Les cinq sous de Lavarède/ch29

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XXIX

FRANCE !

Le 5 mars, au matin, le Santa-Lucca mouillait dans le port de Livourne. Un grain à hauteur de l’île d’Elbe avait été le seul incident du voyage. Le bateau était à peine à quai qu’un télégraphiste bondissait sur le port, demandant :

— Il signor Lavarède ?

Averti, celui-ci se présenta et le messager lui remit une dépêche.

— Un télégramme, à moi, ici ?… qui diable peut… ?

Très intrigué, il regarda d’abord la signature.

— De Murlyton… Ah ! bien, il m’annonce le retour de miss.

Il y avait bien de cela, mais ce n’était pas tout ; la dépêche disait :

« Enlèvement Aurett simulé, était manœuvre Bouvreuil pour vous duper. Pas loyal profiter situation. Correct vous avertir. Ma fille près de moi vous dit : Continuez voyage. Nous retrouverez à Paris, 25, chez notaire. Puisque peux plus contrôler, munissez-vous certificats indiquant moyens de transport employés. — Truly. Murlyton. »

Un instant le jeune homme demeura immobile. Une joie intense chantait en lui. Aurett ne courait plus aucun danger. Et c’était elle, la chère enfant, qui lui disait, dans la sécheresse laconique du télégramme :

— Poursuivez votre route. Mon cœur est avec vous, je veux que vous arriviez vainqueur.

Quelques secondes accordées au sentiment, et puis le Parisien se retrouva plein d’ardeur.

Il fallait des certificats. Tout d’abord celui du capitaine du Santa-Lucca. Celui-ci ne fit aucune difficulté d’attester que pendant la traversée de Messine à Livourne, du 29 février 1892 au 5 mars, Armand avait rempli avec zèle et habileté les fonctions de mécanicien à son bord, et ce sans aucune autre rétribution que sa nourriture.

Il octroya non moins gracieusement à ce marin modèle quelques feuilles de papier à lettre. Et, séance tenante, Lavarède plaça sous enveloppe les deux cents francs empruntés à sir Murlyton, convertis en un chèque par les soins du capitaine Antonell.

De sa plus belle écriture, il moula cette suscription :

« À maître Panabert
« notaire
« Rue de Châteaudun
« Paris
« Pour remettre à sir Murlyton, Esquire. »

Une fois à terre, la « blague » reprit le dessus.

— J’ai vingt-cinq centimes à dépenser. C’est le prix d’un timbre-poste dans tous les pays de l’union postale : rien ne m’empêche donc d’affranchir ma lettre à maître Panabert.

L’épître jetée à la poste, le voyageur se préoccupa d’obéir à la dépêche de ses deux amis.

Le patron d’une tartane complétant son équipage l’embaucha, et de Livourne à la Spezzia et à Gênes, il apprit le jour, la manœuvre de la voile latine ; la nuit, la pêche à la traîne.

À Gênes, il passa sur une autre barque et jusqu’à Vintimiglia, fit successivement la guerre au thon, à l’éponge commune et au corail rose.

Une journée de marche pédestre sur la merveilleuse route de la corniche d’en haut, amena le journaliste à Monaco, où, pour arriver à Nice, il suivit la corniche d’en bas, au bord de la mer.

Là, un matelot, ayant été grièvement blessé dans une rixe, Lavarède le remplaça sur un caboteur, chargé d’oranges et de grenades. Débarqué à Toulon, le voyageur eut la bonne fortune de rencontrer le yacht d’un ami parisien, fils d’un chocolatier connu dans les cinq parties du monde.

Très intéressé par le récit de ses aventures, celui-ci offrit à Armand de le conduire à Marseille sur son yacht de plaisance, qui flânait dans la Méditerranée, sans but. Autant aller à Marseille qu’ailleurs.

