Les cinq nièces de l’oncle Barbe-Bleue/Chapitre 01

La bibliothèque libre.
Charavay, Mantoux, Martin (p. 5-22).



CHAPITRE I


L’ONCLE


« Eh bien, maître Chatelart, avez-vous agi conformément à mes instructions ? » dit en entrant chez le notaire de Damville un homme d’une cinquantaine d’années, aux traits énergiques, à la physionomie grave, ou plutôt sombre, et à la stature imposante.

« J’ai fait mieux, M. Maranday, répondit le notaire d’un air on ne peut plus satisfait, je ne me suis pas contenté d’écrire ainsi que vous me l’avez dit, je — »

Mais il avait déjà poussé la double porte capitonnée qui séparait son cabinet de l’étude où cinq ou six jeunes gens, perchés comme de grands écoliers sur de hauts tabourets devant de gigantesques pupitres, noircissaient du matin au soir du papier timbré.

« A-t-il assez peur que nous l’entendions, le vieux renard ! » murmura tout désappointé le petit clerc qui, placé près de la susdite porte, s’était bien promis de ne pas perdre un mot de la conversation de son patron.

Les plumes fatiguées cessèrent leur grincement monotone et, le maître clerc étant absent, les langues eurent beau jeu.

La personne qui venait d’entrer était bien faite pour exciter la curiosité des habitants d’une petite ville. Depuis près d’un an que M. Maranday avait acheté en cette même étude, et moyennant une somme très considérable, le château de Rochebrune, c’est à peine s’il était sorti de sa propriété, immense d’ailleurs, quoique n’étant pas une propriété de rapport, toute en forêts, et en landes incultes, bonnes tout au plus pour la chasse. À de rares intervalles, on avait aperçu dans le pays le grand landau aux portières toujours baissées dont M. Maranday se servait ordinairement lorsqu’il n’était pas à cheval, comme le jour dont nous parlons, et ce landau si bien protégé contre les regards des curieux n’avait pas peu contribué à intriguer ses voisins.

Était-il marié ou veuf, père de famille ou célibataire, c’est ce que nul ne savait. Il n’avait pas gardé un seul des anciens serviteurs de son prédécesseur ; tous, jusqu’aux gardes-chasses, avaient été remplacés par des domestiques amenés de loin, et qui, bien stylés, fort attachés à leur maître et craignant sans doute de perdre leur place s’ils commettaient la moindre indiscrétion, n’avaient jamais renseigné personne sur ce qui se passait à Rochebrune. Tout ceci avait un air de mystère qui intriguait énormément la petite ville. On s’y livrait à force commentaires sur cet énigmatique M. Maranday. N’était son nom très français, on l’eût facilement pris pour un étranger, avec son teint bronzé, ses longs cheveux rejetés en arrière et sa barbe drue, largement ondulée, à reflets bleuâtres.

Que de suppositions sur son origine, son train de vie pour le moins bizarre et son caractère, qui passait pour très violent. Pierre, le braconnier, en savait quelque chose. Le maître du château l’ayant surpris en train d’escalader le mur du parc, tout élevé qu’il fût, l’avait menacé de son revolver ; Pierre avait dû dégringoler au plus vite pour n’être pas atteint. Avis aux maraudeurs ou aux curieux. Il n’eût pas fait bon s’exposer deux fois au courroux d’un irascible propriétaire qui ne se séparait jamais de ses armes ! À vrai dire, M. Maranday avait tiré en l’air, mais sa réputation n’en était pas moins bien établie. Il y avait gagné de vivre en paix dans sa solitude, loin des regards indiscrets.

Au milieu de tous ces racontars, deux choses étaient indiscutables, son originalité et sa grande fortune ; la seconde faisait pardonner la première. N’avait-il pas à plusieurs reprises envoyé aux pauvres de la commune son offrande en beaux billets bleus ? Le château, payé de même, avait eu sans doute son ameublement renouvelé de fond en comble, car on n’y avait pas vu entrer moins de dix wagons de déménagement, sans compter les innombrables colis expédiés par le chemin de fer. Aussi, eût-on volontiers surnommé M. Maranday le Nabab.

