’où sortaient des étincelles s’envolant des pipes bourrées d’un tabac rétif aux parfums de feuilles de choux. Les éclats de rire des hommes, les voix plus aiguës des femmes, lançaient encore de loin un dernier : « Au plaisir ! » et avant de dévirer à la barrière du chemin, un des plus beaux chanteux entonnait le vieux refrain :

Quand on est si bien ensemble,
Pourquoi donc si vite se quitter :
Bonsoir mes amis, bonsoir,
Au revoir !