Bref, le 16 mars, à huit heures du matin, le journaliste mit le pied sur le quai de la Joliette. Son premier cri fut un cri de joie

— Terre natale, terre de France, je te revois enfin et je te salue ! Ah ! c’est bon de respirer l’air du pays (et comme il aspirait à pleins poumons). Sapristi ! fit-il gaiement, il n’est pas aussi pur qu’à Nice et sent terriblement l’ail et le savon… mais enfin, ici ou là, c’est tout de même la patrie.

Il rangea ce qu’il appelait ses papiers, c’est-à-dire les attestations de ses patrons de hasard, depuis celui de la tartane jusqu’à l’obligeant yachtman :

— Comme ça, je ne passerai pas pour un vagabond, le plus grand danger que je courre maintenant… Je ne me vois pas pincé par la gendarmerie, qui, avec la placide lenteur de notre administration, attendrait pendant trois mois la preuve de mon identité… Avec ces paperasses, je suis tranquille.

Mais bientôt sa satisfaction fit place à des réflexions pénibles.

— Je suis à 865 kilomètres de Paris. Inutile de songer à les faire à pied. Le temps me manque. Donc il me faut trouver un véhicule. Mais lequel ? Ah lequel ?… Voilà la question. Ici, il ne s’agit plus d’employer les moyens héroïques… je suis en pleine prose à présent. Il faut trouver « des trucs », comme on dit au boulevard.

Parbleu, le chemin de fer lui plaisait. S’il avait connu un chef de gare, il aurait pu rentrer à Paris comme il en était parti. La moindre caisse eût fait son affaire. Seulement, il ne connaissait personne à Marseille.

Tout en songeant, Lavarède remontait la Canebière. La large voie, bordée de magasins, de cafés et d’agences commerciales ou maritimes, était encombrée de voitures. Les balles de café, de coton, se croisaient avec les emballages des savonneries.

Les chariots roulaient, lourdement, les conducteurs s’invectivaient, les chevaux hennissaient. Sur les trottoirs des hommes chargés de fardeaux se croisaient en tous sens, avertissant les promeneurs d’avoir à se garer par des cris aigus, des exclamations sonores. Les , les mon bon, les péchaire heurtaient les troun de Diou et les patafloc dans un vacarme assourdissant !

Calmes au milieu du tohu-bohu, les petits décrotteurs circulaient en casaque uniforme, sautaient aux pieds du passant arrêté et d’une brosse légère enlevaient la poussière blanche ternissant le vernis de la chaussure.

Évitant les chocs, Lavarède arriva sur le cours Belzunce. Le promeneur remarqua deux hommes qui sortaient d’un café au coin de la rue Pavé-d’Amour. Ils parlaient haut, en vrais Marseillais qu’ils étaient de la tête aux pieds.

— Eh ! disait l’un, viens donc déjeuner, Bodran.

L’autre résistait :

— Non, je dois me rendre…

— Au dépôt des mécaniciens et chauffeurs, la belle affaire ! Les roulements, ils sont établis sans toi… tout chef du dépôt que tu es. Ils s’exécuteront bien sans toi…

— Seulement si mon absence était constatée, je serais à l’amende. Non, tu emmèneras le petit, voilà tout. Accompagne-moi un peu, il doit être à jouer par là !

Lavarède avait dressé l’oreille. Cette fois il la tenait son idée. Ex-mécanicien d’un steamer, il saurait bien « chauffer » une locomotive. Et il avait le chef de dépôt sous la main ! Comment l’intéresser à son sort ?

Il suivit les deux hommes qui montaient vers les allées de Meilhan, se rendant ensuite à la gare Saint-Charles. Ils s’arrêtèrent et l’employé de chemin de fer montra à son compagnon un groupe de gamins sur le trottoir opposé.

— Tiens, voilà Vittor. Tu le prendras avec toi. Eh ! Vittor, ici !

À cet appel, lancé d’une voix de stentor, l’un des joueurs leva la tête.

