Les civilisés/XVII

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Librairie Paul Ollendorff (p. 183-191).
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XVII

Dans le parc du gouvernement, Mlle Sylva, gardée à déjeuner par son tuteur, et Mlle Abel, en visite, se promenaient.

Il n’y avait pas d’intimité entre elles, parce que Marthe trouvait Sélysette trop jeune, et Sélysette, Marthe trop âgée. Elles avaient d’ailleurs vingt ans l’une et l’autre, mais vingt ans différemment mûris.

Elles se promenaient à petits pas, sans trop bavarder, dans les allées anglaises, entre les beaux taillis épais qui font du parc un bois ; — un bois grand comme un jardin, mais si touffu qu’on n’en découvre pas les murs.

— « Sélysette, dit tout à coup Mlle Abel, que faites-vous de votre flirt ?

— Quel flirt ? fit Sélysette sincère.

M. de Fierce, voyons.

— Mais ce n’est pas un flirt, Marthe ; seulement un ami, je vous assure qu’il ne me fait pas du tout la cour… »

Mlle Abel prit son sourire de sphinx.

— « On a volé votre photographie dans mon album. Qu’en dites-vous ?

— Volé ma photographie ? Qui ?

— Naturellement je n’en sais rien. Un amoureux, je suppose.

— Ce serait une horreur, déclara Mlle Sylva avec indignation. Mais je crois plutôt qu’elle s’est perdue. Je vous en enverrai une autre. »

Elle vit un banc de pierre qui bordait l’allée, et, lasse de se promener à pas sages, sauta par-dessus.

— « Comme vous êtes jeune ! » dit Mlle Abel. — Elle parlait toujours d’une même voix cristalline et nette, quoi qu’elle dit.

Mlle Sylva revint à côté d’elle.

— « Marthe, c’est à moi de vous demander des nouvelles de votre amoureux. Est-ce que le docteur Mévil ne s’occupe pas de vous ? »

Marthe regarda le sable rouge de l’allée :

— « Si… peut-être ; et de beaucoup d’autres aussi. Ce n’est pas intéressant, le docteur Mévil.

— Je croyais — Mlle Sylva hésitait à se souvenir d’une parole de Fierce ; — je croyais qu’il s’occupait de vous plus que des autres…

— Il aurait tort ; — Mlle Abel marquait sa plus froide indifférence ; — qui vous a dit cela ?

— Personne, mentit Sélysette en devenant écarlate. Il ne vous plaît pas ? »

Marthe Abel fit une moue et sembla réfléchir à des choses lointaines.

— « J’aime mieux M. Rochet, dit-elle tout à coup en riant d’un air bizarre.

— Le vieux journaliste ? Vous êtes folle ! » fit Sélysette scandalisée.

Elles s’assirent sur le banc de pierre.

— « Sélysette, que pensez-vous de M. de Fierce ?

— Mais rien de particulier. Il est charmant, très délicat et bon camarade. Vous savez tout cela comme moi.

— Il vous plaît ?

— Marthe, pourquoi me taquinez-vous ? Je vous assure qu’il n’y a rien entre nous, absolument rien…

— Vous êtes un amour de petite fille, » affirma Mlle Abel ; et elle prit les mains de Sélysette pour les serrer dans les siennes, ce qui était pour sa coutumière froideur une manifestation sympathique extraordinaire.

« Je suis sûre, — elle appuyait, — sûre qu’il n’y a rien. Mais dites quand même : il vous plaît ?

— Pourquoi non ?

— Vous l’aimez ?

— Que vous êtes absurde ! »

Mlle Sylva se levait, presque colère.

— « Ne vous fâchez pas, implora Marthe. Je vous jure, Sélysette, que je ne veux pas, pas du tout vous faire de la peine. Au contraire…

— Je sais bien, » murmura Sélysette apaisée.