Qui était-il ? d’où venait-il ? et d’où provenait cette fortune colossale, c’est ce que le notaire ne savait guère plus que les autres.

Or, pour la seconde fois depuis quinze jours, on voyait M. Maranday à l’étude de maître Chatelart. Ce fait anormal présageait, au dire des jeunes gens, des choses intéressantes au plus haut degré, d’autant plus que l’absence que venait de faire leur patron leur paraissait coïncider singulièrement avec ces visites successives. Déjà ils prédisaient, qui, un testament, qui, un mariage ; prédictions aussitôt réfutées par leurs camarades, l’individu en question leur semblant trop mûr pour un mariage et trop vert pour songer à prendre ses dispositions dernières.

Pendant ce temps, M. Maranday interrogeait le notaire :

« Ainsi, vous n’avez écrit nulle part ?

— Pardonnez-moi, Monsieur, j’ai écrit le jour même où vous m’avez fait l’honneur de me consulter, mais une fois les premiers renseignements obtenus, j’ai pensé que vous ne m’en voudriez pas si je vous les donnais complets. Je suis donc allé en personne tant à Paris qu’à Orléans et à Caen, et, sans vous compromettre le moins du monde, je me suis mis à même de vous renseigner d’une manière satisfaisante.

— C’est parfait. Vous avez devancé mes désirs, mon cher M. Chatelart.

— L’habitude des affaires, Monsieur… mais procédons par ordre si vous le voulez bien.

Et M. Chatelart, sortant de sa serviette un volumineux dossier, étala de nombreux papiers devant son client.

— Quand vous m’avez demandé il y a une quinzaine, M. Maranday, le moyen de connaître les membres de votre famille encore existants, dit-il de ce ton important que prennent volontiers ses collègues, je me suis fait fort de les retrouver tous en très peu de temps. J’ai tenu ma promesse. Je puis vous donner des détails circonstanciés et j’espère m’être acquitté de cette mission délicate sans qu’aucun des intéressés en ait eu le moindre soupçon.

Il s’arrêta dans l’espoir d’un compliment qui ne vint pas. Dissimulant son désappointement par des recherches pour le moins inutiles dans ses paperasses, il reprit avec un enthousiasme visiblement diminué :

— Lorsque vous vous êtes expatrié pour chercher cette fortune… que vous avez trouvée en Amérique… ou en Australie ?…

— Peu importe, interrompit son client en coupant court d’un geste poli à toute question indiscrète.

— Enfin, à l’étranger… poursuivit le notaire, déçu pour la seconde fois dans son attente, vous aviez rompu, je crois, avec toute votre famille.

M. Maranday fit un mouvement qui pouvait aussi bien passer pour un signe d’assentiment que de dénégation.

— Cette famille, du reste, était peu nombreuse, reprit maître Chatelart. Fils unique et orphelin de très bonne heure, émancipé à dix-huit ans et mis en possession de votre petit patrimoine, vous n’aviez en fait de proches parents qu’un oncle paternel et une tante du côté maternel. J’ai le regret d’avoir à vous annoncer leur décès à tous deux… Les familles disparaissent vite !…

— Mais leurs enfants ?

— Vos cousins germains ? j’ai le plaisir de vous dire que tous sont encore en vie, fort bien portants, ma foi, et mariés. Tous ont de beaux enfants, mais tous n’occupent pas la même position sociale, ainsi que vous le verrez d’après mes notes.

Il feuilleta négligeamment ses papiers :

— Ce sont d’abord les lettres que l’ancien notaire de votre famille m’a adressées ; Désirez-vous les compulser ?

— Inutile, répondit brièvement M. Maranday.

— Il y avait une assez grande différence d’âge entre vous et vos cousins, continua Me Chatelart, c’est ce qui explique pourquoi vous avez dû fatalement les perdre de vue pendant vos longs voyages.

La prolixité du brave homme arracha à son client un soupir d’impatience.