— Té, s’écria-t-il, c’est le père !

Et il bondit sur la chaussée pour rejoindre l’auteur de ses jours. Dans sa précipitation, l’enfant n’avait pas aperçu un camion qui arrivait à fond de train.

Le chariot lancé allait écraser le petit. Les promeneurs virent le danger. Ils poussèrent un cri d’épouvante et… brusquement ils se turent stupéfaits. Lavarède n’avait pas crié, mais s’était élancé ; d’un revers de main, il avait culbuté le petit en dehors de la ligne suivie par les chevaux, et la voiture passée, il l’enlevait dans ses bras et le rapportait tout étourdi encore à son père.

Celui-ci était littéralement fou. Il embrassa le gamin, serra la main du sauveteur, fit de grandes démonstrations, gesticula, pleura, commença des phrases qu’il ne finissait pas. Enfin, il remit un peu d’ordre dans ses idées et Armand put percevoir ces mots :

— Vous avez sauvé Vittor, souvenez-vous du père Bodran. Il vous est dévoué jusqu’à la mort.

Le Parisien sourit et appuyant sa main sur l’épaule du Marseillais :

— Comme cela se trouve, dit-il, j’ai besoin de vous.

— De moi ?

— Précisément. J’ai entendu sans le vouloir votre conversation. Monsieur se charge de votre petit Victor. Une promenade et un bon déjeuner lui ôteront jusqu’au souvenir de sa frayeur. En nous dirigeant vers la gare je vous expliquerai mon affaire.

Avec des manifestations et des gesticulations exagérées les amis se séparèrent et le chef de dépôt resta seul avec le Parisien. Ce dernier avait déjà préparé une histoire :

« Il habitait Messine, vivant difficilement au jour le jour, quand il apprit la mort d’un parent à héritage. Le décès datait de loin et le 25 mars on atteignait le délai de prescription. Ses lettres au notaire demeurant sans réponse, il s’était embarqué comme mécanicien, il avait ses preuves en poche ; arrivé le matin même à Marseille, il se trouvait sans argent. »

Bodran fronça le sourcil. Ce discours lui semblait devoir aboutir à un emprunt. Mais Lavarède conclut négligemment :

— Or, demander l’aumône, solliciter un prêt, sont choses usuelles chez les gens qui ont l’habitude de l’oisiveté. Elles ne sauraient me convenir. Je suis un travailleur, moi, et ce que je demande, c’est un travail grâce auquel je puisse me rapprocher de Paris.

— Très bien, souligna le chef de dépôt visiblement soulagé.

Puis, par réflexion :

— Tout cela ne me dit pas ce que vous attendez de moi.

— Mais si.

— Vous trouvez ?

— C’est clair. Ex-mécanicien, je saurai bien chauffer une machine et vous auriez toutes facilités pour m’en confier une.

Bodran se gratta le nez.

— Diable ! diable ! ce n’est pas commode.

— Vraiment ?

— Sans doute, la Compagnie a ses mécaniciens et chauffeurs, classés après examen. Les roulements sont établis et à moins d’un accident.

— Provoquons-en un.

— Provoquer un accident ! clama l’employé avec ahurissement.

— Ou plutôt, continua Armand, un incident, un trou dans le roulement. Tenez, vous m’êtes dévoué à la vie à la mort. Du moins vous l’affirmiez tout à l’heure.

— Je ne m’en dédis pas.

— Eh bien ! menez-moi au dépôt. Invitez-moi à déjeuner et à dîner aujourd’hui.

— Bon !

— De plus, faites-moi cadeau d’un litre d’eau-de-vie. Avec cela, je me charge de mettre un chauffeur hors d’état de partir. Voilà l’incident demandé. Je remplace l’homme au pied levé et je file sur Paris.

La proposition égaya fort Bodran.