— Écoutez, reprit Marthe. Vous êtes jeune, jeune et si gentille que je vous aime beaucoup. Nous parlions du docteur Mévil tout à l’heure. Il est très ami de M. de Fierce…

— Oui, » dit Sélysette ; elle rougit encore au souvenir de son mensonge de tantôt.

— « Eh bien, tâchez… je ne sais comment dire… tâchez qu’ils soient moins amis que cela…

— Mais comment voulez-vous ?…

— Tâchez, Sélysette. — Je vous aime plus que vous ne pensez, beaucoup plus… »

Les hibiscus avaient fleuri dans le jardin de la rue des Moïs, et tous les buissons étaient rouges.

Ce même jour, l’amiral d’Orvilliers rendait visite à Mme Sylva restée seule à la maison ; Sélysette, retenue par le gouverneur, n’était pas encore de retour.

Les deux fauteuils voisinaient sous les banians de la terrasse, et le tout petit boy à chignon de soie avait mis près de l’amiral un grand whiskey and soda plein de glace.

— « Il me manque, dit d’Orvilliers, d’entendre une jolie voix que j’aime me chanter mes vieilles chansons.

— Sélysette ne tardera pas, » dit l’aveugle.

Mme Sylva souriait, parce que le seul nom de sa fille lui donnait du bonheur.

Ils attendirent. L’amiral avait pris une des mains de sa vieille amie, l’avait baisée et la gardait amicalement.

— « Savez-vous, dit-il soudain, que je vous trouve plus heureuse que moi, après tous vos deuils et toutes vos misères ? Vous avez votre Sélysette ; et c’est le grand trou de ma vieille vie solitaire, — pas de fille à moi pour m’aimer. »

Mme Sylva pressa doucement la main qui retenait la sienne.

« Une fille de vingt ans, murmurait l’amiral. — À quand le mariage ? » demanda-t-il tout à coup.

Mme Sylva leva ses épaules maigres.

— « Quand Dieu voudra. Les mamans toutes sont pareilles, et mon enfant ne me quittera pas sans déchirer pour toujours mon vieux cœur ; mais je ne suis point égoïste, et d’ailleurs, il faut bien que ma fille se marie, pour me donner des petits-enfants.

— Y a-t-il des maris, à Saïgon ?

— Beaucoup trop, parce que ma Sélysette est riche. Mais nous choisirons à notre aise. J’aimerais mieux un mari qui ne fût pas colonial.

— Cela se trouve, fit d’Orvilliers ; qu’en pense Sélysette ?

— Rien du tout encore.

— Croyez-vous ? Les petites filles sont cachottières.

— Pas la mienne, » affirma Mme Sylva.

Elle expliqua sa croyance.

« Ma fille n’est pas une fille d’aujourd’hui. Je l’ai faite pareille à moi, pareille à ce que fut ma mère. Je ne trouve pas que l’éducation des femmes soit en progrès. On dénigre les petites oies blanches de jadis ; mais j’ai vu la génération nouvelle : c’est moins blanc et c’est plus oie.

— J’ai peu d’expérience là-dessus ; mais ce que vous dites me paraît raisonnable.

— Sans nul doute. On initie maintenant les jeunes filles à tout ce que la vie a de plus laid ; mais comment ? par le roman, par le journal, par la rue, par les flirts. Croit-on qu’elles puisent là-dedans une science profitable ? Croit-on que pour s’être bien crottées d’avance, elles sauront mieux marcher dans la boue du chemin ? Ce n’est qu’en forgeant qu’on devient forgeron. On enseigne à ces enfants que le monde ne vit que de calcul ; mais elles n’en sont pas plus habiles pour être moins naïves, et le moment venu, elles calculent mal, et font de sots mariages.

— Et jadis ?

