Les civilisés/XIX

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Librairie Paul Ollendorff (p. 202-203).
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XIX

Le lendemain fut une journée bleue qui semblait sourire à toutes les espérances des hommes. — L’amiral duc d’Orvilliers vint officiellement demander, pour son aide de camp, le comte Jacques de Fierce, la main de Mlle Sélysette Sylva.

Mme Sylva était dans son jardin, assise au milieu des banians. Dans le coin des hibiscus, effrayée et rougissante, Sélysette, appelée, écoutait. Quand sa mère eut consenti, elle donna silencieusement sa main. Et les deux promesses s’échangèrent.

Mlle Sylva acceptait d’être Mme de Fierce, avec beaucoup de bonheur. Confiante absolument dans son fiancé, elle se donnait sans retenue ; et rien ne lui semblait meilleur ou plus sûr que l’amour de cet homme d’honneur qu’elle plaçait haut dans son estime et qu’elle aimait de toute son amitié.

Le soir, ils eurent leur baiser de fiançailles. On prolongea tard la soirée, sur la véranda voilée de vigne vierge. À minuit, Fierce s’en revint à pied jusqu’au quai endormi. Le Bayard bornait l’horizon bleu d’une longue silhouette noire ; les mâts, les cheminées, les passerelles, les blockauss s’enchevêtraient en charpentes bizarres ; derrière, et suspendu parmi les aréquiers de la rive orientale, un croissant de lune jaune semblait une lanterne d’ombres chinoises.

Fierce, étonné vit quatre colonnes de fumée qui montaient des cheminées du croiseur. Les feux de toutes les chaudières étaient donc allumés ? Pourquoi ? Hâtant le pas, il franchit la coupée. Un timonier guettait son retour : l’amiral l’attendait, devant une table chargée d’ordres et de dépêches.

— « Pas de chance pour vous, mon petit Fierce ; nous partons tout à l’heure pour Hong-Kong ; — ordre de Paris. — Ne vous désolez pas, ce n’est peut-être que pour une ou deux semaines… »

La moustache grise coupait durement la vieille figure revêche, mais les yeux doux s’attendrissaient de compassion.

Sans mot dire, Fierce s’en fut dans sa chambre et ferma sa porte. Le factionnaire de garde dans le couloir l’entendit s’assoir sur le lit qui craqua, et ne vit pas de lumière par le grillage d’aération. Fierce, le front dans sa main, songeait dans la nuit triste.

Il ne se coucha point. Il était comme un fiévreux convalescent qui tout à coup recommence d’entendre à ses tempes les battements brusques de la fièvre mal éteinte.

Le Bayard appareilla pour la marée de six heures.