— Tenez, s’écria-t-il, vous êtes un malin. Venez donc… Les agents attachés à ce dépôt font le service jusqu’à Tarascon seulement. Je vous donnerai un mot pour mon collègue. Il vous enverra plus loin.

Les causeurs étaient arrivés a la gare Saint-Charles. Derrière son guide, le journaliste pénétra sur les quais, traversa les voies et gagna le dépôt.

Dix minutes plus tard, ses souvenirs de l’école de Brest aidant, il avait fait preuve d’une connaissance des machines suffisante pour que Bodram n’eût aucun scrupule, aucune inquiétude. Le chef de section le fit déjeuner.

À deux heures, au moment où une locomotive chargée de ses servants rentrait, il lui remit le litre de cognac réclamé. Armand scrutait le visage du chauffeur qui arrivait. Sous la poussière de charbon dont cet agent était masqué, son nez rutilait… Quel indice !… Lavarède se pencha à l’oreille de Bodran.

— Un mot. Quand repart ce gaillard-là ?

— Voyez le roulement. Minuit 52 minutes par train de marchandises 3014.

— Entendu ! c’est ce train que je choisis.

Et laissant le chef de dépôt, il se rapprocha de l’agent qu’il aspirait à remplacer. Le chauffeur nettoyait la locomotive. Le Parisien le questionna, se donnant pour un sous-ingénieur de l’exploitation, de passage au dépôt pour vingt-quatre heures.

L’ouvrage achevé, il savait que son interlocuteur s’appelait Dalmuche, qu’il n’était pas satisfait de son sort, — état d’esprit commun à tous les employés, — et qu’il désirait être promu mécanicien.

Armand feignit de s’intéresser à ces racontars, ce qui flatte le chauffeur. Il lui promit de le recommander à la direction, ce qui le charma, et, pour finir, lui fit avaler un verre de cognac. Du coup, l’homme fut conquis. Son nez rubescent n’avait pas trompé l’observateur. Il appartenait à un ivrogne. Dès qu’il aperçut le litre d’alcool, l’agent se sentit pris pour le soi-disant ingénieur d’une vive tendresse. Au lieu de consacrer au sommeil les heures allouées au repos par le roulement, il voulait accompagner son nouvel ami, le piloter dans Tarascon, lui montrer le pont du Rhône. Mais Lavarède le calma d’un mot.

— Reposez-vous bien. Après le dîner, nous finirons la bouteille. Cela éclaircit les idées.


Lavarède chauffeur.

Chose promise, chose due. À huit heures, les deux hommes s’attablaient en face l’un de l’autre, le flacon de cognac entre eux. À onze heures, Dalmuche ronflait sur la table après avoir « séché » la bouteille.

— Il en a au moins pour douze heures à cuver son eau-de-vie, grommela le chef de dépôt qui avait suivi avec intérêt les manœuvres de Lavarède. Je n’ai plus qu’à porter l’incident sur ma feuille. Pas d’autre chauffeur disponible ; je vous engage, ma responsabilité est à couvert.

— Cependant, objecta le jeune homme, vous n’inscrirez pas le motif : Ivresse.

— Pourquoi ?

— Je ne veux pas causer d’ennui à ce pauvre diable. Mettez indisposition subite.

— Je veux bien.

Et se frappant le front, Bodran ajouta :

— Mieux que ça : « Indisposition cholériforme ».

Le journaliste le regarda, surpris :

— On parle donc du choléra en France ?

— Ah ! ça, vous ne lisez pas les journaux ?

— J’arrive.

— C’est juste. Sachez donc que les feuilles racontent une foule d’histoires de microbes, si bien que personne n’a la maladie, mais que tout le monde en a peur. Si vous avez un coryza, les médecins le trouvent aussitôt cholériforme ; une fluxion devient « nostras » ; un cor au pied, « asiatique ». Par conséquent…

— …Cholériforme fera bien sur la feuille.

