Les civilisés/XIII
XIII
Rue Catinat, à l’heure de l’Inspection, Torral rencontra Mévil à pied, les bras ballants. Il s’étonna, ironique.
— « Où est ta voiture ? que fiches-tu ici, quand toutes les femmes font l’allée des poteaux ?
— Je ne sais pas. »
Mévil semblait las et terne. Torral lui prit le bras.
— « Et Fierce, que devient-il ? Huit jours que je ne l’ai pas vu. La dernière fois, c’était ici, un soir ; il courait comme un poulain ; je l’invite pour la nuit, il me crie qu’il ne peut pas, qu’il est éreinté, et repart à toutes jambes. Depuis, disparu.
— Je l’ai aperçu hier, de loin, dans le landau des Malais.
— Il donne là-dedans ! »
Torral s’était arrêté de surprise.
— « Oui. On parle souvent de lui dans cette maison, dans d’autres.
— Je le croyais moins bête. »
Ils marchèrent côte à côte.
— « Malais, raconta Torral, est en train de gagner une somme énorme dans l’affaire du riz. L’impôt lui a été affermé pour quatre millions seulement, parce que le gouverneur n’osait pas lever cet impôt-là lui-même. Malais ose : il a enrôlé deux mille sacripants armés de Winchesters ; et l’impôt donnera huit millions ; — mais nous aurons une révolte. »
Mévil fit un geste indifférent.
« Gênant, une révolte, insista Torral. On peut nous mobiliser. »
Il était officier de réserve, et désigné, le cas échéant, pour commander une batterie du cap Saint-Jacques.
Mévil n’écoutait pas et marchait les yeux à terre.
« Qu’as-tu ? » fit tout à coup l’ingénieur.
Le médecin, lentement, haussa les épaules :
— « Des ennuis… »
Il parlait à regret.
… « Des ennuis. J’ai envie d’une femme, — qui ne veut pas. J’ai envie de deux femmes…
— Quelles ?
— Malais, — Abel.
— La mère Abel ?
— Non. Marthe.
— Cette petite ? Tu la trouvais maigre.
— Oui. Mais quand je la regarde, j’ai des vertiges. Tu te souviens, un soir, au théâtre ? J’ai failli m’évanouir. Elle m’éblouit comme une lampe électrique. J’ai fouillé mes bouquins, je n’ai pas trouvé de maladie analogue. Je ne sais pas me soigner… »
Il s’arrêta un instant.
— « Je l’épouserai, acheva-t-il.
— Tu es fou, dit Torral.
— Peut-être bien. »
Torral réfléchit.
— « Deux femmes qui ne veulent pas ! C’est beaucoup pour Saïgon. Tu as tout essayé ?
— Je n’ai rien essayé : je me cogne à un mur. Marthe me fait peur et me paralyse. L’autre a peur de moi et me ferme sa porte.
— Elle t’aime, alors.
— Ça m’avance bien ! »
Ils allumèrent des cigarettes. Mévil laissa la sienne s’éteindre.
— « Il y a d’autres femmes, conseilla l’ingénieur. Ici ou là, le spasme est pareil. »
Mévil hocha la tête,
— « Je ne peux pas. Parbleu oui, il y a des femmes ; — plus que je n’en veux ; — plus que je n’en puis prendre. — Tiens, en ce moment, on m’attend à Cholon, et si je suis à pied, c’est que je ne veux pas de cocher pour aller à ce rendez-vous, qui est une aventure discrète : une jeune fille…
— Ça m’est égal. Eh bien ?
— Eh bien, ce n’est pas celle-ci que je veux, ni les autres.
— Prends garde, dit Torral. Si tu en es là, c’est dangereux. »
Ils avaient marché jusqu’à la cathédrale. Ils s’arrêtèrent devant la porte.
— « Te souviens-tu, dit Torral, du chat qu’un soir j’ai jeté contre cette pierraille ? C’était le jour de l’arrivée de Fierce ; — imbécile de Fierce ! — nous étions ivres, et nous cherchions le quartier Boresse, quartier bien famé. Il y a de la philosophie dans cette histoire, — et de la médecine ; la médecine qui convient à ton cas. De l’alcool et du coït : tes vertiges passeront.
— Non, dit le médecin. J’en ai fait l’expérience : Quand l’envie d’une femme me tenaille, rien ne m’en distrait. J’ai trop obéi à ces envies-là ; j’en suis l’esclave ; cette fois encore, il faut que j’obéisse, ou… »
Ils étaient sur la chaussée sablée de rouge. Une victoria passa très près d’eux, ses roues crissant. Mévil resta surplace ; l’essieu frôla sa jambe.
— « Fais attention ! » avait crié l’ingénieur en sautant en arrière.
Mévil le regarda d’un air surpris, puis fit un geste insouciant.
— « Il n’y a pas de danger, » murmura-t-il.
Ils redescendirent la rue.
— « Voilà, résuma le médecin.
— Il n’y a rien de perdu, dit Torral. La Malais t’aime probablement ; fais-lui la cour. Utilise Fierce, l’imbécile ! puisqu’il va chez elle. Rencontre-la, n’importe où, guette-la, traque-la ; chasse à l’affût ! Et quant à l’autre, — que diable ! tu ne l’aimes pas : des éblouissements, ce n’est pas du rut.
— Si je ne couche pas avec Marthe Abel, affirma Mévil, têtu, ces éblouissements-là ne finiront pas, et j’en crèverai.
— Tout finit, dit Torral. À ce soir, au cercle. »
Il s’éloigna, puis revint.
— « Par exemple, prends garde aux voitures. Tu as des tangences fâcheuses aux trajectoires des roues. C’est plus grave qu’un éblouissement rentré. »