Les civilisés/XXII

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Librairie Paul Ollendorff (p. 210-214).
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XXII

Plusieurs escadres, — anglaise, allemande, russe, américaine, — étaient assemblées à Hong-Kong, et la rade de guerre, encombrée de navires, semblait une cité cosmopolite, une Venise internationale, où tous les pavillons du monde flottaient sur un archipel de palais d’acier. Côte à côte, cuirassés et croiseurs s’alignaient amicalement, sans souci de querelles anciennes ni de guerres prochaines. Le vent était à la paix ; on fraternisait.

Canots, vedettes, baleinières se croisaient en tous sens dans un incessant va-et-vient. C’étaient des visites, des salutations, des renseignements ; le défilé des aides de camp encombrait les coupées ; les carrés et les wardrooms étaient des salons mondains où le champagne coulait sans trêve ; et l’on parlait anglais, français, russe, japonais même, comme dans une moderne Tour de Babel.

Cela durait tout le jour, et le soir apportait un surcroît d’agitation dans la flotte et dans la ville enfiévrées. Quand le soleil plongeait dans la mer rose, les pavillons descendaient pompeusement des cornes et des mâts, — glorifiés au son des clairons, des fusils et des tambours ; et les hymnes nationaux s’épandaient dans le crépuscule, — chaque navire jouant d’abord le sien, puis tous ceux des autres, par courtoisie. Une mélodie enchevêtrée et confuse achevait ainsi la vie diurne, — officielle.

Mais l’autre, la nocturne, commençait alors. Les phares, les fanaux, les lanternes, et chaque fenêtre de la ville, s’illuminaient. Les faubourgs encerclaient la rade de feux, et les navires, au centre, ripostaient de tous côtés par leurs faisceaux électriques. Çà et là, sur l’eau noire, couraient les gerbes d’étincelles des canots à vapeur. Et par canotées pleines, les escadres lançaient à l’assaut de la ville la horde tumultueuse de leurs matelots en bordée.

Les quais luisaient, blancs comme neige sous les réverbères voltaïques. On y montait par des perrons de pierre où les embarcations accostaient en cohue. Au bas des marches, les fanaux blancs, rouges et verts dansaient sur les vagues une polka lumineuse ; au haut, les pousse-pousse et les palanquins se colletaient avec des injures asiatiques, en secouant leurs lanternes bariolées. Les matelots courant et chantant s’entassaient dans les véhicules, avec des cris, des sifflets, des appels, — tous ces bruits noyés dans l’immense clameur chinoise, qui redoublait, — rauque, chantante, mystérieuse.

Dans la nuit zébrée de lueurs et d’ombres, le galop des coureurs et des porteurs s’enfonçait. Et c’était l’escalade des ruelles en pente et des escaliers sans fin, jusqu’au cœur de la ville chinoise, qui ne connaît pas le sommeil. Les banques, les clubs, les comptoirs européens s’alignent à Hong-Kong dans une seule longue rue parallèle au quai, — la rue de la Reine, et cette rue-là, sauf quelques détails de couleur trop locale, pourrait appartenir à n’importe quelle cité coloniale anglaise. Mais dès qu’on s’en écarte d’un pas, le Hong-Kong chinois commence, — prodigieux. — Il n’est pas chinois seulement : il est parsi, tagal, macaïste, japonais, métis. Il grouille furieusement, du crépuscule à l’aurore, dans son dédale de rues pareilles à des escaliers de caves ; il grouille avec des attroupements, des rixes, des bagarres, et parmi l’épouvantable concert de cent mille voix qui s’époumonent. Les policiers sicks, gigantesques sous leurs turbans rouges, s’occupent seulement des coups de bâtons et de couteaux ; le reste est licite ; et chaque nuit ressemble à une nuit d’émeute.

Dans ce sabbat, les matelots assoiffés de vin, de cris, de femmes et d’orgies copieuses, trouvaient de quoi se rassasier. Dès la nuit noire, tous commençaient leur fête.

Plus tard, par les canots majors d’après dîner, les officiers envahissaient la terre à leur tour, — seconde invasion guère moins bruyante que la première. Les matelots de toutes les escadres ne se mêlaient pas entre eux, à cause de leurs différents langages ; ce n’était que dans l’ivresse des fins de nuits qu’on voyait s’amalgamer leurs bandes cosmopolites. Les officiers, au contraire, suffisamment polyglottes, fraternisaient avec ardeur. Tous soldats de métier, faits uniquement pour s’entretuer au premier ordre, ils affichaient une camaraderie intime, une cordialité de condottieri, prêts à s’égorger avec loyalisme, mais sans haine, et très ignorants et dédaigneux des querelles qu’ils servaient. Ils riaient, buvaient, juraient ensemble ; ils partageaient les mêmes bouteilles et les mêmes maîtresses.

C’étaient de joyeuses nuits ! On se fatiguait d’abord à des randonnées insouciantes qui sillonnaient toute la ville, de haut en bas. Puis on se rassemblait en masses dans le quartier propice de Cochrane-Street, et l’on donnait l’assaut aux maisons borgnes. Les portes cédaient aux coups, les escaliers de bois sonnaient comme des tambours sous le galop des talons de bottes, et les femmes, entassées dans les salons malpropres, poussaient des cris peureux et des rires serviles.

On se débauchait alors avec excès, orgueilleusement ; on faisait parade de force et de violence ; on cherchait l’illusion d’être en ville conquise et mise à sac : les verres se fracassaient aux murs ; les piastres volaient par poignées. Les femmes, habituées aux bordées maritimes, courbaient le dos et tendaient la main ; et toutes, toutes, — Cantonaises jaunes aux fins pieds nus, Chinoises du nord coiffées de perles, Japonaises rondes et fardées, Macaïstes aux yeux espagnols, Moldo-Valaques qui évoquent l’Europe, — acceptaient sans répugnance l’étreinte rapide des soldats occidentaux. Par les fenêtres ouvertes, on apercevait les orgies d’en face ; des couples demi-nus s’apostrophaient d’une maison à l’autre. Et le tumulte de la rue montait, avec des appels provocants, des cris obscènes, des fureurs de rixes.

La ville de Hong-Kong n’occupe que les premières pentes de sa montagne. Plus haut, c’est l’étage des villas, des grands arbres et du silence. Des chemins ombreux surplombent en terrasses, et, par les nuits sereines, la lune, tamisée dans les feuillages, dessine sur le sol blanc des mosaïques d’ombre et de lumière.

Sur ces terrasses, exquises de fraîcheur et de calme laiteux, Fierce venait souvent rêver ses premières heures nocturnes. Mais pour rentrer à bord, il traversait ensuite la ville hurlante, pleine de rut. Et, tandis qu’il frôlait les portes mal fermées des bouges, et qu’il recevait en plein visage les bouffées de débauche qui en suintaient, de brusques réminiscences traversaient son cerveau et sa chair, — des réminiscences malsaines qui ressemblaient à des nostalgies.