Sur ce, Lavaréde secoua vigoureusement la main du brave homme, glissa dans sa poche sa lettre de recommandation pour M. Berlurée, chef du dépôt de Tarascon, et sauta sur la machine. Sur sa prière, Bodran lui remit en outre un certificat établissant l’emploi de sa journée.

À minuit 52, le cheval de feu, comme disent les Arabes, s’ébranlait, entraînant à sa suite les vingt-quatre voitures du train de marchandises 3014. Par suite de la rupture d’un essieu, on perdit plus de deux heures à Rognac, et l’on arriva à Tarascon à huit heures.

M. Berlurée, en congé, n’était pas au dépôt. On indiqua à Lavarède le garni où il logeait. La maison était proche de la gare. Le rez-de-chaussée était occupé par un débit de vins, dont le patron contemplait la devanture avec une expression de désespoir.

M. Berlurée ? répondit le commerçant à la question du journaliste. Il prend ses repas chez moi, comme presque tous les employés du chemin de fer, mais il est à la fête de Lunel et ne rentrera que demain.

Et sans remarquer l’air désappointé de son interlocuteur, il grommela :

— Le diable emporte les fêtes votives !

Armand fut frappé de son accent rageur, et avec une commisération hypocrite :

— La concurrence, dit-il, cela vous prive de vos clients.

— Bon, je suis au-dessus de ça. Je bougonne pour la façade de ma maison.

— Ah !

— Dame. Je fais venir un peintre pour la remettre à neuf. Il gratte l’ancienne peinture, brûle le bois et crac ! il file à Lunel. Et je le connais ! Quand il est en noce, il en a pour huit jours. Pendant ce temps, mon établissement va rester dans cet état-là.

De fait, le débit avait un aspect piteux. Le visage du voyageur se dérida.

— Il serait bien étonné, souffla-t-il au marchand de vins, si à son retour, il trouvait la boutique repeinte.

— Il le mériterait… Seulement voilà, je devrais faire double frais.

— Non.

— Comment non ?

— Tenez, déclara Lavarède, je vais être franc. L’absence de M. Berlurée me gêne beaucoup. Service pour service. Assurez-moi la table et le coucher pour vingt-quatre heures, et je repeins votre façade.

Le marché était avantageux. Le commerçant fut tôt convaincu. Son épouse, une commère réjouie, au nez retroussé, courut chez un marchand de couleurs et rapporta les ustensiles et ingrédients nécessaires, plus un vernis désigné par le voyageur, qui le mélangea adroitement avec les matières colorantes.

Une heure après son arrivée, le Parisien, couvert d’une blouse obligeamment prêtée par Mme Félicité Croullaigue, la patronne, badigeonnait avec entrain.

Souvent Mme Félicité sortait pour voir si tout marchait bien. En réalité, elle avait été séduite par la physionomie fine du peintre, par ses yeux rieurs, par « un je ne sais quoi » qu’elle n’avait rencontré chez aucun de ses clients habituels.

Et puis jamais, dans le pays, on n’avait vu un ouvrier aussi expéditif. Grâce au vernis demandé par Lavarède, la couleur séchait presque instantanément, si bien qu’au soir la boutique avait reçu deux couches de bleu ciel, sur lesquelles se détachaient des filets noirs et le nom du débitant : Aristide Croullaigue, en jaune. C’était superbe. Le négociant exulta. Il proclama son hôte grand artiste, et si sa femme ne prononça pas une parole, ses regards furent éloquents.

Comme la signora Toronti, à Messine, elle rêvait peut-être d’attacher le peintre à son établissement. Un vrai Don Juan, ce Lavarède ; pas une n’échappait à la fascination.

Le lendemain matin, un mot de M. Berlurée était apporté par un camarade. Le chef de dépôt mandait à Croullaigue qu’ayant rencontré à Lunel d’anciens camarades de l’École des arts et métiers, il prenait, sur autorisation de ses supérieurs, cinq jours de congé.