— La sœur de votre mère, reprit Me Chatelart, avait deux filles ; l’aînée, Madeleine, a épousé un certain monsieur Demontvilliers, qui signe maintenant de Montvilliers en deux mots et mène grand train. Elle n’a qu’une fillette de douze à treize ans, très gâtée, comme toujours en pareil cas — les domestiques ne tarissent pas sur son compte. Elle en fait voir de belles à ses institutrices !… — Ils ont un petit hôtel à Paris et j’ai aperçu Madame et Mademoiselle allant au bois dans leur voiture. Coupé bouton d’or, livrée vert et or, très élégant, mais un peu clinquant… La mère et la fille en grande toilette…

— Bon, fit M. Maranday en écrivant rapidement quelques notes sur son calepin.

— Mes renseignements particuliers me permettent d’ajouter que la position pourrait être moins brillante qu’elle ne le paraît. M. Demontvilliers joue beaucoup à la Bourse, ces dames dépensent gros, et les fournisseurs présentent souvent des notes formidables qu’on ne paye pas toujours. C’est une éducation bien imprudente pour une jeune fille, M. Maranday, surtout lorsque sa dot n’est pas déposée en lieu sûr, ajouta le vieux notaire avec un hochement de tête significatif.

— Passons à mon autre cousine, dit M. Maranday sans laisser percer ni approbation, ni désapprobation.

— Ici, c’est tout autre chose. Ménage d’artiste, peu ou point de fortune, position difficile et une ribambelle d’enfants.

— Filles ou garçons ?

— Quatre garçons et une fille.

— Quel âge a la fille ?

— À peu près le même âge que Mlle Demontvilliers, qu’elle ne connaît pour ainsi dire pas ; le Luxembourg où habite son père, est sans doute trop loin du parc Monceau. Les deux sœurs ont toujours eu des goûts différents et le mariage n’a fait que les accentuer. Si M. Reynard, l’artiste, était un peintre à la mode, Mme de Montvilliers serait très fière de le produire dans ses salons, mais M. Reynard est encore peu connu et sa femme mène une vie très retirée. Dame, il y a à faire dans une maison quand on n’est pas riche et qu’on a cinq enfants. Tout le monde s’en mêle, je crois, car dans leur petit appartement au cinquième étage, il n’y a pas même de bonne, et j’ai vu la petite fille, escortée d’un des garçons, faire des commissions pour sa mère à son retour de classe. Ses frères vont la chercher à tour de rôle. Bien gentils tous les cinq, M. Maranday ! Si vous les aviez vus avec leurs jerseys et leurs bérets bleus, vous auriez pu en être fier. Ils sont tous très travailleurs. Solides avec cela, de beaux gars bien découplés, de fiers gaillards pour défendre la patrie, allez !…

— Abrégeons, je vous prie, dit M. Maranday les sourcils froncés.

« Du diable si je comprends pourquoi cela a l’air de le contrarier, » pensa le notaire, « qu’y a-t-il là-dedans qui puisse froisser un parent ? »

Il reprit :

— Votre oncle paternel avait deux fils. L’un de vos cousins, Charles Maranday, est à Orléans dans la magistrature : intelligence moyenne, fortune moyenne, femme quelconque, quatre enfants, dont deux fillettes banales. Les garçons font leurs études tant bien que mal. Tout est moyen dans cette famille, comme je vous le disais à l’instant ; les fils n’ont jamais pu remporter que des prix de gymnastique. Ah ! Ah ! Ah !

La même contraction énigmatique plissa le front de M. Maranday.

« Décidément, c’est à n’y rien comprendre, » se dit le notaire.

— Votre autre cousin, Alphonse, est en garnison à Caen, ajouta-t-il tout haut. Celui-ci est capitaine, et veuf depuis longtemps. Il a une fille unique d’une douzaine d’années, qu’il adore. L’éducation de l’enfant s’en ressent quelque peu… Il est assez curieux que toutes ces fillettes soient à peu près du même âge, car vos nièces d’Orléans ont aussi l’une treize et l’autre quatorze ans. Je dis vos nièces, M. Maranday, c’est une manière de parler, car ce ne sont que des cousins issus de germain, mais enfin, vous êtes leur oncle à la mode de Bretagne.