— Jadis, les mamans calculaient pour leurs filles : c’était plus propre et moins niais. Je calculerai pour Sélysette. Parmi ceux qui lui plairont, je tâcherai de deviner le plus sincère et le plus honnête, elle l’épousera sur ma foi, et l’aimera de tout son cœur. Après quoi ils vivront très heureux…

— Sauf…

— Sauf l’imprévu de la vie. Mais que faire ? Elle abordera la grande loterie avec les meilleurs numéros. Si la roue tourne mal, il lui restera sa solide foi de chrétienne, et elle portera toutes les croix, comme j’ai fait.

— Nous recauserons de ces choses, dit l’amiral ; et je vous dirai quelque jour une vieille idée de ma vieille tête… »

Les joues toutes roses, Mlle Sylva arrivait en coup de vent.

— « Maman, maman ! Il y a un an que je ne t’ai pas vue… »

Elle l’embrassa fougueusement.

« Ça n’en finissait plus, chez le gouverneur. Il y avait un tas de gens, — Marthe Abel… »

M. d’Orvilliers se levait.

— « J’ai vu l’enfant prodigue, je suis content ; et je m’en vais.

— Pas encore ! » pria Sélysette.

Elle alla dépouiller un buisson d’hibiscus et vint offrir au vieil ami deux poignées de fleurs rouges à longs pistils d’or.

« Pour votre beau salon flamboyant de sabres et de baïonnettes ; — et pour que vous pensiez plus souvent à nous, là-bas ! »

M. d’Orvilliers prit les fleurs et caressa les petites mains.

— « Merci. Vous permettez que j’en donne un peu à Fierce, pour le consoler de ne pas m’avoir accompagné aujourd’hui ?

— Hum ! Je ne sais pas trop si je permets, plaisanta Mlle Sylva. Où est-il, M. de Fierce ?

— Il fait la fête, » affirma gravement l’amiral.

Les sourcils blonds se froncèrent, — imperceptiblement.

« Une fête nautique, compléta M. d’Orvilliers en riant : Il a pris passage sur un des torpilleurs de la défense mobile, et il fait des exercices au large du cap Saint-Jacques ; tout cela par zèle pur et simple, ce qui est méritoire : il ne fait pas beau, en mer, aujourd’hui. »

Près de se coucher, Mlle Sylva, ce même soir, vint respirer un moment sur la véranda.

La nuit chaude répandait des parfums à flots. Toutes les fleurs, et chaque motte de terre humide et odorante, exhalaient des souffles troublants.

Mlle Sylva frissonna dans cette ombre vivante. La véranda était basse, et l’horizon limité ; mais la nuit opaque ouvrait l’illusion d’une immensité noire. Mlle Sylva rêva voir Saïgon tout entier, et le fleuve où flottent les navires et les jonques. Dans son rêve, un torpilleur passa, blanc d’écume.

À la même heure, Fierce entrait à bord du Bayard.

Il était courbaturé de lassitude, et trempé jusqu’aux os par l’embrun du large. Le sel des vagues poudrerizait âprement son visage et brûlait ses yeux.

Mais une joie saine courait dans ses artères. — Parfois, des souvenirs assiégeaient ses heures oisives, des souvenirs d’avant Sélysette, des souvenirs de débauche et de scepticisme, — qui ressemblaient à des nostalgies ; — mais aujourd’hui, la rude journée pleine de rafales avait balayé loin ces nostalgies mauvaises. Et il se retrouvait dans sa chambre bleue, à l’heure du sommeil, simple de cœur et naïf d’esprit, — pas civilisé ; — amoureux.

Une singulière ivresse le charma. Confusément, il eut conscience d’une maladie étrange à quoi il échappait, — la Civilisation ; — il se crut convalescent ; il escompta l’avenir, un avenir de guérison, de santé radieuse.

Au mur, dans un cadre bizarre et somptueux, fait d’une fourrure de panthère noire, un pastel souriait, — Sélysette Sylva, d’après la photographie volée l’autre semaine. Fierce, religieusement, s’agenouilla devant son médecin, et cherchant au fond de sa mémoire des paroles adoratrices, il pria, pour la première fois, certes, depuis sa très petite enfance.