À cette nouvelle, Armand ressentit un choc. Il ne pouvait rester à Tarascon jusqu’au 22 ou 23 mars. Oh ! certes, d’ici-là il ne manquerait de rien. Ravie de le conserver, Mme Félicité se chargea de lui trouver de l’ouvrage.

Au besoin elle lui eût fait badigeonner les manches à balai aux couleurs nationales. Jamais son mari n’avait soupçonné qu’il y eût tant de choses à peindre dans la maison. Et Armand couvrait de teintes variées des objets divers, tout en cherchant une idée qui ne venait pas.


Lavarède Peintre.

Pour atteindre Paris en temps utile, le chemin de fer seul était un véhicule assez rapide. Une visite à la gare lui prouva qu’il ne trouverait aucune aide de la part du personnel, tremblant sous le commandement d’un chef sévère.

La journée du 18 mars avait fui, celle du 19 s’avançait. Désespérément Lavarède maniait son pinceau. Il s’était juré de quitter la ville le lendemain coûte que coûte, non plus pour arriver à Paris, mais pour changer de place, pour échapper à l’excitation nerveuse qui le gagnait.

D’une armoire de bois blanc, il venait de faire un meuble en acajou, et prenait, sur le comptoir, le vermouth offert par le patron, quand un homme d’équipe entra :

— Dites donc Croullaigue, fit-il, demain matin vous aurez deux déjeuners en plus.

Le commerçant inclina la tête.

— Vous attendez des amis ?

— Non, mais les employés du bureau-ambulant.

— L’ambulant du train-poste 4, Marseille-Lyon. Pourquoi ?

— Parce que la correspondance de Perpignan-Cette sera en retard.

— Vous savez cela d’avance ?

— Dame !… Un éboulement près de Narbonne. Service provisoire en voie unique. Résultat : désheurement des trains. Mais ne vous en plaignez pas. Il y a un certain Poirier, ambulant, qui n’engendre pas la mélancolie. Il boit, il mange. En voilà un qui n’a pas peur du choléra.

Mme Félicité écoutait à la porte. Elle poussa un gloussement effrayé.

— Ne prononcez pas le nom de cette horrible maladie.

Sa voix tremblait.

— Bon ! fit l’employé, qu’avez-vous ?

— Ce que j’ai ? Allez au coin de la rue et lisez l’arrêté du maire, vous m’en direz des nouvelles : « En cas d’indisposition constatée, faire transporter le malade à l’hôpital d’urgence, afin de ne pas contaminer les maisons particulières. »

Lavarède fit un brusque mouvement. Le train 4 devait attendre ici. Le personnel de la gare ne comptait donc pas d’ambulants auxiliaires que l’on pût expédier avec les dépêches du Midi par un autre train. Un éclair traversa son regard, tandis que ses lèvres s’écartaient sous l’effort d’un sourire involontaire. Tarascon n’agaçait plus Armand, les Croullaigue lui devenaient supportables. Pour un peu, il les aurait embrassés.

Le lendemain, dès le matin, la boutique fut remplie de consommateurs. C’était un dimanche et chacun sait que, ce jour là, on boit pour tout le reste de la semaine. Les carafons se vidaient, les verres s’entre-choquaient. Un relent d’alcool flottait dans l’air.

On causait de la ville, des marchés, des constructions, des récoltes, de politique, surtout de la politique locale. Comment ces conversations aboutirent-elles à l’épidémie cholérique ? Nul n’aurait su le dire. Pourtant la chose arriva, et la pauvre cabaretière qui allait de table en table, parée de la robe et du bonnet des dimanches, sentait ses jambes se dérober sous elle, en entendant résonner à ses oreilles le nom du terrible ennemi envoyé par l’Asie conquise à l’assaut de l’Europe victorieuse.