— Certainement.

— Nous ne parlons que pour mémoire des cousins au troisième et quatrième degré que vous pouvez avoir encore, la famille Leblanc de Besançon, la famille Lemarchat de Reims…

— De grâce, épargnez-moi, mon cher Monsieur, interrompit M. Maranday.

— Il est de fait que pour un oncle ignorant, il y a quelques instants, le nombre de ses neveux et nièces, vous vous trouvez à la tête d’une jolie petite collection de futurs héritiers ! Il n’y a pas à dire M. Maranday : si leurs pères et mères étaient décédés, votre héritage aurait à être partagé entre cinq filles et six garçons… Mais nous voilà bien, nous autres notaires, à toujours parler d’héritages ou de contrats. Vous avez une santé de fer et vous nous enterrerez tous… Voici la liste que j’ai faite de tous ces enfants, faut-il que je vous la lise ?

— Dites-moi le nom des filles, cela suffira.

— Nous avons donc 1o Mademoiselle Marie-Antoinette… de… Montvilliers, répondit le notaire très moqueur sous son air bénin ; 2o Mademoiselle Valentine Reynard, la fille du peintre ; 3o Mesdemoiselles Élisabeth et Charlotte Maranday (d’Orléans) ; et 4o enfin, Mademoiselle Geneviève Maranday, de Caen, un vrai petit diable.

— Eh bien, mon cher Monsieur, veuillez écrire en mon nom une lettre circulaire à chacune de ces jeunes demoiselles, pour les inviter à venir passer les vacances à Rochebrune.

Maître Chatelard eut un mouvement de surprise.

— Il ne faudra pas comprendre les garçons dans cette invitation ? demanda-t-il.

— Pas même les parents. Les filles seules, vous entendez.

Pour le coup, le notaire bondit, cela sortait tout à fait de l’ordinaire.

— Pardon, Monsieur, mais… ce n’est guère l’habitude en France, de séparer les filles de leur mère, même pour les envoyer chez un oncle à la mode de Bretagne.

— Et surtout chez un oncle que leurs parents connaissent à peine, voulez-vous dire ?

— Je n’aurais pas osé m’exprimer aussi franchement, mais il est bien évident que…

— Bah ! parions que nous arriverons tout de même à nous entendre avec les parents. Vous aurez à vous porter garant de mon honorabilité, Me Chatelard. Vous avez eu entre les mains des papiers de famille qui ne vous permettent pas de douter de ma parenté avec toutes ces bambines. Mon caractère est au-dessus de tout soupçon. Ces fillettes seront traitées comme si elles étaient miennes. Que puis-je vous dire de plus ?

— Certes, ce n’est pas à moi de soulever des objections, mais vous me parlez d’une chose tellement en dehors de nos usages…

— Que voulez-vous, Maître Chatelard, je suis un vieil original, je tiens beaucoup à connaître ces enfants sans être influencé par leurs parents, leur entourage, etc. Mes cousins pourraient se mordre les doigts s’ils s’opposaient à ce caprice d’un oncle à héritage. Dites-leur pour les rassurer sur le sort de leurs filles, que je mettrai auprès d’elles une institutrice de confiance qui sera chargée spécialement de les surveiller. C’est une demoiselle fort estimable que l’on m’a beaucoup recommandée. Elle a déjà fait l’éducation de plusieurs jeunes filles et mes nièces ne risqueront absolument rien avec elle. Il va sans dire que tous les frais de voyage sont à ma charge.

Le notaire s’inclina gravement.

— Mettons que le fait soit sans précédent, ajouta son interlocuteur, il s’agit peut-être ici de l’avenir de ces fillettes, leurs parents ne feraient pas la folie de s’y refuser, sous prétexte que ce n’est pas selon les usages. Vous voyez tous les jours des grands-pères inviter leurs petits-enfants.