D’abord ses traits s’étaient couverts d’une teinte pivoine, puis graduellement la malheureuse avait pâli. Son nez retroussé palpitait au milieu d’une face blafarde quand, à midi et demi, les employés de poste du bureau ambulant du train 4 vinrent s’installer pour déjeuner.

Leur train attendait en gare les correspondances du Midi. Aussitôt Lavarède courut à Mme Croullaigue.

— Remettez-vous, lui dit-il avec un accent dont la commère se sentit troublée, ces bavards vous ont épouvantée. Je vais servir ces messieurs.

Les roses revinrent aux joues de la dame. Elle accepta d’un geste de reine remettant les soucis du gouvernement à un favori.

Et léger, gracieux, parisien jusqu’au bout des ongles, Armand, la serviette sous le bras, prit la commande des postiers ; puis il disparut, avec un Boum ! voilà ! dont tressautèrent les compatriotes de Tartarin rassemblés dans la salle. Dextrement il assura le service.

Seulement, ce que personne ne put voir, il saupoudra les portions de l’un des agents d’une poudre blanche contenue dans un flacon dérobé sur la cheminée de Félicité. Petit flacon à quatre faces sur chacune desquelles on pouvait lire ces mots éloquents en relief.

« Magnésie anglaise. »

L’agent, qui n’était autre que le fameux Poirier annoncé la veille, mangeait gloutonnement, s’interrompant tout au plus pour déclarer que la cuisine tarasconnaise avait un petit goût particulier ; … pas désagréable au fond, on s’y faisait vite.

Imperturbable, le journaliste écoutait les appréciations du postier.

Tout à coup, celui-ci cessa de dévorer. Il regarda à droite et à gauche d’un air surpris, promena une main inquiète de l’épigastre à son abdomen.

— Qu’as-tu, Poirier ? demanda son compagnon.

— J’ai… Je ne sais pas ce que j’ai… C’est curieux… Je te demande pardon, Tolinon, je reviens de suite.

Tout courant Poirier accosta Lavarède, lui parla bas, en reçut une réponse et fila comme une flèche dans un large terrain vague situé derrière le débit.

Tout au fond on distinguait une petite tonnelle de pierre, sur la porte jaune de laquelle s’étalait le nombre 1 000. Dans le Nord on se contente de signaler ce lieu par le chiffre 100 ; ce n’était pas assez pour la faconde tarasconnaise de Croullaigue ; il a ajouté un zéro.

Une grosse clef rouillée était sur la porte. Poirier disparut dans la maisonnette, confidente discrète de plus d’une souffrance, et, après quelques instants de méditation, songea à aller retrouver son ami. Mais il eut beau pousser le battant de chêne, celui-ci refusa de tourner sur ses gonds. Il s’épuisa en vains efforts, criant, hurlant. On ne l’entendait pas de si loin. Durant une demi-heure, l’infortuné rugit dans sa prison.

Enfin un bruit de pas arriva jusqu’à lui. Il poussa un soupir de satisfaction. Ses appels avaient été entendus. On venait le délivrer.

La porte s’ouvrit. Il se précipita, un remerciement aux lèvres, mais un drap de toile s’abattit sur sa tête !… Avant qu’il eût pu protester contre cette nouvelle mésaventure, il était renversé, garrotté, couché sur une civière et emporté par deux hommes vers une destination inconnue.

Au milieu d’un groupe de gens affairés réunis dans le terrain vague, Lavarède pérorait. Il se contraignait à la gravité, encore qu’il eût fait tout le mal et qu’il eût une forte envie de rire. Derrière Poirier il avait quitté la salle commune du débit. D’un tour de clé il avait emprisonné le pauvre ambulant, et quand son collègue Tolinon s’était inquiété de sa longue absence, il avait crié :

— Je vais voir, monsieur.

Cinq ou six fois il avait feint de s’enquérir du postier. À chaque voyage son front se rembrunissait. Au troisième il avait murmuré tout bas en passant auprès de Mme Félicité.