— Certainement, murmura Maître Chatelart, ne sachant comment faire comprendre à son singulier client que le mystère qui planait sur sa vie pourrait bien effrayer les mamans des fillettes.

« Somme toute, » se dit-il après réflexion, « ce mystère n’existe peut-être que dans notre imagination. Les gens qui arrivent des colonies ont tous un coup de soleil. » Et il sourit de son mot, qui lui parut très drôle : « Ils ont toujours l’air de faire des extravagances… Bah !… Du moment où une institutrice est là pour veiller sur les petites filles, que peut-il leur arriver de fâcheux ? »

Comme s’il eût deviné les pensées du vieux monsieur, M. Maranday lui tendit une liasse de papiers :

— Je tiens à votre disposition des certificats exceptionnels que l’on m’a fournis sur Mlle Favières, l’institutrice en question. Veuillez, je vous prie, les communiquer à mes cousins s’ils en manifestent le moindre désir. Ils sont tels que la mère la plus scrupuleuse n’hésiterait pas à lui confier sa fille et que le simple fait de voir une personne de cette valeur chez moi, prouverait au besoin ma propre respectabilité, comme disent les Anglais.

— Croyez bien, Monsieur, que je n’ai jamais douté…

— Ainsi, c’est entendu, Maître Chatelart ? vous aurez l’obligeance d’écrire à mes nièces dans le sens que je viens de vous indiquer. Vous leur donnerez rendez-vous à Paris, à la gare de Lyon, le 1er août, à huit heures du matin, pour le train de 8 h. 50. Mlle Favières les attendra dans la salle d’attente des premières. Elle aura pris leurs billets à l’avance et fera le nécessaire pour les bagages, etc. Voici des photographies que vous enverrez aux parents afin qu’ils puissent reconnaître cette demoiselle.

— Vos ordres seront exécutés aujourd’hui même, M. Maranday, répondit le notaire, vous pouvez compter sur moi : les quatre lettres partiront par le courrier de ce soir.

— Un mot encore, ajouta le maître de Rochebrune. Vous direz à mes cousins qu’après une si longue séparation, ils me sont devenus presque étrangers, et que, par conséquent, il est peu surprenant que j’attende pour renouveler connaissance avec eux, d’avoir été… subjugué par le charme de leurs enfants.

— L’enfance a un attrait irrésistible, déclara sentencieusement Me Chatelart.

— J’oubliais un détail qui a son importance, continua M. Maranday ; quels que puissent être mes projets pour mes nièces, au cas où l’une d’elles me paraîtrait digne de mes faveurs, ne manquez pas de dire aux parents que j’entends que leurs filles soient laissées dans une ignorance absolue de mon plus ou moins de fortune. Les enfants ne devraient jamais être mêlés aux questions d’argent. Annoncez-leur deux mois de vacances chez un vieil oncle à manies, et rien de plus. Je n’ai pas besoin d’ajouter que je saurai récompenser comme il le convient votre dévouement.

Là-dessus, cet oncle étrange prit sa cravache et son chapeau et se disposa à partir. Arrivé à la porte, il se retourna, et de ce ton à la fois ironique et hautain qui lui était familier :

« Vous trouverez dans les papiers que je vous ai remis la liste de quelques-uns de mes amis dont les noms seuls seraient une garantie, en admettant que mes parents élèvent des objections sérieuses contre moi, mais je vous serai obligé, mon cher monsieur, de n’en user que si vous le jugiez indispensable, et non pour satisfaire une vaine curiosité. »

Le notaire se répandit en protestations, mais M. Maranday l’interrompit au beau milieu d’une phrase très embrouillée :

« Duke s’impatiente, » dit-il.

Traversant rapidement l’étude devenue silencieuse, il donna sans compter quelques pièces blanches au domestique qui tenait son cheval, se mit en selle avec une aisance inconnue à Damville, et partit à fond de train dans la direction de Rochebrune.

Quoique aucun des jeunes clercs n’eût jamais goûté aux délices de l’équitation, il n’y en eut pas un qui ne regardât s’éloigner avec envie ce cavalier brillant et ne s’extasiât sur la beauté de Duke, un magnifique alezan doré.

Le petit clerc exprima ainsi la pensée générale :

« A-t-il de la chance, ce particulier-là, rien ne lui manque !… Il a peut-être des millions plein sa caisse. Pourquoi que le ciel n’a pas gratifié mon papa d’une partie de sa fortune au lieu de tout accumuler dans les mêmes mains ? C’est pas juste, vrai, c’est pas juste. »

— Dis-donc, toi, répondit Me Chatelard en lui tirant les oreilles, crois-tu qu’on devient riche à bayer aux corneilles ? Il y a gros à parier que M. Maranday a dix fois plus travaillé dans sa jeunesse que vous ne le ferez, vous autres, dans toute votre vie.

L’enfant, tout confus, baissa la tête :

— J’savais pas qu’vous étiez-là, M. Chatelart…

— Les paresseux ne deviennent jamais riches, mon garçon, sache cela pour ta gouverne. Ce qui n’est pas juste, c’est de vouloir une fortune toute faite ; gagne-la par ton travail.

— N’empêche que si j’étais le neveu de M. Maranday j’hériterais de ses millions sans avoir eu la peine de les gagner !

— Tu crois cela mon ami ? eh bien, je ne t’engagerais pas à t’y fier. Tel que je le connais, je crois qu’il choisira ses héritiers à bon escient, et avec ta paresse et ta négligence tu n’aurais pas grand chance d’être élu. Vois, tu n’es pas même capable de me copier un rôle. Fais attention, si tu ne veux pas que je te renvoie à ta famille.

Le notaire s’enferma de nouveau dans son cabinet pour écrire de sa plus belle écriture la série de lettres qu’il s’était chargé d’envoyer aux parents de M. Maranday, mais cette fois, personne ne broncha dans l’étude, chacun convenant tout bas que ses réprimandes étaient bien méritées.

Pendant qu’il exécutait consciencieusement les quatre copies qu’il ne pouvait songer à confier à ses clercs, il eut tout le temps de réfléchir à son énigmatique client.

« Jamais je n’ai vu pareil original » se dit-il sous forme de conclusion. « Si M. Maranday voulait renouveler connaissance avec des parents perdus de vue depuis longtemps, c’était bien simple d’écrire lui-même à ses deux cousins et à ses deux cousines, et d’inviter successivement chacune des quatre familles. Puis, s’il tenait à avantager l’un des petits, il le faisait à loisir. Il est évident qu’il n’a pas d’enfant puisqu’il m’a fait entendre très clairement qu’il cherchait un héritier. Alors, pourquoi écarter systématiquement des neveux à la mode de Bretagne ? Au lieu de filles qui changeront de nom en se mariant, il était bien plus naturel d’adopter un des garçons et de perpétuer ainsi le nom de Maranday… Comment ces quatre familles vont-elles accueillir ces invitations saugrenues ?…

Cela m’amuserait d’aller à la gare le 1er août pour voir combien de nièces Mlle Favières ramènera à cet oncle improvisé ! Qui sait ?… elles viendront peut-être toutes : on ne risque rien à accepter de venir passer deux mois de vacances dans un château, auprès d’un oncle millionnaire. Les de Montvilliers consentiront avec empressement parce que le mot de château sonne bien quand on parle d’un parent et de villégiature, sans compter le petit côté intérêt. — Ceux-ci… »

Et il écrivit l’adresse :

Mademoiselle Valentine Reynard,
4, rue de Vaugirard,
Paris.

« Ceux-ci sont trop artistes pour être choqués du procédé un peu leste, — car il n’y a pas à dire, c’est assez cavalier de limiter ses invitations de la sorte, en passant par dessus la tête des parents. — Les Reynard verront un séjour à la campagne dans de bonnes conditions et ils auront raison de ne pas se formaliser. Quant au magistrat, je puis m’attendre à échanger force lettres avec lui, mais le militaire acceptera à la bonne franquette… Ma foi, elles viendront toutes ! »

Et Maître Chatelart cacheta sa dernière missive.