— Si c’était le choléra !…

Au quatrième, il ajouta :

— S’il allait mourir là !

La cabaretière avait perdu la tête, dépêché son mari au commissaire spécial de la gare, et le fonctionnaire, accompagné de deux porteurs et d’une civière, avait enlevé Poirier pour le transférer à l’hôpital, ainsi que le prescrivait l’arrêté du maire.

Maintenant l’autre postier Tolinon se lamentait. Il restait seul pour assurer le service entre Tarascon et Lyon. Jusque-là pas d’auxiliaire !… Bien certainement, il commettrait des erreurs qui nuiraient à son avancement. Car si l’administration se dérobe à toute responsabilité vis-à-vis du public par la rubrique connue : Cas de force majeure ! elle ne permet pas à ses agents d’user de la même excuse.

— Bon, fit une voix auprès de lui. Pendant la guerre turco-russe, j’ai fait le service dans les Balkans. Si vous voulez, je vous seconderai.

Tolinon se détourna. Lavarède le regardait souriant. Il disait vrai… presque. Correspondant de son journal, les circonstances l’avaient amené, en Turquie, à convoyer un courrier pour être sûr que son envoi partirait, ce qui n’arrivait pas toujours, en ce temps-là, dans l’empire ottoman.

Dans la position de l’ambulant, un homme un peu au courant était le salut. Après quelques répliques rapides, il serra les mains du Parisien :

— Venez donc, car l’heure du départ est proche.

— À l’instant.

Courir à Mme Félicité, lui adresser un adieu ému, lui arracher un certificat de bonne peinture fut l’affaire d’une minute. Bientôt, triomphant, le voyageur montait à la suite de Tolinon dans le wagon des postes, et le train démarrait l’emportant vers Lyon, — au lieu et place du sieur Poirier que les infirmiers de l’hôpital de Tarascon soignaient avec un dévouement dont le patient pensa devenir fou.

Montélimar, Valence, Vienne, Givors, défilèrent sous les yeux du journaliste, chargé par Tolinon du lancement des sacs de dépêches, au passage des gares franchies sans arrêt.

Et il les lança ces sacs, avec un entrain tel que, durant une semaine, le service de la poste subit dans les départements de l’Ardèche, de la Drôme, de l’Isère et du Rhône une perturbation dont les habitants conserveront longtemps le souvenir !…

— Lyon-Perrache !

À ce cri d’un employé, Lavarède dut résigner ses fonctions. Tolinon le présenta au chef de gare qui le félicita chaudement. On ne connaissait pas encore les fantaisies de sa distribution. Les sous-chefs, inspecteurs, commissaires de surveillance tinrent à honneur de lui serrer la main.

Toute cette gloire ne l’empêchait pas de se retrouver sur le pavé. Mais il fit bonne contenance, confia à Tolinon qu’il se proposait d’entrer dans les postes, lui extorqua ainsi un certificat pour servir à « telles fins que de droit », et tira de son côté en grommelant :

— Grâce à la gratitude de cet imbécile, tout le personnel de Perrache me connaît. Rien à faire pour moi ici. Éloignons-nous.

Allongeant le pas, il traversa la ville et gagna la campagne.

— Comme cela au moins, dit-il, je pourrai passer la nuit à la belle étoile sans risquer d’être arrêté par la police.

Tout en marchant il soliloquait :

— Voyons, récapitulons un peu ce que j’ai déjà été depuis quelques jours… De Livourne à Marseille, pêcheur, caboteur et touriste… De Marseille à Lyon, chauffeur, peintre et postier… Qu’est-ce que l’avenir me réserve et que serai-je demain ?

Après un soupir, il conclut joyeusement :

— Bast ! me voici presque à mi-chemin de Paris, c’est toujours cela de gagné ! Avanti ! Adelante ! Worwœrt ! Go ahead ! je l’ai déjà dit en bien des langues… Maintenant en français : En avant !